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Titre : Au Sinaï et dans l'Arabie Pétrée... / Léon Cart,...
Auteur : Cart, Léon. Auteur du texte
Date d'édition : 1915
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb319113757
Type : monographie imprimée
Langue : français
Langue : Français
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Description : Contient une table des matières
Description : Avec mode texte
Droits : Consultable en ligne
Droits : Public domain
Identifiant : ark:/12148/bpt6k65428568
Source : Médiathèque du musée du quai Branly - Jacques Chirac, 2013-161240
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 02/09/2013
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LÉON CART MIWK PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE NEUCHATEL
AU SINAÏ
ET
DANS L'ARABIE PÉTRÉE
Avec 77 illustrations dans le texte, 12 cartes et planches hors texte.
PARIS AUGUSTIN CHALLAMEL, ÉDITEUR 17, RUE JACOB 1916
** AU SINAI
ET
DANS L'ARABIE PÉTRÉE
LÉON CART lolmw PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE NKDCHATEI,
AU S IN A.Ï
ET
DANS L'ARABIE PÉTRÉE
EXTRAIT DU TOME XXIII DU
Bulletin de la Société Xeachàleloise de Géographie.
NEUCHATEL Dl P H lM EH. 1 E AT T 1 N G E H FRÈRES i 9 1 5
A Monsieur le Pasteur et Professeur
H. DUBOIS, DR THEOL.
En témoignage dé gratitude et d'affection.
L'AUTEUK.
AVERTISSEMENT
Ce livre, écrit à bâtons rompus et au hasard de mes loisirs, contient essentiellement des notes de voyage. Je les ai complétées, ici et là, par quelques notices historiques, qui me paraissaient indispensables. Les problèmes de géographie biblique sont discutés dans un Appendice. Je n'ai pas cru devoir interrompre sans cesse mon récit par des discussions cxégétiques qui n'intéresseront guère que les spécialistes.
L. C.
Neuchâtel, Octobre i g i5.
PLANCHE 1 Bulletin de la Société Neucliâteloise de Géographie. Tome XXIII, 1914.
M-BoreL Neuchâtel.
Mt;.e1forelC'-eNeudllltel. PRESQU'ÎLE DU SINA1.
ALi SINAÏ ET ]Jl-\S L'ARAIIE PÉTRÉE
PAR
LÉON CART
Professeur à l'Université de Neuchâtel.
CHAPITRE PREMIER
De Suez à l'Oasis de Fîran.
De Port-Tewfik, à Suez, la presqu'île sinaïtique apparaît comme une longue bande jaunâtre, peu élevée au-dessus de la mer Rouge, semblable bien plutôt à une muraille qu'à un pays. Les montagnes du Sud sont trop éloignées pour être visibles. Il faut dire qu'en cette chaude après-midi de février 1906, le paysage, inondé d'une lumière aveuglante, n'accusait pas nettement ses contours, s'estompait dans une brume d'une teinte indéfinissable et présentait l'aspect d'un objet vu au travers d'un prisme, avec une bordure de plusieurs nuances. Le quai, où je fais les cent pas, est désert ; seul, un fonctionnaire de la douane, sanglé dans une tunique brun foncé, bâille, assis sur un banc. On entend dans les docks le branle-bas des matelots et des ouvriers qui réparent les navires. Des coups de marteau crépitent sur le métal et jettent dans l'atmosphère alourdie des notes stridentes, dures, sans écho. La mer est calme, légèrement ridée en quelques endroits, fouettée Par la brise qui forme des plaques frissonnantes et plus bleues a la surface de l'eau. De temps à autre passe une barque, 1
la voile détendue, et si lentement que le sillage est presque imperceptible. Deux vaisseaux de guerre, énormes masses grises, embossés au fond du port, derrière la foule des bâtiments de toutes sortes, dorment et semblent privés de leur équipage. Les monstres attendent qu'on leur remplisse les flancs de charbon.
Je suis venu me reposer sous les ombrages de Port-Tewfik, fuyant le brouhaha de Suez, où la fête musulmane du Kourban Beïrcim 1 bat son plein. La curiosité m'avait, en effet, poussé, pendant la matinée, jusqu'à l'endroit où les habitants s'étaient donné rendez-vous, un peu en dehors de la ville, sur une sorte de terrain vague, mamelonné, brûlé de soleil ; la foule s'agitait : des carrousels primitifs, aux bâches trouées et lamentables ; des baraques de forains d'où s'échappaient des bouffées d'une musique étrange, mystérieuses mélopées orientales en ton mineur ; des diseurs de bonne aventure, accroupis à terre, les jambes grêles, autour desquels un cercle d'observateurs, l'air béat, attendaient des révélations ; de solides gaillards, presque nus.
pratiquaient des duels au sabre, au bâton, avec une habileté, une souplesse remarquables ; leurs grands corps chocolat, luisants, avec des reflets de soleil sur le dos, évoluaient en des soubresauts de chats ; on les voyait se tapir, l'arme en avant, les yeux allumés, presque féroces, puis bondir sur l'adversaire, lequel, d'un brusque mouvement des reins, se rejetait en arrière ou de côté. Et la foule, captivée, houleuse, manifestait, applaudissait, partait en éclats de rire sonores, rapidement arrêtés par une nouvelle passe d'armes plus intéressante que la précédente.
D'autres groupes encore se formaient et s'évanouissaient au hasard des remous ; et tous ces flâneurs, endimanchés, vêtus de draperies aux couleurs éclatantes, circulaient, majestueux et fiers, soulevant un nuage de poussière noire. Peu de femmes dans la foule ; celles qui s'y aventuraient semblaient fuir à grands pas, comme honteuses, dans leurs longues robes de deuil et derrière leur voile, qui partage la figure en deux et qu'un petit bâtonnet de jonc rattache à la coiffure, selon la mode égyptienne.
Elles étaient comme des ombres, ces femmes, au milieu du bariolage criard des vêtements masculins, et si elles ne paraissaient pas s'associer à la joie de tous, les hommes en revanche
Fête musulmane très populaire, célébrée au mois du grand pèlerinage à la Mecque.
avaient l'allégresse singulièrement bruyante. Tout cela criait, vociférait, gloussait, et tandis que les marchands de sorbets agitaient leurs gobelets de métal jaune, dans un cliquetis de ferraille, tandis que les vendeurs d'eau, écrasés sous la masse des outres en peau de mouton, gonflées en ballons, clamaient d'une voix traînante leur : Moïe, moïe (de l'eau, de l'eau), du haut de la citadelle de Suez le canon tonnait, mêlant sa voix grave, officielle, aux rires de ce peuple enfant.
Tout ce vacarme m'a cassé la tête. Enfilant une des rues étroites de la petite cité, j'ai gagné la longue jetée de pierre, qui sert à la fois de route et de viaduc de chemin de fer, entre la ville et les docks, et j'ai en effet trouvé un peu de tranquillité sur ce quai silencieux, qui aligne ses arbres touffus en une superbe avenue. Je ne puis détacher mes regards de ces rivages asiatiques, qui s'étalent devant moi, de l'autre côté du golfe. C'est donc là que nous allons bientôt porter nos pas, à travers le désert jusqu'à Jérusalem ! C'est donc là, cette terre des Schasou 1, de ces pillards nomades qui, au dire des monuments égyptiens, poussaient autrefois leurs incursions jusque dans la vallée du Nil, et contre lesquels les Pharaons avaient dû élever une muraille protectrice à la limite du désert. Que de hordes barbares elle a vues passer sur son sol de pierres et de sable ! Lès clans d'Abraham et de Jacob, selon la tradition biblique, y avaient traîné leurs troupeaux ; Moïse y était venu, d'abord seul, puis avec une masse de fuyards éperdus. Et voici que dans quelques jours, nous pourrons à notre tour visiter et étudier ce pays fabuleux, où s'est déroulée une merveilleuse histoire, et où l'on va comme en pèlerinage, une prière sur les lèvres.
Le soleil descend, incendiant l'horizon. J'oublie Suez, avec ses maisonnettes blanches, battues par la marée haute, ses vastes grèves semées de coquillages, et je me vois transporté par la pensée dans les âges disparus où les superbes Pharaons gouvernaient le monde, adorés comme des dieux, et venaient au bord de cette mer pour préparer leurs expéditions lointaines. Cette vision est de courte durée. Un navire, entrant dans le canal, la chasse de mon esprit. Il glisse doucement sur la baie, à travers
1 W. Max Müller. Asien und Europa nach altiigyptischen Denkmàlern. 1893, P. 131.
les énormes bouées flottantes surmontées d'un phare en miniature ; on distingue sur le pont quelques passagers étendus sur des fauteuils pliants ; mais pas un bruit, pas une voix. Une fois dans le canal, le paquebot disparaît bientôt à l'Ouest, dans les flammes du couchant, comme un vaisseau fantôme.
*
* *
Chacun sait que pour atteindre le Djebel Moûsa1 — le Sinaï traditionnel, — deux voies de communication sont au choix du voyageur. On peut faire en bateau à vapeur ou en barque à voile le trajet de Suez à Tôr, petit village de pêcheurs sur la rive occidentale de la péninsule, au Sud, et station de quarantaine pour les pèlerins qui se rendent à La Mecque. De là, il faut alors franchir le désert El Kâa pour gagner le Sinaï par l'un ou l'autre des ouady 2 qui déchirent le massif montagneux. Le second itinéraire, plus long mais plus intéressant, consiste à pénétrer direc tement dans la presqu'île, en face de Suez, et à suivre, de vallée en vallée, le chemin, souvent mal tracé, qui conduit à la montagne sainte.
Il avait été décidé que nous ferions le voyage par la voie de terre. Le 10 février, à 2 heures de l'après-midi, tous les excursionnistes sont réunis au débarcadère de Port-Tewfik pour la traversée du golfe. Nous sommes douze. Que le lecteur me permette de lui présenter ces charmants compagnons de route, avec lesquels j'ai partagé les joies profondes et aussi les difficultés d'une entreprise qui n'était pas sans offrir quelque danger. C'est l'Ecole biblique établie au couvent des Dominicains à Jérusalem qui avait organisé l'expédition et cela avec beaucoup de sagesse et de prudence. Les maîtres qui dirigent cet établissement visent à un but pratique : non contents d'inculquer des principes, de cultiver la science de cabinet, ils cherchent à donner à leurs élèves des leçons de choses, et, à cet effet, ils entreprennent, chaque année, des excursions de plus ou moins longue durée en Palestine et dans les contrées avoisinantes. Ces études d'archéologie et d histoire, faites sur place, avec le commentaire éloquent des sites
1 Montagne de Moïse.
2 Ouady, en arabe, signifie « vallon, gorge ».
et des monuments, présentent un très vif intérêt ; ce n'est plus la sécheresse et la monotonie du livre ; c'est la perception directe des choses et des faits, le contact personnel avec la vie ; rien de tel pour garantir l'esprit des théories préconçues et pour le meubler de connaissances solides ; cette méthode se recommande d elle-même ; mais elle m'apparaît toujours plus indispensable à celui qui s'occupe de l'Ancien Testament et cherche à pénétrer la pensée et à connaître les mœurs des Israélites d'autrefois.
Le R. P. Savignac, professeur à l'Ecole biblique, avait pour mission de diriger la caravane. Archéologue compétent, intrépide voyageur, observateur perspicace, il possède toutes les qualités requises pour une tâche de ce genre. J'ajoute qu'il connaissait déjà la presqu'île pour y avoir séjourné à plusieurs reprises et c'était la seconde fois — si je ne fais erreur, — qu'il se rendait au Sinaï ; du reste, l'homme le plus aimable du monde, avec ses petits yeux noirs toujours souriants derrière les verres de ses lunettes, et la douceur répandue sur son visage. Il était secondé dans ses fonctions par un de ses collègues, le R. P. A***, gai, serviable, la tête emballée d'un vaste keffîyé 1 sépia, encadré de raies multicolores. Quand je pense à lui, je ne le sépare pas de sa courte pipe de bois brun, qui semblait faire ses délices tant il la tenait fièrement plantée au coin de la bouche. Les sept élèves, qui accompagnaient ces maîtres, étaient aussi pour la plupart des Dominicains et portaient la longue robe de laine blanche à capuchon ; deux seulement n'appartenaient pas à 1 ordre : prêtres instruits, discuteurs gracieux mais intarissables, ils sont venus compléter leurs études à Jérusalem et respirer l'atmosphère très scientifique de l'Ecole biblique. Nous étions trois, fraîchement débarqués d'Europe : un franciscain de Munich, le R. P. H***, assyriologue de valeur, qui caressait le projet de parcourir la Babylonie en quête d'inscriptions cunéiformes, après sa visite au Sinaï; dans la suite, nous l'avions, très innocemment, surnommé « Gambrinus», car, aux heures de soif ardente, il rêvait toujours de l'onctueuse liqueur de houblon dont les Allemands sont si friands et parfois des visions de bière passaient devant ses yeux en un blond mirage. M. le comte J. de K*** voyageait uniquement pour son plaisir ; fervent admira-
1 Coiffure que portent les Bédouins ; c'est un morceau d'étoffe jeté sur la tète ou Il est fixé au moyen de cordons.
teur de la nature, disciple de saint Hubert, il était habitué aux expéditions lointaines et périlleuses ; la Sardaigne, la Tunisie, l'Egypte, la Palestine, les deux Amériques connaissaient cet ancien capitaine de cavalerie français et se disputaient l'honneur de le revoir encore et d'entendre les coups de feu de sa carabine.
Il avait du reste le physique de l'emploi. Bien campé sur ses jambes nerveuses, aux mollets protégés par des guêtres de cuir jaune, son grand buste vigoureux s'enveloppait dans un complet gris carrelé, à culottes bouffantes ; sur la tête un chapeau de feutre mou aux larges ailes irrégulières ; au dos le fusil en diagonale, sur les lèvres la fine cigarette égyptienne à bouts de carton, il évoquait l'image d'un planteur avide de liberté et d'aventures ; et quel charmant causeur ! L'anecdote piquante, le récit spirituel et vif n'avaient pas de meilleur conteur et nous puisions à pleines mains au trésor de ses souvenirs de voyages.
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La barque, au ventre rebondi, qui écrase le flot dans un sourd clapotis, nous attend. Mais le départ est retardé par les formalités de la douane : il faut être en ordre avec les autorités, se plier aux exigences du règlement, exhiber, qui son passeport, qui son teskéré 1, etc. Très digne, l'employé, une sorte de métis au teint olivâtre, coiffé du classique tarbousch rouge, inscrit nos noms et qualités dans un vénérable registre ; même il s'évertue à détailler notre signalement dans une rubrique ad hoc ; que de labeur ! il ne comprend pas nos noms européens, malgré nos efforts pour les épeler distinctement, et il griffonne, il griffonne, désemparé.
Enfin, nous dévalons dans la barque ; mais elle est manifestement trop petite ; avec nos kourdj2, nos appareils photographiques, nos menus bagages, nous encombrons ; on s'entasse, tant bien que mal, sur les banquettes très étroites, les pieds serrés entre les colis ; nous constatons, non sans crainte, que la chaloupe enfonce terriblement, si bien que l'eau dépasse de beaucoup la ligne de flottaison. Et ne voilà-t-il pas qu'un Bédouin, drapé de loques innommables, veut encore se joindre à nous, au risque de faire
1 Laissez-passer, qui permet de voyager en Palestine et en Syrie.
2 Nom donné par les Arabes à la sacoche qui pend à la selle du chameau.
chavirer la nacelle. Au milieu d'un groupe de matelots, aux airs de pirates, il gesticule, prétend que sa présence est nécessaire à la conduite de la caravane, ce qui est peut-être vrai, car il sort vainqueur de la lutte, et, bousculé, rabroué, tremblant, il s'écroule dans l'embarcation, juste à mes côtés. Je me fais petit, auprès de ce fils du désert, qui se croit si indispensable, et la barque, chargée à l'excès, quitte mollement la terre africaine, au claquement de sa voile en triangle. Nous n'osons faire aucun mouvement, de peur de perdre l'équilibre ; d'ailleurs, nous sommes surveillés par le pilote, un vieux, épais, courtaud, dont la tête tient à la fois du singe et du bouledogue. Il hurle à tout propos ; il invective, qui ? quoi ? la mer ? les passagers ? nul ne saurait le dire. Il émet des sons rauques, tout en présidant à la manœuvre ; son bonnet de coton, qu'il porte rabattu sur les oreilles et dont le floc chatouille sa nuque charnue et couverte de poils blancs, frétille et semble partager la mauvaise humeur de son propriétaire ; si l'un de nous, ankylosé, se hasarde à changer de position pour se mettre plus à l'aise, le terrible homme se retourne brusquement, lance des regards féroces sur le délinquant et éructe des monosyllabes gutturaux, qui font la joie de tous.
Malgré cela, la traversée est délicieuse ; poussée par un vent tiède, la chaloupe avance lentement, vire autour des nombreuses bouées qui marquent la route aux navires, et s'engage dans le canal.
Suez n'est bientôt plus qu'une tache blanche dans le lointain ; les monts Attâka, qui dominent la ville, dressent leurs pics sombres, entre lesquels des traînées de lumière éclatent comme de la neige. Tout à coup, nous apercevons une barque, qui file vers Suez, toutes voiles déployées ; nous y distinguons le P. Savignac, debout, agitant les bras. Il était parti avant nous, pour terminer les préparatifs du voyage ; mais pourquoi ce retour précipité ? Que se passe-t-il ? Nous hélons, nous interrogeons ; mais la distance est trop grande ; nos voix se perdent. Nous ne tarderons pas à savoir les motifs de ce contretemps.
• *
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Nous posons le pied sur la rive asiatique. Mais, quel est ce tumulte qui nous accueille ? Ne cherchons pas longtemps ; ce sont nos Bédouins, et partout où il y a des Bédouins, il y a du
tintamarre ; nous en fîmes souvent l'expérience. A mesure que, croulant sous le poids de nos bagages, nous approchons du campement où les Bédouins, arrivés la veille, des montagnes de la presqu'île, ont élu domicile, toute la bande se précipite à notre rencontre, empressée, minaudant et s'empare de nos personnes et de nos biens comme dans une razzia. Ils sont une vingtaine. Je me laisse faire, ahuri, au milieu des beuglements de trente chameaux, les uns couchés, les autres debout, amoncellement de bosses et de têtes branlantes, où il faut se frayer un chemin en donnant des coudes et des genoux. Traîné par un Bédouin, qui s'est accroché à mon kourdj, je me trouve, sans savoir comment, presque sous le ventre d'un grand diable de chameau, perché sur ses quatre jambes grêles et râpées et c'est ainsi que je fus présenté à l'animal qui devait me porter au Sinaï. Le chamelier a l'air heureux ; il a trouvé son haouadja 1 et il me fait les honneurs de sa bête, avec des gestes de grand seigneur, la main droite étendue avec ampleur vers l'animal comme pour le bénir, puis ramenée sur la poitrine ; il pontifie et veut m'expliquer sans doute qu'il est le propriétaire légitime de ce superbe chameau et que c'est par une grâce spéciale d'Allah que j'aurai le privilège de le monter bientôt. Il lui ordonne de s'agenouiller et alors, avec des précautions infinies, il opère le chargement : d'abord le kourdj, puis l'appareil photographique, puis une série de couvertures épaisses, qu'il arrange sur la selle, sans un pli ; ses mains calleuses se font douces ; il sourit. Que de prévenances ! Je me méfie un peu ; évidemment il escompte le pourboire futur ; il sacrifie au dieu Bakchich !
Cependant tous mes compagnons ont aussi procédé à leur installation, chacun selon sa convenance. Et la plaine sablonneuse offre un spectacle curieux : tout à l'heure, ai-je dit, c'étaient des bosses qui erraient çà et là ; maintenant ce sont comme des collines de sacoches et de vêtements, aux couleurs bigarrées, qui émergent du sol jaune et d'où sortent les longs cous des chameaux couchés : on dirait des marchands de bric à brac en route pour la foire. A quelque distance, c'est une scène plus pittoresque encore : là sont amoncelées les provisions de voyage, d'énormes caisses bourrées de victuailles, de conserves de toutes sortes, des tonneaux pour le vin, des outres pour l'eau, les ustensiles de
1 Terme qui correspond à peu près à notre mot « Monsieur ».
cuisine les plus indispensables, du charbon de bois, les bâches et les pieux des tentes démontables, des lits de camp. Rien ne doit être oublié, pas même des allumettes, car pendant plusieurs semaines, nous n'aurons aucun moyen de nous ravitailler sérieusement. Tout est là, grâce aux soins vigilants du commandant de l'expédition, qui a consacré plusieurs jours à ces importants achats. Il faut charger cette volumineuse et encombrante cargaison sur les chameaux de somme, dont la tâche, on le voit, est des plus pénibles. L'opération suscite des disputes homériques.
Le Bédouin part du principe qu'il faut travailler le moins possible et comme son chameau et lui ne font qu'un, la charge qui lui est imposée est toujours beaucoup trop lourde ; il s'élève en véhémentes protestations ; il projette les bras vers le ciel, se frappe la poitrine, avance la tête d'une façon comique et de sa bouche ensalivée, écumeuse, s'échappent des torrents de vocables sonores qui vous déchirent les oreilles. Jugez de l'effet, quand une vingtaine de ces tapageurs crient tous à la fois, se mesurent d'un regard chargé de colère, courent d'un chameau à l'autre, s'arrachent les caisses et les ballots et semblent emportés dans un tourbillon. A chaque instant, je crains qu'ils n'en viennent aux mains. Mais non, le Bédouin a peur de sa peau ; il se contente de parler, c'est plus facile et pas dangereux du tout. Le scheik t, du reste, est parvenu à calmer les plus fiévreux ; peu à peu, la tempête s'apaise ; résigné, maugréant, chacun se met à l'œuvre et les pesants colis sont bientôt arrimés sur les « vaisseaux du désert », au moyen de solides cordages ou de filets à grosses mailles.
On entend bien encore quelques murmures ici ou là, comme les derniers grondements du tonnerre après l'orage. Mais c'est une musique délicieuse en comparaison du fracas de tout à l'heure.
Nous devrions partir ; la journée est déjà avancée et nous avons une assez forte étape à fournir avant la nuit. Mais le P. Savignac n'est pas encore de retour. Nous avons beau braquer nos jumelles sur la mer et interroger l'horizon, aucune voile n'apparaît. Nous attendons longtemps « assis sur le rivage et contemplant les flots », comme dit une de nos chansons populaires, ou bien mêlés à la troupe des chameliers qui discutent toujours en cette langue arabe dont je parviens à peine à saisir et à traduire quelques mots, tant la prononciation diffère de celle que mes études m'avaient
1 Scheik signifie « vieillard» ; c'est le nom donné à un chef de tribu ou de clan.
fait connaître. Enfin un bateau est signalé au large de la baie ; c'est bien notre chef ; sa robe blanche le trahit. Quelles nouvelles apporte-t-il ? Pourrons-nous lever le camp ou serons-nous soumis à une quarantaine ? Le P. Savignac nous raconte qu'à peine débarqué sur la rive asiatique, il fut informé par les autorités de Suez qu'il devait présenter une autorisation délivrée par le gouverneur de l'Egypte, sans laquelle le voyage dans la presqu'île serait interdit. Il faut se souvenir qu'en ce moment les relations diplomatiques entre l'Egypte, qui possède la péninsule, et la Sublime Porte tournaient à l'aigre, à propos de la délimitation des frontières, et que de part et d'autre on se tenait sur ses gardes.
Nous apprîmes plus tard que le passage par la presqu'île avait été refusé à d'autres caravanes. Heureusement, le P. Savignac avait eu la précaution de se munir de la pièce exigée et la difficulté fut ainsi aplanie. Nous ne pensions pas sans chagrin à la situation qui nous eût été faite dans le cas contraire. A tout le moins, c'eût été un retard de plusieurs jours, ce qui nous obligeait à modifier considérablement nos projets.
En selle ! Le Bédouin a mis le pied sur l'un des genoux du chameau pour le maintenir couché ; impatient de marcher, cet animal a coutume de se lever dès qu'il sent une charge peser sur son dos ; je me hisse promptement sur mes couvertures, m'installe à califourchon, saisis des deux mains le long pommeau de bois dont la selle est pourvue et, le corps rejeté en arrière, je me sens soulevé dans les airs en trois étapes sucessives correspondant aux trois mouvements du chameau, qui, pour se mettre sur les pieds, raidit d'abord les jambes de derrière, puis s'agenouille et enfin, d'un violent coup de reins, se redresse frémissant, majestueux, la lèvre tremblante. Me voilà à plus de trois mètres du sol, et de cette hauteur, il m'est donné de voir mes compagnons conquérir de haute lutte, eux aussi, le sommet de leurs chameaux, parfois après plusieurs essais infructueux, car il est certain que la robe ecclésiastique n'est pas favorable à ce genre d'équitation.
Il est quatre heures passées. A la file indienne, nous prenons le chemin du désert, à quelque distance du golfe. Je me retourne encore pour dire adieu à Suez et à l'Egypte dont j'emporte de si bons souvenirs. Le grand canal, tout baigné des feux du crépuscule, rougeoie comme une coulée d'or liquide échappée d'un creu set. Devant nous, dans les lointains de la mer Rouge, un rideau de brouillard rose. Nos ombres s'allongent sur la plaine de sable,
avec des balancements réguliers. Sur les flancs du Djebel er Raha, qu'on distingue très vaguement à notre gauche, un troupeau de petites chèvres noires ; à cette distance, elles ressemblent à des chats. Pauvres bêtes, quelle misérable pâture leur offre ce pays désolé ! quelques touffes de broussailles poussiéreuses, voilà tout. Les Bédouins vont à pied, égrenés le long de la caravane, s'interpellant avec animation. Je ne saurais dire les sentiments que j'éprouve : c'est à la fois du malaise et de la joie ; le malaise qui vous saisit devant l'inconnu et la joie troublante de pouvoir l'affronter quand même.
*
* *
La nuit est presque venue lorsque nous atteignons les Ayoun Moùsa (Sources de Moïse), situées à plus de 10 kilomètres de notre point de départ. Ibrahim manifeste son mécontentement. Mais j'ai oublié de dire qui est Ibrahim. Ibrahim est le personnage le plus important de la caravane. En sa qualité de chef de cuisine, il est l'Indispensable ; préposé aux vivres et liquides, il cumule les fonctions de grand panetier et de grand échanson. Son domaine s'étend à tout le temporel de l'expédition ; là, il règne sans conteste. Du reste, personne ne songe à lui disputer son sceptre, car il est passé maître dans sa partie et il n'a pas usurpé ses pouvoirs. Il a laissé sa femme et ses enfants en Palestine, pour accompagner les Pères, et il montre un dévouement à toute épreuve, un savoir-faire remarquable, une intelligence très souple, unie à une bonhomie sans pareille. Vêtu d'un pantalon à la zouave, d'une espèce de veste genre « figaro», coiffé d'un bonnet de coton blanchâtre, qui laisse dépasser un grand front bombé et luisant, Ibrahim, sans doute, ne paye pas de mine ; il a l'air un peu truqué ; de plus, il louche légèrement, ou plutôt, il a un œil fixe qui regarde toujours en l'air, ce qui oblige le malheureux à faire une perpétuelle grimace. Mais jamais apparence n'a été si trompeuse. Ibrahim est industrieux, travailleur, perspicace et honnête ; - sa langue maternelle est l'arabe, mais il entend le français et même l'allemand ; à l'occasion, il utilise ces deux idiomes, et il sait se faire comprendre, malgré les barbarismes qui émaillent son discours. A la fois familier et discret, il a le talent de se faire apprécier, sans s'imposer. Volontiers il nous
tutoie et nous le lui rendons bien. Brave Ibrahim, je ne songe pas à toi sans émotion !
Donc, en ce moment, il est fâché ! pensez un peu ! il est trop tard pour confectionner un repas digne de lui et de ses hôtes !
Rien n'est préparé, tout le monde a faim et l'obscurité va bientôt nous envelopper ! Aussi, il faut voir avec quelle maestria il astique son fourneau, une sorte de long réchaud rectangulaire à quatre pieds, sur lequel il dispose des poignées de charbon de bois ; il a tantôt fait de déballer toute sa batterie de cuisine ; il jongle avec les casseroles et les coquemars ; une demi-heure ne s'est pas écoulée que déjà la soupe mijote sur un lit de braises chatoyantes.
Pendant ce temps les tentes sont dressées. Deux vigoureux moukres 1 président à cette opération toujours pénible : Yakoub, un Arabe de belle venue, avec une figure régulière, encadrée d'une courte barbe brune, qu'il élargit souvent en un vaste sourire bienveillant et paterne ; et Mohammed, une vraie tête de bri gand, sous son turban sombre, dont l'extrémité retombe sur l'oreille ; la peau tannée, les yeux noirs enfouis dans les orbites, la moustache hérissée, drue, protégeant des lèvres épaisses.
J'ajoute que ce soudard, qui a fait la terrible campagne du Yémen, où l'armée turque essuya de si durs revers, est un très brave homme, dont la conduite n'a jamais rien laissé à désirer.
Robuste comme un chêne, habitué aux privations de toutes sortes, il est une aide précieuse au doux Yakoub. En un tour de main il a dressé les lourdes hampes qui servent de pivots aux tentes et que son compagnon fixe au sol au moyen de longues cordes ; les bâches sont alors déployées sur un réseau de cordelettes rayonnant du centre comme une toile d'araignée. Tout le camp retentit de coups de marteaux. Je remarque avec un plaisir mêlé d'étonnement que les Bédouins s'attellent aussi à la besogne ; ce beau zèle me touche, surtout de la part de gens aux quels répugne invinciblement tout travail manuel. La table est mise en plein air ; on allume les tanolls, simples bougies, dont la flamme est entourée d'un globe de verre ; et, tout en savourant les produits culinaires d'Ibrahim, nous engageons de longues conversations sur une foule de sujets, principalement sur les chances du voyage, l'itinéraire proposé, les difficultés et les
1 Nom par lequel on désigne les domestiques, les serviteurs.
espérances entrevues. Une brise fraîche s'est levée de la mer ; elle joue dans les branches des palmiers dont la masse noire s'arrondit au-dessus de nos têtes. Les Bédouins aussi cassent une croûte ; ce n'est point une figure de rhétorique ; ils grignotent en effet des fragments de pain d'une couleur douteuse et qui ne me paraît pas être de première fraîcheur. Ils ont allumé trois grands feux de broussailles, qui lancent des fusées d'étincelles ; ils ont pris place autour, dans des poses variées, et Jeurs faces brunies, leurs poitrines nues, éclairées par la flamme, s'illuminent de lueurs métalliques. Ils discutent en sourdine ; c'est comme un grondement qui semble sortir de terre ; et puis on perçoit un bruit de meules grinçant par saccades ; ce sont les chameaux qui ruminent, couchés aux abords du campement.
A regret, nous gagnons nos abris ; l'air est si pur et la nuit si belle ! la caravane des étoiles se promène dans le ciel d'une transparence de cristal. Je partage ma tente avec trois compagnons : le capitaine de K***, le Franciscain et l'abbé G***, un Français d'une franche et bonne gaîté, qui n'a cessé, durant tout le voyage, de nous fortifier par une belle humeur que rien ne parvenait à troubler. Nos lits ne peuvent être plus simples : une grossière toile tendue dans un cadre de fer, qui repose sur quatre pieds ; mais, roulés dans plusieurs couvertures de laine, nous y dormons, les poings fermés, après une requête au Dieu des pèlerins et une pensée à la patrie, à la famille dont nous sommes si loin, si loin.
»
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Les Aijoun Moûsa forment une oasis des plus intéressantes. Une couronne de hauts palmiers, aux troncs nus et écailleux, surmontés d'un panache de branches vigoureuses ; des bosquets de tamaris, d'acacias, de pins maritimes ; des haies de cactus noueux, tordus, hérissés d'épines, semblables à des tas de massues piquées de pointes de fer ; des lianes qui courent d'un arbre à 1 autre. Tout cela encadre très irrégulièrement plusieurs bassins en forme d'entonnoir, où l'eau étend sa nappe bleu-violet et sert de miroir à la ramure de la forêt. Cette eau vient évidemment des collines qui bordent le plateau de Tih et qui s'élèvent de quelques centaines de mètres, au Nord-Est. On dirait qu'une pression sou-
terraine est exercée par intervalles sur la masse liquide, et je dois noter, à ce propos, un phénomène dont nous avons été témoins.
Au moment où nous flânions autour de ces petits lacs, dans la fraîcheur d'une superbe matinée, tout à coup, un bouillonnement se produisit dans le bassin ; une guirlande de globules vint éclater à la surface ; l'eau paraissait soulevée et la nappe, tout à l'heure polie, s'irisa en remous concentriques qui allèrent mourir sur la berge. Plusieurs fois, dans l'espace d'une demi-heure environ, une même agitation secoua la source. L'eau en est légèrement salée, mais elle ne m'a pas paru désagréable ; en tout cas, les Arabes ne la méprisent pas et la boivent sans difficulté. En outre, elle donne à la terre une grande fertilité ; des légumes, cultivés par les Bédouins qui séjournent en cet endroit, croissent dans l'oasis et ces jardins potagers devaient être beaucoup plus considérables autrefois, quand les Egyptiens entretenaient des rapports plus étroits avec la péninsule. Je ne sais où j'ai lu que les Ayoun Moûsa sont un lieu de plaisance pour les habitants de Suez ; si cela est vrai, il n'y paraît certainement pas, car on n'y trouve aucune installation confortable. De vieilles baraques, à moitié ruinées, ensevelies sous des monceaux de détritus de toutes sortes, servent de repaires aux indigènes et ne sauraient être habitées par des gens un peu civilisés.
Justement, lorsque nous passons devant une de ces masures, un Bédouin en sort et nous accueille avec un bon sourire ; il a l'air misérable ; sa barbe, rare et grisonnante, tombe de ses joues ridées. Il nous fait visiter sa plantation et nous promène dans un dédale d'arbustes, de carreaux de légumes, entre lesquels on a pratiqué des rigoles d'irrigation. Bientôt nos regards s'arrêtent sur une pierre levée, de 1 m. de hauteur environ, dans l'ombre d'un buisson ; elle est toute maculée de sang et décorée d'une grande branche de palmier qui s'applique sur la surface antérieure de la pierre, comme un trophée. Qu'est-ce donc que ce monument ? Nous interrogeons le Bédouin qui, avec force gestes, nous dévoile le mystère ; à chaque phrase, ses doigts maigres tracent des cercles dans l'air pour appuyer ses affirmations. Il résulte de son explication, un peu confuse, qu'il vient d'offrir un sacrifice et cette pierre est une stèle sacrée. L'animal, généralement un mouton, qu'on a engraissé avec soin et qui doit être âgé de plus de 6 mois, est égorgé, non pas sur cet autel primitif, mais à une distance de 50 centimètres à peu près ; le sang rejaillit
sur la stèle et à ce moment l'officiant prononce les paroles de la première surate du Coran : Gloire soit à Allah, maître des mondes, au Compatissant et au Miséricordieux, Roi du jour du Jugement ! C'est Toi que nous servons et c'est Toi que nous invoquons ! Conduis-nous dans le droit chemin !. etc. La victime est ensuite mangée tout entière par la famille qui en a offert le sang à la divinité, comme un don solennel. C'est le repas sacré
FIG. 1. — I.I:s AYOL'N JIOIISA Cliché Savignac.
dans toute sa simplicité. Je suppose que ces coutumes étaient a peu près celles des Israélites nomades, et, en écoutant le récit de notre hôte, je ne pouvais m'empêcher de penser au sacrifice de la Pâque qui, à l'origine, devait avoir un caractère beaucoup plus simple et plus spontané que celui que la législation postérieure lui a imprimé.
Non loin de l'oasis proprement dite, au Sud-Est, vous apercevez un monticule de sable solidifié, qui profile son sommet à plus de 5 mètres au-dessus du sol. Vous escaladez cette étrange colline et vous êtes au bord d'une excavation assez profonde, presque circulaire, qui n'est pas sans analogie avec le cratère d'un volcan.
L'eau s'échappe de cette gueule par intermittences ; elle a creusé sur les flancs du tertre des rigoles, des ravines, des gorges en miniature et s'épand dans la plaine où elle est absorbée, non sans avoir, au préalable, laissé sur son passage des colorations de noir et de vert du plus curieux effet. C'est évidemment une sorte de geyser, mais on est surpris du fait que la source, au lieu d'être à fleur de terre, jaillisse ainsi à l'extrémité d'un cône tronqué et se trouve comme emmurée dans une coque de matières calcaires.
Les savants ont supposé que cette capsule a été formée par l'agglomération de petits animaux aquatiques qui, peu à peu, ont durci le sable et construit un rempart assez solide pour emprisonner l'eau. L'analyse microscopique de la vase qui environne le cratère a, en effet, démontré l'existence de myriades d'insectes pétrifiés.
Pour mémoire, je signale encore qu'une tradition voit dans les Ayoun Moûsa l'endroit où Moïse a chanté le cantique de la délivrance après le passage de la mer Rouge ; selon certains commentateurs, nous aurions ici la source amère que le libérateur d'Israël a rendue potable. Nous ne discuterons pas ces hypothèses, qui ne reposent, à mon sens, sur aucune donnée fondamentale. Les textes bibliques sont trop vagues pour fournir un solide point d'appui.
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Pendant deux jours, nous cheminons au travers d'une lande aride et morne ; le paysage n'offre aucun aspect réjouissant ; on ne voit plus la mer ; mais, très loin, au delà du golfe, les montagnes de l'Afrique, bleues comme des glaciers. A notre gauche, le Djebel er Raha se dresse en une véritable muraille, couronnée de créneaux irréguliers et rayée parfois, de haut en bas, de déchirures profondes, gigantesques lézardes de cette forteresse naturelle. Le désert n'est pas absolument uniforme et plat, ainsi qu'on serait tenté de se l'imaginer. La route, faite de plusieurs sentiers étroits, qui courent en parallèles comme des rails de chemin de fer, est bordée de dunes et de monticules aux formes variées et très inégale de hauteur. La couche de sable ne paraît pas très épaisse ; les vents, qui soufflent ici avec rage parfois, l'ont balayé et vous le voyez entassé par places dans les sinuosités et les replis
PLANCHE II
Bulletin de la Société Neuchâteloise de Géographie. Tome XXIII, 1914.
JV^BoreL SiCl-e, d après l'Ordrumce Survey.
L'ITINÉRAIRE DE SUEZ A I/OUADY FÎRAN.
du terrain, où il forme de capricieux dessins. Le sol est bien plutôt jonché de cailloux de toutes les couleurs : les uns poreux, très noirs, semblables à des fragments de coke ; les autres, nuancés de vert et de jaune avec des chatoiements de nacre. Ici, ce sont des silex en grande quantité, des semis de galets ronds, polis, brillants, absolument pareils à ceux que j'avais ramassés au pied des Pyramides de Giseh ; ailleurs, il y a des parcelles
FIG. 2. — DANS L'OCADY OUERDAX (CAMPEMENT DE MIDI)
de mica et quand le soleil frappe la plaine de ses rayons obliques, elle scintille de mille feux et le désert se couvre d'étoiles ; ailleurs encore, des croûtes de sel tapissent la lande en d'immenses taches blanches.
De nombreuses vallées, presque parallèles, coupent cette vaste étendue et en rompent un peu la monotonie. Mais ce sont des vallées d'un genre tout spécial ; elles n'ont, pour ainsi dire, aucune profondeur ; en revanche, elles sont souvent très larges.
Ainsi l'ouady Ouerdân n'est qu'une dépression du sol si peu accentuée qu'elle échappe à l'appréciation ; on descend d'un pas et l'on est dans la vallée ; mais elle est si large que nous avons
mis deux heures environ à la franchir. Chacune d'elles est comme le lit desséché d'un fleuve ; elle sert de dégorgeoir et de canal aux eaux des montagnes qui, à l'époque des pluies, se précipitent vers le littoral. Mais, pendant la plus grande partie de l'année, ces ouady sont à sec ; cependant, il reste dans le soussol une certaine humidité ; c'est pourquoi ces vallées sont pourvues d'une végétation assez abondante, surtout au printemps ; semblables à des taupinières, les bouquets de genêts arrondissent leurs petits dos de verdure et protestent, à la face du ciel, contre la stérilité qui les enveloppe et la mauvaise réputation dont le désert est généralement affligé. Les Arabes donnent à ces plantes le nom de Rim.; elles font la joie des chameaux qui, à chaque instant, s'arrêtent devant ces touffes et y plongent leur museau avec volupté ; les tiges en sont ligneuses et dures; une fois séchées, elles servent de combustible aux Bédouins.
Au point de vue géologique, cette région est de formation relativement récente ; c'est l'ancien lit du golfe de Suez. Au dire des savants, l'époque pluviale vit la mer s'étendre bien au delà de ses limites actuelles ; elle battait, de ses vagues, les remparts du plateau de Tih, supprimait la plaine El Kâa et couvrait la côte africaine jusqu'au pied des montagnes, puis, franchissant l'isthme de Suez, elle submergeait toute la Basse Egypte. A maint endroit, l'Océan pénétrait même à l'intérieur des terres pour y former des lacs et des bassins plus ou moins considérables. Les traces de ce phénomène se retrouvent en plusieurs endroits de la péninsule et la présence de coquillages et de dépôts marins en ces parages atteste le bien-fondé de cette hypothèse.
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Mon chamelier s'appelle Djema. Un type, ce Djema. Caractère altier, dominateur ; il marche la tête haute, sous une calotte noire bien appliquée sur l'occiput ; on voit qu'il foule un sol qui est à lui ; le désert lui appartient. Il y promène ses regards comme on contemple un pays conquis. Je pense qu'un paladin des Croisades, posant le pied sur la Terre Sainte, ne pouvait être ni plus fier, ni plus hautain. Evidemment Djema sait qu'il est quelqu'un.
Sa parole est brève, saccadée, hachée ; il procède par monosyllabes ; jamais il ne s'emporte, jamais il ne crie comme ses com-
pagnons ; il a le verbe court, impérieux, et le geste grand seigneur. Mais son équipement laisse à désirer et n'a rien de chevaleresque ; une chemise sale, à hauteur des genoux, usée et si transparente qu'on aperçoit les cuisses au travers ; là-dessus, un abayé qu'il relève sur le crâne quand le soleil est trop chaud ; un sabre antédiluvien, à poignée couverte de gros clous jaunes, misérable tige de fer rouillée dans un fourreau de bois fendu en
FlC. :5. — II.IKMA KT SON C.HAMKAl"
cent endroits et rongé à son extrémité ; il le porte en bandoulière, retenu sur l'épaule par un cordon de laine. Toutefois, quand Il juge que cette arme n'est pas indispensable à sa gloire, il la suspend à la selle du chameau sur la peau de mouton qui lui sert de couverture pour la nuit, et c'est là que j'ai pu examiner, avec soin, la vénérable Durandal de ce Roland d'Arabie. Sa chaussure est indescriptible ; deux lambeaux de cuir ou de carton élimés, Pantelants, qui traînent dans le sable, n'étant fixés aux pieds que Par une méchante ficelle ; ce sont, à ses yeux, des sandales de Prix, car il les ménage ; quand il rencontre un peu d'humidité sur le sol, il les enlève et les jette sur le dos où elles font pendant avec la redoutable épée.
Djema fume. A cet égard, la civilisation moderne l'a fortement contaminé ; il a une pipe, si l'on peut appeler de ce nom un tronçon de tuyau mâché depuis des années, suant le rogomme et terminée par un fourneau aux trois-quarts brûlé ; mais le pauvre hère n'a pas de tabac, du moins pas beaucoup, ni d'allumettes.
Aussi, quand il veut satisfaire sa passion, il se rapproche du chameau d'où je l'observe à la dérobée ; il amorce la conversation par un Quois djemel1 retentissant, à quoi je réponds, invariablement, Aïoua (certainement) ; au bout d'un instant, il me montre sa pipe, fait des signes d'amitié, minaude, m'enveloppe d'un regard si doux, si plein de désirs ; sa barbiche noire frétille. Je me laisse toujours attendrir et lui donne une pincée de tabac qui fait une tache réséda dans ses deux mains de ramoneur, serrées l'une contre l'autre et tendues vers moi. Alors, il bourre sa pipe avec amour et, comme il a souvent trop de tabac, il enveloppe le reste dans un coin de sa chemise, au centre d'un gros nœud.
0 simplicitas !
Djema est un incorrigible causeur. La faconde de cet homme a confondu mon imagination. Sans interruption, il jacasse de sa voix basse, explosive, monotone ; qu'il se tienne à côté de sa bête, ou devant, ou derrière, je l'entends bourdonner. Même quand il est seul, il parle. A un certain moment, nous étions restés en arrière, Djema et moi, je ne sais plus pour quelle raison et j'espérais que cet isolement forcé l'obligerait au silence pendant quelques instants, mais pas du tout ; il monologuait avec acharnement ou plutôt, intrigué par cet étrange soliloque, je remarquai que Djema donnait la réplique à ses compagnons placés en tête de la caravane, à une grande distance ; secondé par une finesse d'ouïe vraiment extraordinaire, il percevait les lointaines paroles qui lui étaient adressées, attrapait au vol les arguments que le vent lui apportait, lançait dans l'air ses objections et la discussion se poursuivait par-dessus les dos des chameaux. Je m'abîme dans mes réflexions pour saisir l'objet de cette dispute.
Dans le flot des paroles, un mot revient souvent, surnage à la surface : hamsin dînar (cinquante francs). Lui aurait-on, dans le payement, fait tort d'une telle somme ? ou bien, y eut-il quelque irrégularité dans le partage des honoraires ? ou bien encore compte-t-il sur un plantureux bakchich? Toutes les suppositions
1 C'est un bon chameau.
sont permises. Quoi qu'il en soit, chaque jour, dès que l'Aurore montre ses « doigts de rose », Djema jette sur le tapis la question des hcimsin dinar ; la nuit n'apaise pas son esprit agité ; il récidive, malgré nos éclats de rire, qui le laissent du reste parfaitement froid. Lorsque ses interlocuteurs paraissent fatigués, il va ranimer leur zèle, les secoue par le pan de leur tunique, provoque des conciliabules mystérieux, furette sans répit. Et cela dure jusqu'à notre arrivée au Sinaï, soit pendant une douzaine de jours. A l'heure qu'il est, je me demande si le débat est clos.
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Décidément, les montagnes se rapprochent. La plaine, avec ses molles ondulations, fait place à une région plus accidentée.
A l'escarpement du Djebel er Raha succède celui du Djebel et Tih, magnifique couronne de roches dentelées qui borde de ce côté le vaste plateau central de la presqu'île. Là-haut, nous racontent nos Bédouins, ils laissent paître en liberté leurs chameaux pendant deux ou trois mois de l'année, sans crainte de les perdre. « On ne vole pas les chameaux, disent-ils, mais seulement les gens. » C'est réjouissant pour nous qui, dans quelques semaines, traverserons cette contrée. Je pourrais ajouter qu'on les tue aussi, les gens, à l'occasion. Il y a quelques heures, nous passions en vue d'une arête rocheuse qui fut le théâtre du meurtre de l'illustre professeur Palmer, en 1882, lors de la révolte dArabi pacha. Si l'on en croit d'autres voyageurs, les Bédouins ont coutume de protester énergiquement de leur innocence lorsqu'on leur rappelle cet événement. Les nôtres ne soufflent mot, tandis que le P. Savignac nous raconte cette histoire. En revanche, nos guides se montrent très loquaces quand nous les interrogeons sur la géographie. Ils connaissent, en général, fort bien leur pays, même trop bien, c'est-à-dire que chacun veut être mieux renseigné que son voisin, et ainsi leurs explications manquent parfois de limpidité. L'un d'eux cependant, celui qui est attaché au service de notre directeur, une sorte de nègre aux evres charnues et à la figure intelligente, nous fournit des renseignements assez précis. Ces deux cônes de pierres qui semblent nous barrer le chemin et qui rappellent vaguement la colline du ully, entre nos lacs de Neuchâtel et de Morat, portent, selon lui,
les noms de Djebel Mourra et de Djebel Amarra. Ces vocables évoquent aussitôt à notre esprit celui de Mara, la première des stations où campèrent les Israélites après la sortie d'Egypte. Du reste, le nom de l'ouady dans lequel nous allons entrer est à peu près identique, c'est l'ouady Amara, grande vallée sans végétation qui nous fait l'effet, en ce moment, — vers 3 heures de l'après-midi — d'une fournaise en activité, tant la chaleur y est ardente. Nous ressentons un peu de fatigue et la joie remplit nos cœurs quand nous apercevons nos tentes déjà dressées non loin de l'ouady ; la caravane des bagages nous y avait précédés, et l'installation était terminée lorsque nous sautons bas de nos chameaux.
Comme le repos est bienfaisant dans la paix de cette délicieuse soirée ! Notre camp est à l'ombre d'un roc en saillie ; tout autour, c'est blanc de lumière. Pas un arbre, pas une tache verte.
D'immenses vagues de sable, qui se précipitent l'une sur l'autre, étendant leur croupe aux rayons du soleil. On dirait des amoncellements de neige jaune, tassée par le vent. En quelques minutes, j'ai escaladé l'arête qui nous surplombe, après avoir traversé un champ de sable fin comme de la farine ; sur cette pente assez raide, je trouve, à ma grande surprise, quelques petites fleurs montrant timidement leurs pétales couleur d'orange. Du haut de cette tribune où je m'assieds, l'horizon est très vaste. En fa?e, dans le bleu du ciel, le rideau ondulé des contreforts du Djebel et Tih ; plus près de nous, le Djebel Ououta ; là-bas, vers le Sud, le promontoire sombre du Djebel Hammam Firaoun, avec lequel nous ferons encore plus ample connaissance ; et, à ma gauche, dans le prolongement de la colline, des roches cristallines, lustrées, qui se dressent par couches obliques, comme des plaques de marbre blanc, ou qui, ailleurs, trouées par le vent et la pluie, rongées par le soleil, ont l'apparence de tas de sucre et de biscuits. Plusieurs compagnons m'ont rejoint sur la hauteur ; nos regards plongent dans le vallon qui, peu à peu, s'emplit d'obscurité. Les poteaux tordus de la ligne télégraphique qui relie Suez à Tôr trahissent seuls la main de l'homme. Nos Bédouins bavardent autour des feux, et des rumeurs passent dans l'air tranquille. Les chameaux, ne trouvant, en bas, aucune pâture, ont aussi gravi les sommets, et, maintenant, ils courent à travers le plateau bossué à la recherche du rim. Et c'est une sensation de bien-être qui nous envahit et nous dispose au recueillement. Pen-
Fro. 4. — L'OTMIV AJTAP.A (AT FONU LE IUKUEI. OCOCTA)
dant le repas du soir, la lune s'est levée, si pâle, si limpide ! Quelle clarté sur le désert endormi ! et comme elle est reposante et douce !
Très noire, l'ombre des crêtes dessine de la dentelle sur la plaine.
Les moines se promènent autour du campement ; la tête encapuchonnée, ils récitent les Complies et chantent le Salve Regina, mais sans éclats de voix ; au contraire, c'est un murmure qu'on n'entend presque pas, qui monte et descend, s'étale et bientôt meurt. Je suis très impressionné par ce spectacle. Cette solitude grandiose, ces religieux en prière, qui vont et viennent d'un pas régulier et dont les robes blanches entrent dans l'ombre et en ressortent tour à tour, cette nappe de lumière unicolore, livide, qui repose sur les collines, tout cela me transporte dans un monde nouveau, irréel, un monde de fées et de revenants.
La soirée s'achève dans des chansons patriotiques et sentimentales ; les Pères sont très gais et l'un d'eux a une superbe voix de ténor ; chacun dit la sienne ; il y en a en français, en anglais, en allemand et même en espagnol ; les chœurs, je l'avoue, manquent d'ensemble, mais les âmes sont à l'unisson, et c'est l'essentiel.
Le lendemain, 12 février, de bonne heure, nous sommes en route pour Aïn Haouâra. Au moment du départ, tandis que nous prenons, « sur le pouce », un frugal déjeuner, nous arrive un vieux Bédouin décharné, en loques, qui se traîne sur un bâton ; il salue ses compatriotes selon le cérémonial d'usage, front contre front et en marmottant une bénédiction. D'où vient-il, et où va-t-il, ainsi seul, dans cette région absolument dépourvue de ressources? Je ne sais. Il est malade; affaissé sur un tonneau, il tousse violemment, et paraît dévoré de tuberculose. Pauvre vieux ! il me fait une profonde pitié ! Je lui donne une tasse de lait, du pain ; ses remerciements sont touchants, prolongés ; il lève une main vers le ciel ; il y a des larmes dans ses yeux gris, qui me regardent avec tendresse et dont l'iris est comme cerclé d'un croissant de lune.
L'ouady Haouàra est quelconque : des tertres, des cailloux et des rocs crevassés, entourant une espèce de large bassin à fond plat. Cet endroit, qui passe aux yeux de plusieurs pour le véritable Mara de la Bible (Exode XV, 23), ne produit pas l'effet attendu et désiré. On en rencontre dans le désert tant d'autres qui lui ressemblent ! Cependant, voici quelques bouquets de tamaris et de palmiers aux troncs courts ; les feuilles décrivent un arc en retombant sur le sol. La source est un trou béant au haut d'un
tumulus peu élevé. J'ai beau regarder dans cette ouverture, assez large pourtant, je ne vois pas d'eau. Sous les palmiers, il n'y en a pas non plus. Il faudrait, nous dit-on, creuser le sable pour en trouver. Evidemment, il y en avait davantage autrefois ; les Bédouins l'attestent et en outre ils déclarent qu'elle est la plus mauvaise de la péninsule ; eux-mêmes n'en boivent pas ; on peut donc être sûr qu'elle est imbuvable, car La source.
Y
FIG. 5. — AÏN HAOUARA
les Bédouins ne sont pas difficiles à cet égard ; j'en ai vu avaler de l'eau boueuse, pleine de mouches crevées, et cela sans sourciller. Du reste, d'autres voyageurs qui ont visité, avant nous, Aïn Haouâra et goûté à cette source, ont confirmé le témoignage des indigènes. J'ajoute que les Arabes ne connaissent actuellement aucune matière et en particulier aucun bois qui ait la propriété d'adoucir cette saumure. Je ne sais quel crédit il faut accorder au dire de ceux qui ont attribué cette vertu au fruit de certain arbuste de la presqu'île ; le doute est permis.
Ebers raconte 1 que son chamelier lui donna à boire de cette eau mélangée avec du cognac, mais qu'elle ne perdit rien de sa saveur exécrable. « Si», lui dit alors le Bédouin, « ce vin du diable n'y peut rien, qu'en serait-il du suc d'un fruit ? »
Au lieu de faire de nouvelles recherches pour trancher la difficulté, nous préférons photographier. Les appareils sont mis en fonction. Le P. Savignac a installé le sien au milieu de l'ouady sur un haut trépied. Djema me regarde opérer ; il semble émerveillé ; je m'amuse à lui faire contempler, au travers du viseur, l'image rapetissée du pays ; il examine longtemps, branle la tête, esquisse un sourire, puis il questionne et je m'efforce, avec quelques mots arabes et beaucoup de gestes, de lui expliquer les mystères de la photographie ; il approuve toujours d'un air entendu.
Ce qui l'intéresse aussi, c'est la petite bulle d'air qui sert à mettre l'appareil de niveau et quand il en approche son visage, elle semble le regarder bêtement. Lorsque je presse sur le bouton, qui fait déclancher l'obturateur avec un petit bruit sec, Djema s'écrie : « Hcilass ! c'est fini ». Et il croit vraiment que c'est fini.
L'ouady Gharandel est tout inondé de soleil quand nous y arrivons, vers 10 heures du matin. On passe d'abord entre des falaises de calcaire marneux et la chaleur est déjà très forte dans ces défilés, parfois si étroits que nos chameaux en frôlent les parois de leur volumineuse cargaison. Mais bientôt se découvre une superbe vallée. Ce n'est pas un paradis terrestre, bien entendu ; cependant, comparé aux steppes arides que nous venons de traverser, ce lieu est charmant, délicieux même. En tout cas, c'est une des oasis les plus considérables de la péninsule et à ce titre elle mérite bien une mention spéciale. Si je ne fais erreur, elle peut bien mesurer, à l'endroit où nous sommes, deux kilomètres de largeur. Les berges en sont assez escarpées ; elles sont formées de dunes pierreuses, dentelées comme des remparts en ruines, d'une dizaine de mètres d'élévation ; on les gravit sans difficulté et c'est du sommet de l'une d'elles, sur le flanc méridional de la vallée, que j'ai pris deux photographies. L'eau y coule, mais
T)urch Gosen zum Sinaï. 2* éd., p. 125.
Frr;. G. — I/OCADV <;IIAHAM>I:L (I'AUTIK CI:NTP,ALI;)
ce n'est ni un fleuve, ni même une rivière ; par places, un vulgaire filet d'eau humectant les cailloux ; ailleurs, une espèce de canal naturel, dans une entaille de marne ; ces affluents minuscules se réunissent un peu plus bas pour former un bassin, qui se déverse en cascades, vers le Sud ; je suppose que ce ruisseau n'atteint pas la mer, mais qu'il est peu à peu absorbé par les sables. Dans la période des pluies, le volume des eaux est beaucoup plus considérable, et nul doute qu'elles n'aillent se jeter dans le golfe. La végétation est abondante, sinon luxuriante. Les palmiers sont vigoureux, hauts sur troncs, et en certains endroits si serrés au milieu des grandes herbes et des lianes, qu'ils forment une espèce de forêt. Les tamaris, sombres et de belle venue, sont échelonnés le long du cours d'eau ; ils produisent de la manne, mais seulement au printemps, de sorte que nous n'avons pu en ramasser. Partout des bouquets d'un arbuste qui n'est pas rare dans le désert : le retem. Je ne puis mieux le comparer qu'à une chevelure touffue, faite de longs filaments vert tendre, assez résistants et gracieusement développés en gerbes qui retombent à terre. Des lézards, jaunes, poussiéreux, sortent de leurs trous, surpris qu'on ose troubler leur repos, et filent, filent en une ligne sinueuse sur le sable, avec un dandinement de leur queue, longue et annelée. Un vol de corbeaux, haut sur nos têtes, tournoie en taches noires dans l'azur du ciel. Au-dessus d'un palmier une alouette chante et nous souhaite la bienvenue ; et, au moment où mon chameau avance sa tête vers un buisson de tamaris, des hirondelles s'élèvent dans l'espace, effrayées, avec des cris aigus, rasant le sol, se balancent un instant et disparaissent derrière un coteau.
Bref, c'est le mouvement, c'est la vie ; voilà pourquoi, encore que pauvre en elle-même, l'oasis de Gharandel nous met tous en joie et nous la saluons avec allégresse. Pendant plus de deux heures nous nous vautrons dans cette fraîcheur. Les chameaux, dessellés, ont leur part du festin ; il faut les voir au bord du ruisseau ! les uns agenouillés, les autres debout, ils trempent avec volupté leurs lèvres sensuelles dans l'eau claire ; ils ne boivent pas, ils engloutissent ; tous ces cous plongés dans le liquide sont comme des tuyaux de pompes aspirantes ; les têtes se redressent, par intervalles, ruisselantes, et des narines agrandies partent des soupirs de satisfaction ; ah ! les pauvres bêtes ont bien le droit de s'en donner à bouche que veux-tu ; depuis les Ayoun Moûsa,
elles n'ont rien bu. Nous aussi, nous renouvelons nos provisions, car cette eau est très potable, bien qu'elle ne soit pas franche de goût ; la sélénite, qui est mélangée au terrain, lui donne une saveur un peu sulfureuse. Ibrahim remplit les tonneaux et les outres et toute la caravane se disperse, qui pour prendre un bain, qui pour dessiner. Les artistes ont même sorti leur boîte de couleurs et j'enrage de n'être pas aquarelliste, car pendant tout
FIG. 7. — L'OUADY GHARANDEL (PARTIE ORJENTALL)
ce voyage exceptionnel, que d'occasions pour un peintre d'exercer ses talents ! Comme il m'est impossible, à cause du soleil alors dans tout son éclat, de photographier la partie Sud-Est de la vallée, je me contente de tracer à la hâte un maigre croquis et surtout d'observer. Ce lieu est vénérable. Plusieurs exégètes et voyageurs, non les moindres, l'identifient avec la station d'Elim où il y avait « douze sources et soixante-dix palmiers » (Exode XV, 27). D'autre part, les Romains connaissaient aussi ces parages et y avaient peut-être fondé une station, non loin de la rive ; mais il n'en est point resté de traces. Nous n'avons pas le temps d'ex-
1 Pline (Hisl. natur. VI, 34) donne à cette partie du golfe. le nom de Ca-
plorer l'embouchure de l'ouady ; mais, du haut d'une crête, la vue embrasse toute la région. Au loin, les montagnes de l'Afrique, enveloppées d'une buée rose et posées sur le tapis indigo de la mer, dont on aperçoit un pan dans une échancrure, entre les mamelons de pierres et l'énorme masse violette du Djebel Hammam.
Il est 2 heures de l'après-midi quand nous nous remettons en route. Je croirais manquer de courtoisie envers nos Bédouins si je ne mentionnais pas leurs manifestations devant le tertre funé-raire d'Abou Zenneh. C'est un gros tas de pierres, situé au bord du chemin, à quelques kilomètres de l'ouady Gharandel et qu'aucun caractère particulier ne signale à l'attention du passant.
Mais il existe, à son sujet, une histoire étrange, enfantine, et sur laquelle je demande encore des éclaircissements. Personne n'a pu me la raconter avec quelques détails et les voyageurs qui la rapportent ne sont pas toujours entièrement d'accord entre eux.
Il paraît que cet Abou Zenneh — on ne sait rien ni sur son temps, ni sur sa famille, ni sur sa tribu — est un Arabe qui aurait, dans une bataille — on ignore laquelle — fait périr sa jument à coups d'éperons. — Pourquoi ? — mystère. Voilà de quoi occuper pendant des siècles l'esprit des Bédouins. Chaque fois qu'ils arrivent à l'endroit où le cheval aurait été enfoui, la consigne est de crier, de jeter des pierres et des crachats, de faire des moulinets avec les sabres, en un mot, d'exprimer énergiquement sa colère contre le cruel Abou Zenneh, et par là même, sa vénération pour les mânes de l'infortunée jument. J'étais prévenu et je m'attendais à une « fantasia» frénétique. Mais j'éprouve une déception. Quelques vociférations ; l'un d'eux donne un coup de pied, Djema lève son épée, un autre crache, mais sans enthousiasme !
cela tourne au comique et j'ai l'impression que les Bédouins, en cette occurrence, se sont payé nos têtes. Je ne leur en veux pas, et il y a même, dans cette très humble tradition, quelque chose de touchant : une protestation séculaire contre les mauvais traitements à l'égard des animaux domestiques. En fait, je ne me rappelle pas avoir vu, durant tout le voyage, un Bédouin maltraiter son chameau ; il commande, quelquefois avec rudesse, mais il ne frappe pas ; la parole doit suffire, et elle suffit. Au contraire, il s'établit souvent entre l'animal et son possesseur
randra, qui rappelle celui du peuple des Garindanes, mentionnés par le géographe grec Agatharchide (lime siècle avant J.-C.). Cf. C. Müller, Geographi graeci minores, I, p. 177.
t'w, 8. — L'OL\IIY (;IIAHA:\JJEL (PAnTIE OCCIDENTALE) Croquis d'après nature.
une sorte de conversation intime où celui-ci prodigue ses caresses et celui-là ses grognements. Ces épanchements bucoliques s'expliquent par la raison bien simple que le chameau fait partie de la famille du Bédouin et que ce dernier, dans ses courses à l'aventure, n'a guère d'autre compagnon.
Mais laissons Abou Zenneh et ses forfaits ténébreux. Un cri retentit en tête de la caravane. C'est le P. Savignac qui, le doigt tendu en avant, montre l'horizon : — Le Serbal!
En effet, dans les arrière-plans du désert, là-bas, tout là-bas, le Serbal a surgi tout à coup, audacieux, couronné de lumière.
* *
Chaque détour du chemin nous apporte de nouveaux spectacles. Maintenant, dans l'ouady Ouseit, nous sommes au milieu d'un cirque, d'une véritable arène. Les gradins sont des terrasses érodées, formées de strates de gravier, de marne, de gypse, presque toujours inclinées et ayant l'apparence de bourrelets. Ces dépôts entassés, aux nuances brunes et rousses, proviennent d'an-
ciens lacs qui, dans la préhistoire, couvraient toute cette contrée.
Au-dessus de cet amphithéâtre, à notre gauche, s'élève, en vedette, le Sarabout el Djemel, la « forteresse du chameau », immense pyramide tronquée, qui a l'air d'une construction artificielle, tant elle me paraît bien proportionnée. Et, à notre droite, surplombant les terrasses, le Djebel Hammam Firaoun que nous pouvons contempler de plus près pendant plusieurs heures et qui nous cache la mer. Le temps nous manque pour entreprendre l'ascension de cette montagne, haute de 500 m. environ, déchirée, percée de grottes et au sujet de laquelle les Bédouins ont créé une curieuse légende. Sur son versant occidental jaillissent des sources d'eau minérale dont la température est parfois très élevée. Les Arabes, toujours en quête de merveilleux, prétendent que le Pharaon de l'Exode, l'oppresseur d'Israël, cuit dans ce liquide bouillant et cuira au siècle des siècles, en punition de ses crimes.
De là le nom de la montagne « le bain chaud de Pharaon». Ce n'est pas la seule localité de la péninsule où l'imagination des indigènes a fait intervenir le fameux potentat ; il a donné nais-
sance à tout un cycle de légendes, plus ou moins absurdes, qui n'ont évidemment aucune valeur historique quelconque ; elles sont intéressantes seulement parce qu'elles témoignent encore du prestige extraordinaire que l'empire pharaonique a exercé sur l'esprit des nomades dès les temps les plus reculés jusqu'à nos jours. — L'ouady que nous traversons possède quelques palmiers élancés, et fort peu d'eau ; il dispute à l'ouady Gharandel l'honneur d'être la station d'Elim, ; je me demande pour quels motifs, car le Gharandel me semble beaucoup mieux indiqué, si l'on s'en tient aux raisons de convenance.
Les vallées succèdent aux vallées, s'étranglent de plus en plus.
C'est comme une suite de bassins étroits, excessivement chauds en plein jour, séparés les uns des autres par des seuils que l'on escalade pour redescendre tôt après dans un autre bassin. Ce phénomène est surtout remarquable dans l'ouady Tâl ; un rempart de sable et de calcaire, bizarrement découpé, en bouche l'entrée et n'offre, en son milieu, qu'un passage très resserré ; vous êtes alors dans une ravine de plusieurs mètres de profondeur, et, après l'avoir franchie, vous tombez dans le vallon luimême, qui s'ouvre brusquement en cuvette et va se refermer un peu plus loin. C'est là que nous campons, à l'abri du vent. Le site est des plus pittoresques et nous avons, du reste, le bonheur d'assister à un merveilleux coucher de soleil. L'astre est barré par des lignes de fins nuages tout en feu ; de la poussière de cuivre est étendue sur le Djebel Hammam et le Djebel Ouseit, au pied desquels il y a des taches roses ; à l'opposé, dans la direction du Sarabout, les nuances opalines dominent ; il semble qu'on a trempé le sommet des monts dans un bain coloré. C'est le passage rapide des féeries du jour à celles de la nuit ; cet enchantement, en effet, disparaît bien vite et le désert reprend sa grandiose sérénité, après nous avoir accordé son sourire du soir.
Pendant la claire matinée qui suit — le 14 février — sous la brise qui nous fouette le visage, nous nous enfonçons hardiment dans des gorges ; elles coupent les montagnes en tous sens. Elles sont profondes, sauvages, légèrement inclinées vers le Sud. Ce n'est plus la monotone succession des tertres de gravier, qui se ressemblent presque tous ; ce sont des parois de rocher élevées d'une trentaine de mètres, qui nous ferment l'horizon de deux cotes, laissant seulement au-dessus de nos têtes un ruban de ciel bleu. Mais ces falaises ne manquent pas de variété ; les strates
s'étagent, nettement distinctes ; les eaux du plateau, se déversant dans la gorge, ont creusé des tranchées verticales dans ces couches, arraché des matériaux, qui viennent s'entasser au fond, en cônes à large base. Tout cela est donc effrité, mourant, comme des pièces de pâtisserie qui s'effondrent. Les défilés sont parfois dangereux ; des quartiers de rocs obstruent la route ; les pieds spongieux des chameaux font des cavités rondes dans une vase épaisse, formée d'argile ferrugineuse, qui lui donne la coloration rouge de la tuile.
Bientôt le chemin bifurque. L'ouady Hamr (le vallon rouge) s'ouvre à gauche, prend la direction du Sud-Est et conduit à Sarabout el Khadim et dans la plaine de Ramleh. Nous suivons l'ouady Tayibeh, « le beau vallon », qui descend à l'Ouest en une entaille de plus en plus profonde. De nouveau voici quelques palmiers, une petite oasis parfumée où murmure un ruisseau assez abondant, répandu ici et là en flaques couleur de plomb ; au milieu, l'ouverture de la gorge se reflète et y trace une bande de bleu clair. Je m'empresse de mettre pied à terre et je me précipite pour boire ; l'eau est saumàtre, mais non pas absolument désagréable ; pourtant il vaut mieux s'en abstenir, par prudence. Je profite de cette occasion pour couper une branche de palmier qui me servira de cravache ; j'en ai besoin, car, depuis quelques heures, mon chameau fait la bête ; il est impatient, hargneux, il secoue la tète, la retourne nerveusement, pousse de formidables brâmées et cherche à me mordre les jambes. Djema ne s'en inquiète guère ; il est presque toujours loin, auprès de ses compagnons, absorbé par le problème des « hainsin diiiar » ; j'ai beau l'appeler, il ne répond pas. Ainsi réduit à mes seules forces, j'applique des coups de gaule sur le museau de l'animal chaque fois que sa mauvaise humeur le reprend ; tant pis pour lui ; ses longues dents aiguisées ne me disent rien qui vaille.
Tous nos regards maintenant se portent sur les roches, fantastiques que nous voyons droit devant nous, comme des bastions ruinés, massifs, posés là pour défendre le passage. Sur une assise orangée s'empilent des couches régulières, aux couleurs franches et variées ; d'abord du rouge, puis du noir, qui ressemble à de l'asphalte ou à de la pierre à ciment calcinée, puis du jaune ocre, avec des nuances vertes au sommet.
Ne dirait-on pas qu'un peintre affolé a eu la toquade de venir badigeonner ces falaises pour étonner le voyageur ? On ne saurait
expliquer ce phénomène que par la présence de sels chimiques dans ces terrains. Toutefois, je suis surpris que ces diverses teintes gardent une telle netteté et ne finissent pas par se confondre à la surface sous l'action du temps et des pluies dissolvantes. Je regrette, en ce moment surtout, d'être si ignorant en géologie ; je n'essaye même pas de photographier, ce serait peine perdue. Ah !
si nous pouvions reproduire ces riches couleurs ! que de superbes clichés sortiraient de nos appareils !
Le défilé fait un coude, presque à angle droit, et voilà que, par une déchirure de la montagne, la mer réapparaît soudain ! C'est un coup de théâtre d'un effet saisissant. La brise du large nous arrive par grosses bouffées et si fraîche, si réconfortante, quand on sort d'une fournaise. La vallée cesse brusquement, sans tran-
sition. Le décor est changé de fond en comble. Nous sommes sur une plage unie, graveleuse et toute frémissante du bruit des vagues. En face, de nouveau, l'étincellement des monts africains.
Est-ce ici qu'il faut placer le campement « près de la mer des l'oseaux ? » (Nombres XXXIII, 12). Quels que soient les doutes qui peuvent surgir concernant la valeur historique du catalogue des stations, on doit reconnaître franchement que l'auteur a très bien noté ce point géographique. Les Israélites, après avoir perdu de vue la mer, la retrouvent ici. Il me paraît difficile d'interpréter autrement cette donnée de la tradition.
Pendant plus d'une heure, nous suivons le rivage, non loin de la mer, pour atteindre le Ras Abou Zenimeli : c'est un petit cap arrondi, peu élevé, où trône un fort modeste tombeau, simple édicule sans caractère qui doit renfermer les restes d'un saint, nommé précisément Abou Zenimeh. Ce lieu sacré n'a pas l'heur d'attirer l'attention de nos Bédouins ; ils passent, indifférents, à côté du ouély ; du reste, ils ne savent rien du personnage qui y est vénéré. Aucune barque sur le rivage et pourtant ce promontoire, avec la baie qu'il protège, est un point d'attache pour les pêcheurs qui parcourent le golfe en quête de poisson et de corail.
Dans l'antiquité, quand les Pharaons exploitaient les mines de Maghara et de Sarabout el Khadim, ce port devait être très animé ; ici aboutissent, en effet, les routes qui rayonnent dans la haute montagne et les caravanes y apportaient le minerai et les pierres précieuses qu'on embarquait ensuite pour l'Egypte. On me dit que ce petit havre est le meilleur de la côte sinaïtique, sans excepter Tor. Je ne m'en doutais pas ; la plage est morte,
aride, monotone ; rien n'y est demeuré des grands souvenirs du passé, aucun vestige qui rappelle les monarques égyptiens.
La mer devient méchante ; de lourdes vagues, frangées d'écume, s'écrasent sur les rives avec fracas et se retirent en mugissant ; des paquets de vent chaud nous arrivent du Sud. Nous avançons, tête basse, contre la rafale ; les abayé flottent comme des drapeaux. Où trouver un emplacement favorable pour la halte de midi ? Nous nous rapprochons des falaises, aux lignes festonnées, qui sont ici noir charbon et d'une effrayante tristesse ; mais au lieu de nous offrir un abri, elles renvoient le vent et nous sommes dans un tourbillon. Il faut chercher ailleurs. Nous pénétrons dans une sorte de couloir où le sable est amoncelé de chaque côté ; mais c'est pire encore ; le courant d'air est tel que nos yeux s'emplissent de poussière. Force nous est de « dresser la table » sur le rivage même, tout près des flots en furie. Vite les gamelles d'étain sont disposées en cercle et nous prenons nos places. Avant de servir, Ibrahim attend les ordres, debout près du P. Savignac, la lèvre molle et les pieds en dedans. Les conserves sont délicieuses, assaisonnées de sable, surtout le corned beef de Chicago, dont la réputation n'est plus à faire. Mais notre régal, c'est encore la salade aux fèves, une spécialité du directeur de la caravane ; il la brasse avec amour dans une grande écuelle de fer-blanc et jamais nous n'en laissons de reste. Le lunch est promptement achevé dans le concert des vagues et Mohammed, aidé de quelques Bédouins, nettoie la vaisselle ; ils ne sont pas très minutieux, les marmitons, et plus d'une ménagère, en les voyant, aurait poussé les hauts cris ; ils frottent les ustensiles avec du sable, donnent un coup de torchon et les voilà prêts ; après, ils mangent les reliefs du repas, gloutonnement, pêle-mêle, sans art. et sans fourchettes. Le temps de ramasser quelques coquillages — car il y en a de superbes, en cet endroit, nacrés ou tachetés de noir et de rose — et nous repartons.
Le vent souffle toujours plus fort ; la route suit la côte au pied des montagnes sombres, qui, par places, s'avancent dans la mer.
Aussi faut-il souvent quitter nos montures, franchir les caps ce pedibus cum jambis », par des sentiers encaissés, tortueux, où les pauvres bêtes peuvent tout juste se suffire à elles-mêmes.
Mais voici bien une autre affaire. Nous sommes en présence d'un promontoire formé de rochers d'albâtre, d'un blanc laiteux, et dont les pentes glissantes, polies, ne sauraient être escaladées sans
péril par nos chameaux pesamment chargés. C'est à peine si nous osons nous y aventurer nous-mêmes, malgré nos souliers cloutés. Il y aurait bien un passage au pied de la falaise, mais la marée haute l'a déjà submergé. Pas d'autre alternative que de pousser les chameaux dans la mer, coûte que coûte. Installés sur le récif, nous assistons à une scène très mouvementée ; les Bédouins sont entrés dans l'eau, presque nus, hurlant tous à la fois ; les bêtes refusent de les suivre, s'obstinent, branlent longuement la tête, piétinent le sol en cadence et font entendre de lugubres plaintes ; enfin, excités par les cris de leurs maîtres: D jî î î î. djî î î î.
elles se décident, piaffent, s'enfoncent lourdement dans les flots jusqu'au ventre et passent au milieu des embruns, qui rejaillissent sur la rive, et du vent qui fait rage. Heureusement, pas de dégâts à constater ; nos bagages sont intacts, un peu mouillés, mais tant pis.
Nous pénétrons dans la plaine El Markha, vers 5 heures du soir ; vaste étendue de gravier jaune, très légèrement ondulée, qui se prolonge au Sud sur un espace de 20 kilomètres environ ; à l'Ouest, les flancs des montagnes se dressent abrupts, noirs, formidables, sillonnés de veines rouges, à quelques kilomètres de l'endroit où nous campons ; le ciel a perdu sa limpidité des jours précédents ; une lumière diffuse tombe sur toutes choses. Les chameaux vagabondent de ci, de là, à la recherche de leur nourriture ; les arbres, en effet, les buissons, les herbes, ne font pas défaut, surtout du côté de la mer, au loin, où vous apercevez une épaisse bordure de feuillage. Et même je trouve des fleurs, de ces roses du désert, plantées dans le sable par une longue tige effilée en aiguille, et assez semblables à des pelotons de laine brune ; elles sont faites d'un enchevêtrement de branches ligneuses, sèches, qui donnent naissance à de gracieuses petites fleurs violettes, cachées à l'intérieur même, comme dans un nid. Au premier abord c'est un chardon ; en réalité, c'est un bouquet, et celles que j'ai cueillies et que je croyais mortes, ont repris vie dans l'eau. Avant l'heure du sommeil, je fais encore une course d'une bonne demi-heure pour me payer le luxe d'un bain dans cette mer Rouge que nous quitterons demain pour toujours. L'eau est fraîche, même froide, et toujours secouée par le vent qui augmente de minute en minute et devient vers le soir de plus en plus âpre.
A peine si j'ai le temps de rentrer au campement avant la nuit ; dans l'obscurité, qui se fait profonde, je retrouve difficilemenl
mon chemin au milieu des broussailles et des taillis, par-dessus les monticules qui bossuent la plaine. Mais les feux des Bédouins piquent l'ombre et me conduisent. Quelques gouttes de pluie.
*
* *
Toute la nuit le Khamsin 1 a soufflé avec une extrême violence, emportant presque nos fragiles demeures. Je n'ai dormi que d'un œil, sans cesse réveillé par le claquement des toiles qui se disjoignent, se déboutonnent, frémissent et laissent passer l'air par tous les interstices ; quelquefois la tente était comme soulevée et j'entendais la tempête siffler dans les cordages. Nous avons pu apprécier les services de Yakoub et de Mohammed qui couraient d'une tente à l'autre pour assujettir les piquets et prévenir un désastre.
Mais le lendemain — 15 février — au matin, calme complet.
Cependant, la température a beaucoup baissé ; le froid me saisit et je me vois obligé d'endosser mon manteau d'hiver. L'atmosphère est saturée de poussière de sable que le sirocco d'hier a répandue partout. On ne voit plus les montagnes, ni la mer, ni rien ; un brouillard jaune nous enveloppe. On risque de s'égarer ainsi, sans aucun point de repère ; et, de fait, il me semble que nos Bédouins, qui marchent en tête de la caravane, changent plusieurs fois de direction. Le soleil est voilé, sans rayons ; c'est une grande boule ronde, comme un globe électrique dans la fumée. Lentement nous nous éloignons du rivage et nous traversons la grande plaine, qui mesure ici 7 à 8 kilomètres de largeur. Nous allons maintenant pénétrer dans l'intérieur de la péninsule, à travers un réseau enchevêtré de vallées et de chaînes montagneuses qui s'élèvent graduellement vers le Sud et dont l'accès n'est pas toujours facile. C'est d'abord une région où domine le grès nubien aux colorations variées et si curieuses, puis viendront les hauts plateaux avec l'amoncellement des pics de granit qui leur font une couronne.
La trouée, par laquelle nous nous introduisons de plain-pied dans l'enceinte des monts, a reçu le nom de Lcikâm ou de Seih
1 Ce vent souffle parfois pendant 50 jours, d'où son nom.
Bâbâ. La vallée n'est pas très étroite ; en tout cas, elle l'est moins qu'elle ne paraît lorsqu'on la voit de loin. Mais, dès que vous y êtes entrés, l'horizon se rétrécit aussitôt ; il faut dire adieu pour plusieurs jours à l'immense nappe du ciel ; vous êtes enfermé dans une prison, dont les corridors tortueux et compliqués sont ici des gorges aux parois énormes, qui n'ont pas de bout, s'entrecroisent et s'abouchent les uns aux autres, commencent et finissent on ne sait où. Un labyrinthe de Titans.
Dès l'embouchure du Lakâm, c'est comme un fleuve de cailloux qui est venu rouler des hauteurs, se précipiter dans la plaine et s'étendre en éventail. De gros fragments de granit rose, de quartz, de basalte, embarrassent le passage. Ce tapis multicolore a été jeté là à l'époque pluviale et ni le temps, ni le soleil, n'en ont terni les magnifiques nuances. Un peu plus loin, je note la présence de quelques seyals au feuillage grêle, perdus dans la solitude ; ailleurs, nous en rencontrerons de superbes exemplaires ; tronc mince, écorce dure et rugueuse, large ramure presque noire, aplatie au sommet, branches entortillées, munies de longs dards pointus comme des aiguilles. C'est l'acacia véritable, mentionné plusieurs fois dans l'Ancien Testament sous le nom de bois de « sittim » ; son aubier distille la gomme arabique connue déjà des anciens, et son bois très serré et très résistant est réduit en charbon par les Bédouins d'aujourd'hui, qui en font un article d'exportation assez rémunérateur. Dans quelques années, sans doute, il n'y aura plus de seyals dans la péninsule et c'est grand dommage ! car ils apportent un peu de vie, de joie et d'ombre, dans la désolation brûlante.
Un carrefour maintenant. A gauche, l'ouady Bâbâ ; plusieurs voyageurs ont pris cette route pour se rendre au Sinaï. Elle conduit directement à Sarabout el Khadim et de là, soudée à la longue file de vallées qui bordent la plaine de Ramleh, aboutit à la montagne sainte. Mais nous voulons visiter Maghâra et le Serbal ; c'est pourquoi nous tournons à droite, dans l'ouady Schellal, salués par des hirondelles qui fuient à notre approche.
La nature a fait ici des choses extraordinaires. Tous les grès sont accumulés dans un désordre indescriptible ; on dirait des constructions cyclopéennes inachevées, un chantier de matériaux pour élever quelque nouvelle Tour de Babel. Sur de formidables bases de pierre jaune comme du blé, mêlées de schiste et traversées par des couches de granit, s'entassent des étages de roches
noires, des bancs de grès verts ou violets, confusément, sans symétrie d'aucune sorte, sans lignes définies où l'œil puisse se fixer un instant ; on se croit dans un autre monde, égaré au milieu de ces blocs qui menacent ruine, de ces tas de scories vomies par les volcans préhistoriques, et nécessairement l'imagination travaille.
Elle crée des êtres d'outre-tombe pour ce paysage fabuleux ; elle le peuple d'esprits infernaux et une sorte de terreur me saisit à mesure que la caravane ose troubler le silence de ces catacombes d'un nouveau genre.
Plus nous avançons et plus la gorge se fait étroite ; nous montons lentement et bientôt nous trouvons la première inscription « sinaïtique » sur une roche lisse de grès rouge ; les caractères nabatéens ne sont pas très distincts ; l'écrivain était doublé d'un artiste ; il a gravé un chameau au-dessous du texte, mais grossièrement, comme le ferait un enfant. Plus tard, nous en verrons d'autres, de ces curieuses inscriptions, et en grande quantité. Celleci annonce cependant que nous approchons d'une contrée jadis habitée. D'autres indices encore trahissent le travail de l'homme.
Un sentier a été pratiqué à travers les roches par un Anglais, le major Macdonald, qui, en 1863, voulut reprendre l'exploitation des mines de Maghâra. Ce chemin-là est très commode ; il grimpe en zigzags jusqu'au Nakb el Boudra, « le col de la pointe d'épée ».
Nous le suivons à pied, tant pour déraidir nos jambes ankylosées, que pour jouir plus librement du spectacle qui nous est offert. Je voudrais bien photographier, mais l'air n'est pas assez pur ; une gaze de brouillards intercepte la lumière. Et pourtant, comme il est pittoresque, ce défilé qui serpente dans des arêtes aiguës, entre des quartiers de rocs violets, qui enjambe des montagnes bouleversées par un cataclysme !
A la descente du col, une nouvelle inscription frappe nos regards ; elle a le même caractère que la précédente et nous ne nous y arrêtons pas. La sauvagerie des lieux s'accentue toujours.
Sommes-nous dans le pays des mille et une nuits, en dépit de la carte qui indique ici l'ouady Boudra ? A un certain endroit vous apercevez deux sommets côte à côte, de quelques cents mètres de hauteur ; l'un est tout rouge et l'autre tout vert. Plus loin, c'est un amphithéâtre de granit brun clair, magnifique enceinte de pyramides soudées par la base. Ailleurs, la roche est comme fondue, liquéfiée ; elle a l'apparence d'une masse de pâte de chocolat qu'on aurait appliquée sur la montagne et qui se serait figée.
PLANCHE III
Bulletin de la Société Neuchâteloise de Géographie. Tome XXIII, 1914.
MAGHÀRA.
Ailleurs encore, des coulées de pierres ont glissé d'un étage à l'autre, laissant des vides entre elles, et cela forme des piliers, des corniches, des entablements, une architecture désordonnée. Enfin, nous atteignons, au bas du nakb, l'ouady Sidreh, un lacet qui se promène en courbes ondulées et se divise bientôt en deux branches ; l'une court au Sud, l'autre remonte vers l'Est. C'est dans ce dernier vallon que nous entrons ; il est trois heures de l'aprèsmidi, et nous voici à Maghâra.
*
* *
Au premier abord, rien ne fait supposer que ce lieu est mémorable ; il ressemble à beaucoup d'autres. Un fond plat de cailloux rosés, où languissent quelques seyals, et, de chaque côté, des parois de rochers tourmentés et sévères. L'ouady bifurque en une fourche : à droite, l'ouady Igneh, à gauche, celui de Maghâra proprement dit, « la vallée de la Caverne ». A l'intersection des deux, une colline d'une cinquantaine de mètres, placée là comme un coin et décorée du nom de « forteresse ». Tout cela est brun-rouge, un peu vineux par places. C'est en grande partie du grès, mélangé à des filons de granit ; il contient des oxydes de fer, de cuivre, de manganèse, et les rochers du Nord-Ouest renferment, dans leurs flancs, les fameuses turquoises qui ont allumé la convoitise des Pharaons. Là, en effet, sont creusées les mines égyptiennes qui étaient autrefois un centre d'activité très intense.
Elles ont attiré, depuis plusieurs années déjà, l'attention des savants. Des voyageurs comme Burkhardt, de Laborde, E.-H.
Palmer ; des égyptologues comme Lepsius, Brugsch, Ebers, et tout récemment M. Flinders Pétrie, les ont honorées de leur visite et leur ont consacré de fort intéressantes études.
Dès les temps les plus reculés, — M. Pétrie parle même de 5300 ans av. J.-C., — les souverains de la vallée du Nil firent des excursions dans la péninsule sinaïtique. Le goût des parures était déjà développé ; l'orfèvrerie n'en était pas à ses coups d'essai, et les belles dames de la cour recherchaient les bijoux richement ornés de pierres précieuses. Ces trésors étaient enfermés dans les montagnes de Maghâra et les Pharaons eurent vite fait de les découvrir ; il est très probable que les Bédouins d'alors, qui occupaient ce canton, les connaissaient déjà et savaient en
apprécier la valeur ; les Egyptiens n'ont pu en prendre possession que par la force des armes et après de sanglants combats. Les conquérants ont eu soin de faire graver leurs cartouches sur les parois de grès, accompagnés d'inscriptions et de tableaux allégoriques représentant le roi lui-même ou quelque personnage influent de la cour. Le Pharaon est debout, dominant la scène de sa haute stature ; quelquefois, de sa main droite, il brandit une massue et de sa gauche saisit la chevelure d'un Bédouin accroupi à ses pieds et qui demande grâce. Ce geste n'a pas besoin de commentaire ; le droit du plus fort ne saurait être mieux exprimé.
Selon M. Pétrie, la plus ancienne de ces stèles serait de la première dynastie et appartiendrait à Semerkhet, le 7me roi de cette dynastie. 1 Les souverains de la 3me dynastie ont aussi connu Maghâra ; mais ce sont ceux de la 4me qui y ont laissé les traces les plus célèbres. Son fondateur, Snéfrou, y avait deux monuments destinés à illustrer ses conquêtes sur les indigènes ; le constructeur de la grande pyramide de Giseh, Khoufou, le Khéops des Grecs, ne manqua pas non plus de faire tailler son image dans la roche ; son bas-relief qui, malheureusement, n'existe plus, le figurait assommant un scheik bédouin, comme son père Snéfrou, du reste ; c'est bien dans la note ; le dieu Thot, à tête d'ibis, assiste au massacre et le sanctifie. Les générations qui suivirent continuèrent l'exploitation des mines ; pendant les 5me, 6me, 12me et 18me dynasties, le travail y battait son plein, car les Pharaons de ces époques ont marqué leur passage dans ces districts.
Ebers prétend même avoir lu le cartouche de Ramsès II, le tyran de la 19me dynastie, qui passe pour avoir opprimé les Israélites. 2 Aucune inscription n'est restée des règnes subséquents ; on en a conclu, peut-être trop hâtivement, que les fouilles ont cessé après Ramsès II ; rien ne le prouve d'une façon absolue et il faut se méfier un peu de l'argument «a silentio ».
On le voit, Maghâra a possédé les plus vieux monuments du monde, les plus antiques spécimens de l'art humain. Que restet-il, à l'heure actuelle, de toutes ces richesses ? Rien, ou presque.
La cupidité de quelques modernes, soi-disant civilisés, a suffi pour les détruire ou les abîmer gravement ; pour recueillir des
1 Researches in Sinaï, Londres 1906, p. 41. Cf. Raymond Weill, Recueil des inscriptions égyptiennes du Sinaï, Paris 190i.
1 Durch Gosen zum Sinaï, Leipzig 1881, p. 147 et 148.
turquoises, ils n'ont pas reculé devant des actes de vandalisme et ils ont brisé les magnifiques bas-reliefs qui les gênaient. Le major Macdonald, je l'ai dit, se proposa, lui aussi, d'exploiter les mines, vers le milieu de siècle passé ; mais il fut très respectueux des antiquités ; non seulement il n'y toucha pas, mais il en prit des estampages qui sont maintenant au Musée britannique ; homme de science, il s'appliqua à découvrir de nouvelles inscriptions et l'on doit regretter qu'il n'ait pas eu le loisir de publier les résultats de ses travaux. Mais, ces dernières années, une compagnie anglaise s'était formée pour extraire les précieuses gemmes de Maghâra et réaliser ainsi de beaux bénéfices ; cet espoir d'ailleurs a été frustré et la société s'est dissoute ; mais cette néfaste entreprise a causé la ruine de plusieurs monuments et parmi les plus beaux. A coups de marteau, des ingénieurs inintelligents ont fait sauter les inscriptions et les sculptures et 1' « auri sacra famés » aura occasionné, une fois de plus, des pertes irréparables. «Les Goths, dit M. Pétrie, qui ont protégé et préservé les monuments de Rome, étaient civilisés, en comparaison de ces Anglais chasseurs de dividendes. Pour trouver un parallèle à la destruction commise par la spéculation et le trafic des compagnies, nous devons considérer celle que les Turcs ont accomplie sur l'Acropole d'Athènes et celle de Méhémet Ali brisant les temples pour construire des manufactures et des magasins. » Il est certain qu'on ne peut contenir son indignation en présence de tels forfaits, perpétrés à la barbe du gouvernement, sans que celui-ci intervienne pour les empêcher. On se console à la pensée que des photographies et des reproductions des stèles égyptiennes, aujourd'hui disparues, ont été heureusement publiées par les explorateurs du siècle dernier, en particulier par la compagnie anglaise, « Ordnance survey of the Peninsula of Sinaï». En outre, M. Pétrie, justement soucieux de l'avenir, a voulu mettre en lieu sûr celles qui restaient encore ; elles ont été soigneusement détachées et, en dépit de grandes difficultés, transportées au musée du Caire. Une seule domine toujours la vallée de Maghâra, c'est celle de Semerkhet, gravée presque au sommet de la montagne et mise, par sa position même, à l'abri du pillage.
A notre arrivée aux mines, nous ignorions ces récents événements et rien n'avait encore refroidi notre zèle. La caravane, qui fait halte au pied de la « forteresse », est bien vite signalée aux
quelques Bédouins qui, au contact des Européens cupides, ont senti naître en eux le goût du lucre et s'acharnent encore à extraire des turquoises. Ils sortent de leurs trous, à mi-hauteur de la rampe, sur notre gauche, et viennent se poster sur les blocs de grès qui garnissent les abords des grottes. Cela fait une apparition de gnomes ; leurs silhouettes, émergeant tout à coup en plein soleil, se détachent en clair sur le fond rouge sombre des roches déjà dans l'obscurité. En quelques minutes et non sans peine, nous grimpons par-dessus des entassements de décombres, où aucun sentier n'est tracé, jusqu'à la première galerie, creusée dans la paroi Ouest de la montagne, qui s'avance ici en une sorte d'éperon et étrangle la vallée. C'est peut-être la mine ouverte pendant la troisième dynastie. Je suis surpris du peu de profondeur de l'excavation ; elle est aussi très basse, mais elle s'étend sur une longueur de 10 mètres environ et n'est pas tout à fait horizontale. Il faut dire que la galerie a été détériorée et n'a pas conservé sa physionomie ancienne, sauf en quelques endroits où les angles de la roche sont arrondis, usés par le temps. Avec un peu d'attention on remarque, ici et là, des entailles qui montrent encore le travail des mineurs ; ils attaquaient la montagne au moyen d'instruments de silex et de marteaux de pierre dont on a retrouvé de nombreux exemplaires. Mais il me paraît difficile d'admettre qu'ils aient pu se contenter d'outils aussi primitifs ; sans doute, le grès est friable et le silex pouvait suffire, à la rigueur, pour sculpter des bas-reliefs et entamer les roches ; mais pour les évider, y tailler de véritables chambres, il fallait des instruments métalliques, de bronze ou de cuivre.
On les apportait d'Egypte et on les reprenait après une campagne de fouilles ; c'est pourquoi sans doute on n'a retrouvé à Maghâra qu'un petit nombre de ciseaux de ce genre. En levant les yeux, nous apercevons au-dessus de la mine un cartouche royal ; il est presque effacé ; on distingue vaguement un oiseau entouré de quelques hiéroglyphes, que les efforts de nos égyptologues ne parviennent pas à déchiffrer. Est-ce la signature de Zezer ou celle de Sanekht, deux princes de la troisième dynastie, dont les tablettes se trouvaient ici jadis ? Je ne sais.
En suivant l'escarpement de la colline, dans la direction de l'Ouest, on atteint un autre groupe de galeries, parmi lesquelles celle de Toutmès III. Mais tout y est bouleversé ; impossible de se figurer les anciens travaux ; les ingénieurs contemporains, en
quête de trésors, n'ont rien laissé en place. Les parois de grès qui servaient autrefois de toiture et comme de frontispice à l'entrée des tunnels et des chambres minières, sont brisées misérablement et leurs débris ont roulé jusqu'au fond de l'ouady, entassés pêle-mêle en un lamentable chaos. Cependant les ouvertures des vieilles mines sont encore béantes ; mais ce sont de simples trous, qui donnent accès aux galeries intérieures et où nous n'avons nulle envie de pénétrer, et pour cause. Ici, en effet, nous rencontrons les Bédouins, qui travaillent à la recherche des turquoises. Spectacle effrayant ! Ces malheureux sont presque nus ; des loques jaunes recouvrent à peine leurs corps émaciés ; ces longues figures aux joues creuses, aux pommettes saillantes, ces yeux allumés de fièvre, ces poitrines enfoncées, malades, ces mains et ces pieds zébrés d'égratignures, déformés d'ecchymoses, tout cela raconte les souffrances et les privations endurées dans cette exploitation meurtrière. Il y a là de tout jeunes garçons, décharnés et livides, sous la poussière qui les macule, et déjà victimes de la phtisie ; ils nous regardent d'un air hébété ; sur leur sein, dans une pochette, ils ont caché le produit de leur dur labeur ; ils y plongent la main et en retirent quelques turquoises de la grosseur d'une lentille, mais légèrement ovales ; les unes ont une belle coloration bleu ciel ; d'autres sont brouillées de mauve et de brun ; aucune n'est de qualité supérieure. Les mines ont perdu leur richesse primitive ; elles sont épuisées depuis longtemps. L'entreprise du major Macdonald a échoué ; lui-même est mort au Caire, dans un état voisin de la misère ; on raconte que les plus belles gemmes de sa collection ne provenaient pas de Maghâra, mais lui avaient été apportées du Serbal par les indigènes. Quant à la société qui lui a succédé, elle n'a eu qu'une existence éphémère et à la ruine des monuments égyptiens elle a ajouté la sienne propre.
Peut-on se faire une idée de l'activité qui régnait dans cette région à l'époque pharaonique ? De l'endroit où nous sommes, nous apercevons, en face, la « forteresse », dont le sommet est à peu près au niveau des mines. Les ouvriers devaient loger pour la plupart sur cette éminence où ils trouvaient un refuge contre les animaux sauvages. En tout cas, on y a découvert les arasements de 125 huttes qui servaient d'abri à la population minière et qui renfermaient encore des cendres et des débris de vieilles poteries.
Ailleurs encore, au fond de la vallée et au pied de l'éperon ro-
cheux dont j'ai parlé, se trouvent des vestiges de constructions plus solides et destinées peut-être aux chefs de l'exploitation et aux fonderies ; on y a retrouvé des ustensiles de cuisine, vases et jarres, de formes courantes, abandonnés là par les derniers occupants avant de retourner en Egypte ; en outre, des fragments de creusets, de moules, des morceaux de cuivre, du charbon de bois, décèlent ici une installation de fondeurs 1. Les équipes d'ouvriers étaient tout d'abord occupées à l'extraction des turquoises ; ils réduisaient le grès en menues parcelles, au moyen de broyeurs en basalte et séparaient les gemmes à l'aide de tamis. Cette pierre précieuse est appelée dans les textes hiéroglyphiques mafka, et le savant Ebers s'est livré à ce propos à d'ingénieux rapprochements pour prouver que Maghâra n'est autre que le Dophka de la Bible, une des stations de l'itinéraire des Israélites (Nombres XXXIII, 12) 2. Les Egyptiens désignaient en effet la région des mines du nom de « pays de mafka », mais on ne doit pas oublier que cette appellation s'appliquait non seulement à Maghâra, mais à tout le district producteur de turquoises, qui s'étend du Serbal à Sarabout el Khadim.
D'autre part, les ouvriers recueillaient aussi les minerais de cuivre, qu'ils traitaient sur place, et les autres matières chimiques que les roches recèlent ; il est probable même que le terme de mafka s'étendait également à ces divers produits, en particulier à la malachite qu'on employait pour la fabrication de certains émaux et de certains verres colorés.
J'imagine que toute cette population de travailleurs devait mener une existence très précaire. Ces gens étaient-ils bien dis-semblables des pauvres Bédouins que nous avons sous les yeux ?
Je ne le pense pas. Le pays était peut-être moins dépourvu d'arbres qu'aujourd'hui et les palmiers à dattes pouvaient fournir quelque nourriture. Toutefois je ne puis croire que la végétation y fût jamais abondante. Les plus gros torrents de pluie s'épuisent rapidement et ne parviennent pas à fertiliser le sol. La colonie les utilisait probablement pour sa consommation, à côté des citernes artificielles indispensables. Mais je ne songe pas sans douleur aux privations de toutes sortes que les ouvriers devaient s'imposer et au dénûment dans lequel ils étaient forcément plon-
1 Pétrie, op. cit., p. 51.
1 Op. cit., p. 149 et ss.
FiC. 9. — DANS L'OUAUY MOKATTEIS (HOCHEH A INSCRIPTIONS NAISATÉENNES )
gés. On a supposé que les équipes étaient en majorité composées de prisonniers de guerre ou de criminels politiques, condamnés aux travaux forcés. Comme on sait que les Pharaons des dernières dynasties avaient coutume de prononcer des peines de ce genre, cette hypothèse n'a rien d'invraisemblable. Je ne saurais cependant souscrire à l'opinion d'Ebers qui considère comme démontré que des Hébreux ont fait partie de ces colonies de déportés et que Moïse s'est proposé de les délivrer dans son voyage à la montagne sainte. Les arguments laissent à désirer.
Nous redescendons de Maghâra, l'oreille basse, après avoir fait la décevante constatation que les monuments y brillerU par leur absence. Les Bédouins, du moins, n'ont pu nous fournir aucun renseignement. Chaque fois que nous les interrogions à ce sujet, ils s'enveloppaient de mystère ou bien grimaçaient un sourire narquois ; ils indiquaient la montagne d'un geste vague et indécis et se contentaient de répondre : Inglise, Inglise : « les Anglais, les Anglais». Ils voulaient désigner les pillards qui ont osé porter une main sacrilège sur les bas-reliefs et aussi — nous le sûmes plus tard — les membres de l'expédition scientifique du Prof. Pétrie. Et pourtant, malgré notre désappointement, cette visite aux établissements des Pharaons nous a laissé une grande impression. Ils disent encore, à leur manière, la puissance, l'énergie, l'esprit conquérant de l'antique empire disparu depuis tant de siècles ; ils sont un témoignage bien réel de la civilisation humaine à son aurore ; les roches ont perdu l'image des vieux rois, mais leur souvenir plane encore sur ce désert et vient rendre hommage à la déesse Hathor, la « Dame des Turquoises», qui y avait élu domicile. x
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Le lendemain, dans la matinée, nous passons l'ouady Mokatteb, la «vallée écrite». Elle est spacieuse et on y respire à l'aise.
Le khamsin est tombé et le temps est magnifique. Nous côtoyons la montagne à l'Ouest, où sont accumulés épars de gros blocs de grès, aux dimensions variées, dont quelquesuns semblent avoir été taillés et polis par la main de l'homme.
Ici, ils sont isolés, au pied des collines ; là, vous les voyez entassés comme des murailles ruinées. Ces surfaces lisses sont
presque toutes couvertes d'inscriptions. Vraiment, l'effet est saisissant et il vaut la peine de s'arrêter et d'étudier. On croirait au premier abord à des dessins, des festons, des ornements, cela d'autant plus que ces signes sont accompagnés souvent de figu rines : chameaux, chevaux, ânes, personnages sommairement tracés, pas toujours, remarquons-le, avec des intentions très pures. Pourtant ce sont bien des lettres et on peut les lire sans grande difficulté, quand elles ne sont pas trop détériorées. Malheureusement le travail des graveurs est presque toujours défectueux. Quand même les lettres sont parfois très grandes et mesurent 5 à 10 cm. de haut, elles n'ont pas de profondeur ; on s'est borné à gratter la paroi de pierre avec un silex ou une pointe et ces traits se sont effacés, ou, en tout cas, ont perdu leur netteté première. Puis la négligence apparaît aussi dans l'irrégularité des lignes d'écriture ; elles chevauchent l'une sur l'autre, s'enchevêtrent, montent et redescendent en désordre ; cela ressemble à une page de calligraphie d'un élève des classes enfantines ; il faut une attention soutenue pour suivre toutes ces arabesques et ne point se tromper dans la succession des mots. Les lettres revêtent aussi des formes souvent bizarres et il n'y a pas d'unité dans le grafisme ; les mêmes valeurs phonétiques sont représentées par des signes très différents et quelques-uns ont mis la sagacité des épigraphistes à une rude épreuve. Je ne puis croire que ces formes-là soient régulières et d'usage courant ; elles sont le fait de scribes ignorants ou malhabiles ; ou bien elles trahissent la rapidité avec laquelle elles ont été gravées. Ce sont des gens pressés qui ont buriné ces textes ; pour cette raison aussi, ils ont travaillé sur les rochers les plus accessibles, ceux qui se trouvaient à leur portée immédiate ; leurs « graffites » ne sont pas cachés dans des endroits mystérieux, mais au bord de la route, si je puis ainsi dire, à quelques mètres seulement du sol. Sans quitter la selle de son chameau ou de son âne, l'artiste pouvait opérer ; en peu de minutes, il avait fini et il continuait son chemin.
Si l'ouady Mokatteb offre le plus grand nombre d'inscriptions — environ 300 — d'autres endroits de la péninsule en possèdent également. Elles sont surtout groupées dans les vallées qui avoisinent les montagnes les plus célèbres ; on en a relevé une quantité au pied du Serbal, le long des ouadys Aleyât et Adjeileh, et même quelques-unes à son sommet. Le Sinaï de la tradition n'en
a fourni aucune ; en revanche, non loin de là, l'ouady Ledja, le Nakb el Hâouâ et l'ouady Scheik. Un petit groupe se trouve près du village de Tôr, et j'ai déjà dit que nous en avons rencontré au Nakb el Boudra. J. Euting a complété les collections recueillies par ses devanciers, et celle qu'il a publiée compte 677 inscriptions 1 ; il n'a cependant parcouru que les régions les plus fréquentées, ce qui autorise à croire qu'on en découvrirait ailleurs.
On pourrait mentionner encore en dehors de la presqu'île celles de Pétra, celles d'El-Hedjr, dans l'Arabie septentrionale, et celles du Hauran ; toutefois, ce ne sont plus de simples graffites, mais, pour la plupart, des inscriptions monumentales, plus soignées et plus importantes.
Point n'est besoin de dire que les inscriptions sinaïtiques appartiennent, dans leur grande majorité, à la famille sémitique. Les savants ont toutefois longtemps hésité, quand il s'est agi de déterminer quel dialecte elles représentent. Tandis que les uns les rattachaient au groupe arabe, les autres affirmaient que la langue est araméenne. Cette incertitude s'explique aisément par le fait que l'arabe et l'araméen ont entre eux des rapports très étroits et, en outre, parce, que presque tous les noms propres relevés dans ces graffites sont arabes ; plusieurs ont l'article « al » et contiennent le nom divin « allah ». Mais les progrès de l'épigraphie et de la numismatique, les travaux du duc de Luynes, du comte de Vogue, de l'orientaliste Nôldecke, ont jeté un nouveau jour sur ce problème et ont amené la conclusion que la langue des inscriptions qui nous occupent est celle des Nabatéens, peuple de race arabe selon toute probabilité, mais qui a emprunté, en le modifiant, l'idiome des Araméens répandu de plus en plus en Syrie dès l'époque de la domination perse. J'aurai plus loin l'occasion de dire un mot encore de la civilisation nabatéenne, qui a étendu son influence sur une vaste région de l'Arabie et dont Pétra a conservé des vestiges si nombreux et si surprenants. Pour le moment, je me borne à ces indications sommaires sur la nature des textes sinaïtiques et leur signification linguistique. Du reste, c'est de ce point de vue-là seulement qu'ils présentent un certain intérêt. Le nabatéen est la fusion de deux langues ; son originalité consiste à n'en avoir aucune. Son type d écriture offre le même caractère ; c'est le passage entre les for-
Sinaïlische lnschriflen, Berlin, 1891.
KHj. 10. — DANS L'OL\IIY MOKATTElt (liOCHKIi A I:'\SCHII'TlU:\S NAUATÉENNKS).
mes araméennes bien marquées et les formes arabes plus liées et plus artistiques ; cet alphabet de transition est précieux pour 1 étude de l'évolution graduelle des genres. Mais, au fond, ces graffites sont de minime importance et ne nous disent rien sur les mœurs, la religion de ceux qui les ont écrits. Ils n'ont pas de valeur documentaire et l'histoire pourrait, à la rigueur, les ignorer sans souffrir de lacunes appréciables. A part les noms propres, ce sont des formules de salutation, de souvenir, des clichés fastidieux d'une désespérante banalité. Rien de moins solennel, ni de moins éloquent ! Les auteurs de ces phrases étaient absolument dépourvus d'inspiration ; par contre, ils avaient une légère dose de vanité. Les formules les plus usitées sont : Salut ! X.
fils de X. «bonheur!» ou bien: «Souvenir de X, fils de X « pour l'éternité! )) ou encore : « Béni soit X. fils de X. fils de X.» La filiation peut être plus complète encore; mais, sans cela, les termes ne varient pas ou très peu. L'ouady Mokatteb est comme un grand registre d'état civil ; ses renseignements sont précis, mais secs ; un détail cependant, qui ne laisse pas de nous dérider : au-dessus d'une figure, qui doit représenter un cheval, le dessinateur a jugé bon d'expliquer son chef-d'œuvre, et de le signer: (( Ceci est le cheval qu'a fait Sadallâhi, fils d'Alâ». La postérité lui en sait gré. Il y a d'autres inscriptions encore, arabes, coufites, latines, grecques, ces dernières assez nombreuses, mais peu intéressantes ; des noms propres : Mousès, Abram, Jeremias, Paulos, isolés ou accompagnés d'un vœu. Nous lisons le témoignage expressif d'un soldat qui avait eu sans doute des démêlés avec le clergé ; il a transporté sa colère jusqu'au désert et, ayant rencontré la signature d'un diacre nommé Job, il écrit dessous: « Mauvaise race! moi, Loupos, soldat, j'ai écrit tout cela de ma propre main ». En voilà un qui n'était pas tendre pour les chrétiens en général et les ecclésiastiques en particulier.
Mais d'où proviennent ces textes ? Un célèbre voyageur du Vlme siècle, Cosmas Indicopleustès, n'a pas hésité ; les inscriptions sémitiques sont celles des Iraélites ; pendant leur séjour dans ces régions ils ont employé leurs loisirs à graver leurs noms sur les roches. Des savants anglais du siècle dernier ont aussi partagé cette opinion. Mais ce serait trop beau pour être vrai. La langue et la paléographie protestent hautement et leur verdict nous oblige à chercher une autre explication. Celle d'Euting mérite
qu'on la discute. 1 Il part du fait — d'ailleurs exact — que les Bédouins, après avoir fatigué leurs chameaux dans des expéditions pacifiques ou guerrières, les laissent volontiers en pleine liberté dans les vallées de la péninsule, où ils trouveront repos et pâture. Il rappelle, d'autre part, que le commerce de l'Inde se faisait autrefois par des caravanes qui, partant du Sud de l'Arabie, suivaient la route parallèle à la mer Rouge, et conduisant à El Hedjr et à Pétra, centre du négoce nabatéen. De là, les marchandises étaient dirigées soit sur Damas, soit sur Gaza et 1 Egypte. Des centaines de chameaux devaient être employés à ce trafic et on les conduisait, pour se refaire, dans les pâturages du Sinaï ; les marchands eux-mêmes accompagnaient les troupeaux, jouissaient ainsi d'un temps de vacances et ce sont eux qui auraient marqué leur passage dans ces lieux de villégiature, en écrivant leurs noms comme dans un livre d'hôtel. Ce n'est pas impossible, mais est-ce vraisemblable ? J'ai peine à concevoir pourquoi les marchands nabatéens allaient chercher si loin des pâturages qu'ils pouvaient trouver plus près d'eux, ainsi dans l'ouady El Arisch, à Aïn Kadès, à Beerscheba, et même aux environs de Pétra. Et puis, peut-on faire à l'ouady Mokatteb l'honneur d'être un pâturage ? Y eût-il jamais ici autre chose que des cailloux et quelques genêts ? La présence d'inscriptions au sommet du Serbal n'est pas une objection sans doute, car les marchands ont le droit de faire des ascensions, mais celles de Tôr ? Conduisait-on les chameaux à une si grande distance pour les nour.rir ? J'ose en douter et je pense, en outre, que les trafiquants de la Nabatène eussent été bien mal inspirés d'aller passer leurs vacances dans les solitudes désolées du Sinaï ; c'est bien peu ré créatif.
Tout bien considéré, il me semble préférable d'admettre que les auteurs des inscriptions étaient des pèlerins, du moins pour la plupart. Etaient-ce des chrétiens, comme on l'a prétendu ?
Certes, il y en eut beaucoup ; les graffites grecs sont presque tous d'origine chrétienne ; ici et là, on voit des croix tracées sur la roche, dont le sens n'est pas douteux ; ailleurs, se rencontre le signe A t Cù avec l'invocation bien connue : Kurie eleison.
Sans qu'on puisse indiquer une époque précise, il parait admissible que, dans les premiers siècles de notre ère, de pieux chré-
1 Op. cit., pp. XI et XII.
tiens aient fait le voyage aux saintes montagnes, soit au Serbal, soit au Djebel Moûsa. Mais je persiste à croire qu'un grand nombre de ces inscriptions lapidaires sont dues à des païens qui allaient, eux aussi, adorer sur les montagnes. L'un d'eux cite, en propres termes, la divinité nabatéenne Douchâra ; un autre texte mentionne une prêtresse, ce qui suppose lidolâtrie. Diodore de Sicile 1, du reste, connaissait déjà nos inscriptions et les tenait pour anciennes ; il déclare qu'elles sont formées avec des lettres inconnues. Nous voilà donc bien avant l'ère chrétienne. Le témoignage de Cosmas a aussi sa valeur à cet égard ; il les considère comme très vieilles, puisqu'il pense aux compagnons de Moïse ; si elles eussent été l'œuvre relativement récente de ses coreligionnaires chrétiens, il aurait difficilement pu se tromper d'une façon aussi grossière sur leur provenance. Ces païens étaient attirés dans le Sud de la presqu'île par le besoin d'offrir à leurs divinités un culte sur les hauteurs et tout spécialement sur le Serbal, car cette montagne avait un caractère sacré et ne l'a pas perdu complètement aujourd'hui. Si les textes sont surtout groupés dans l'ouady Mokatteb, c'est que les rochers polis s'y prêtent admirablement et qu'il servait peut-être de lieu de rassemblement ; sa largeur invitait les caravanes à s'y installer pour la nuit. Ainsi donc, dès le premier siècle avant le christianisme, des pèlerins païens ont parcouru ces contrées, poursuivant un but religieux et ont griffonné à la hâte ces notices et ces formules ; d'autres leur succédèrent; la religion changea, la langue changea, mais pas la coutume, et sur les traces des idolâtres, les chrétiens passèrent à leur tour, toujours écrivant sur ces murs de grès et de granit, qui exerçaient sur eux un invincible attrait.
Vers 11 heures du matin, nous abandonnons la « Vallée écrite » où j'aurais aimé faire un plus long séjour. On débouche alors dans l'ouady FîrCln, qui va nous conduire à l'oasis de ce nom ; en ce point, il tourne à l'Ouest et s'enfonce dans des gorges escarpées ; il descend à la mer Rouge. Le Serbal se présente bien en face de nous, majestueusement, un peu comme la chaîne des
i llf, 8G.
i l. — L'OIAUY FÎHAN, à sa bifurcation avec L'OUAPY MOKATTKIÎ
Dents du Midi, vues de Montreux, mais il est encore très loin et ma photographie n'en rend qu'imparfaitement l'image. A l'entrée de la vallée, le Djebel el Gantar, petit tertre de granit brun, dressé en îlot au milieu d'une rivière de cailloux roses. Vis-à-vis du Serbal, à notre gauche, le Djebel el Benat ou el Bint (montagne des vierges ou de la vierge), immense tour démantelée, haute de 1500 mètres et que je comparerais volontiers à la Dent de Mordes. Le célèbre voyageur Burkhardt rapporte à ce sujet une légende intéressante qui règne parmi les Bédouins et servirait à expliquer le nom de cette sommité. Deux jeunes filles, fiancées contre leur gré à des prétendus qu'elles n'aimaient pas, se seraient enfuies de la maison paternelle et auraient erré dans les montagnes, poursuivies par ceux qui les tyrannisaient. Finalement, elles seraient montées sur le pic rocheux dont nous parlons et, ayant noué leurs longues chevelures, elles se seraient jetées dans le vide, préférant la mort à un mariage sans amour. J'ignore ce qu'il y a de vrai dans ce roman ; peut-être rien du tout. La tradition sur ce point n'est pas fixe, puisque le nom de la montagne est double. D'aucuns prétendent qu'à l'époque de l'établissement des chrétiens dans l'oasis de Fîran on aurait construit sur ces roches une chapelle consacrée à la vierge Marie ; ce serait l'origine de cette dénomination. Plus tard, les Arabes, ayant perdu le souvenir exact des faits, auraient créé la légende du drame passionnel des deux vierges.
Le désert ici n'est pas stérile. Toujours quelques seyals, aux troncs penchés, comme si un fleuve avait passé par là, courbant les arbres sous la poussée du courant. Je remarque, en particulier, une quantité de coloquintes qui poussent dans les cailloutis ; la tige n'est pas haute, mais bien droite ; les feuilles sont vert sombre, dentelées comme celles du chêne, et douces au toucher. Vous voyez les fruits joncher le sol : boules vertes, striées de jaune, de la grosseur d'un gros œuf de poule, mais toutes rondes et toutes lisses, presque brillantes. La chair en est très amère et cette propriété a servi d'image aux poètes arabes, lorsqu'ils parlent de la tristesse de l'âme. Je me souviens de ces vers d'Amralkais, où le malheureux soupirant, abandonné de son amie, clame son désespoir :
Et moi, au malin de la séparation, au jour du départ, Je me tenais, comme un homme qui broie des coloquintes Près de l'acacia de la tribu !
FIG. 12. — ANCIEN TOMBEAU, DANS L'OUADY NISRÎN
Croquis d'aprêsjnalure.
On me dit que les Bédouins utilisent aussi ce fruit comme remède contre toutes espèces de maladies et que, d'autre part, ils l'exportent en Egypte où l'on en extrait une substance colorante.
Nous nous arrêtons une demi-heure pour examiner un groupe d'anciens tombeaux fort curieux. Ils sont situés à l'embouchure de l'ouady Nisrîn, qui se jette dans celui de Fîran, à peu de distance de la «Vallée écrite». Il y a là des tells de sable et de pierres, arrondis, aux pentes légèrement inclinées et mourantes.
A leur pied, des amas de gros cailloux, qui, au premier abord, ne méritent aucune attention. Cependant, on observera bientôt que ces pierres sont* disposées en cercles, très irrégulièrement sans doute ; mais, pour plusieurs, la circonférence est encore très marquée ; on peut la suivre de l'œil sans trop de peine, dans l'encombrement des matériaux. Ces blocs sont bruts, du moins aucune trace de taille n'est visible. Les cercles, au nombre d'une vingtaine, se touchent et même s'enchevêtrent parfois. Au centre, une fosse, dont les parois sont des dalles, assez bien polies, mais de grandeurs différentes, et qui ont été plantées verticalement et avec soin, car le travail s'est bien conservé. Ces fosses sont des tombes ; on peut supposer qu'elles étaient autrefois recouvertes de dalles protectrices, qui auront disparu. Nous mesurons l'enceinte la plus caractéristique et j'en reproduis ici-même le croquis. Son diamètre est de 5 m. 25 ; la fosse centrale a 1 m. 25 de long sur 77 cm. ; la profondeur moyenne accuse 60 cm. L'orientation est du Nord au Sud. On est surpris de l'exiguité de ce tombeau ; un adolescent pourrait tout juste y trouver place ; et les autres ne sont pas plus vastes, au contraire. Le cadavre devait nécessairement être replié sur lui-même et un grand nombre de tombeaux de l'antiquité attestent ce mode de sépulture. On peut conjecturer que, pour des raisons encore peu connues, la coutume voulait que les morts eussent la position de l'enfant dans le sein maternel. Est-ce que la terre où ils reposaient n'est pas aussi une mère qui, après avoir donné naissance à l'homme, en gardera jalousement la dépouille mortelle ? Cette idée n'est pas étrangère à l'antiquité. Et, effectivement, ces tombeaux paraissent remonter à un âge très reculé. Il est vrai que les Arabes du désert ont encore actuellement conservé ces procédés d'inhumation ; ils élèvent des enceintes de pierres autour de leurs tombes et ces traditions millénaires se perpétuent, à cet égard comme à d'autres, dans les tribus bédouines. Cependant, les cercles funé-
ANCIKNS TOMItlCACX DANS l.'OPAHV MSIîÎN
raires de l'ouady Nisrîn n'ont pas l'aspect de constructions récentes ; ils sont l'œuvre des premières populations de la péninsule ; cette région n'est plus habitée depuis de longs siècles et ne saurait l'être. On rencontre, du reste, de ces monuments en d'autres endroits encore du pays, imposants vestiges d'une civilisation très primitive. Leur caractère sacré ne fait pas de doute. De même que les cromlechs des époques préhistoriques, ces enceintes ser-
!•" I ( 1. 14. — ANCIKNS TU.M ISEAIX DANS LOl'ADV N[SIÎÎN
vaient de lieux de culte et la nécropole où nous errons en amateur a été autrefois un sanctuaire. Les vieux Sémites venaient ici faire leurs dévotions ; la mort a toujours inspiré des pensées et des actions religieuses et il est bien probable que c'est à l'âme des défunts plus ou moins déifiée et à laquelle on attribuait certains pouvoirs que les indigènes du Sinaï adressaient leurs prières et offraient leurs sacrifices. C'est donc une localité très vénérable que nous avons traversée et je puis dire, sans fausse honte, que ces pierres apportées ici par de pieuses mains, témoins de beaucoup de larmes et de supplications, m'ont touché profondément
Kir,. 15. — I>ANS L'OPADY PÎRAK. AU font), LU SKRHAI..
et m'ont plongé dans une rêverie, que seuls les appels d'Ibrahim, qui nous invite au déjeuner de midi, ont pu dissiper.
* *
Pendant toute l'après-midi, lentement, sous un ciel jaune, dans une atmosphère lourde et chaude, nous remontons le grand ouady Firall, taillé dans le feldspath et le grès, et qui se déroule en un vaste corridor, d'une largeur très variable, sur une étendue de plusieurs kilomètres. Il serpente, se brise en nombreux coudes, se faufile entre les escarpements des rochers, qui projettent dans la vallée leurs contreforts massifs et sauvages. Chaque torse forme une sorte d'amphithéâtre, dans lequel on est enfermé. A distance, vous ne voyez aucune issue ; tout autour de vous, les montagnes arrêtent le regard et vous avancez contre une paroi gigantesque, qu'un miracle seul, semble-t-il, pourra briser ; c'est une impasse, un cul-de-sac ; c'est le bout du monde.
L'illusion est parfois si complète, que je me demande sérieusement si nous ne sommes pas bloqués. Le soleil répand des nuances de tous les gris sur ces roches plongeantes, presque verticales, et le jeu des ombres dessine dans les anfraetuosités, les saillies, les arêtes, des contours de pierres de taille et de moellons fendus ; si bien que je me crois emprisonné dans quelque antique château fort. Mais non ; tout à coup une ouverture, une grosse brèche, à droite ou à gauche, et nous passons sans la moindre difficulté. Me trompé-je en disant que cela ressemble un peu au lac des Quatre-Cantons ? Les promontoires et les caps qui enserrent les bassins paraissent aussi les isoler complètement. Sans doute, les monts de l'ouady Fîran sont beaucoup plus rapprochés et n'offrent pas trace de verdure, mais ce qui justifie encore cette comparaison, c'est que le fond de la vallée est uniformément plat, d'une rive à l'autre ; c'est un lac de sable et les collines émergent comme des récifs au bord de l'eau. Nos chameaux sont bien des vaisseaux, nos Bédouins des pilotes, et nous des passagers émerveillés de cet étrange pays, mais secoués par un roulis qui ne cesse jamais.
La vallée est tout simplement magnifique. Le Serbal est toujours en vue, à chaque détour du chemin ; caché pendant quelques minutes derrière un éperon de la montagne, il réapparaît
soudain, de plus en plus grandiose, bleu-rosé, au-dessus des pyramides dénudées ; il nous attire, et nous lance un défi ; à mesure que nous avançons, il s'élève, se redresse, élargit son immense dos bosselé et remplit parfois l'échancrure de l'ouady, comme la Jungfrau quand on la regarde d'Interlaken. Et, sous l'éclatante lumière du jour, les rochers scintillent ; ils sont sillonnés de filons de porphyre rouge qui courent en lignes brisées ;
FIG. 16. — HESY EL HATTATIN (dans le lointain, la caravane des bagages).
on dirait qu'ils ont été blessés et qu'ils saignent ; ou bien, au cré-
puscule, quand l'ombre s'épaissit au fond du val, et que le soleil couchant pose encore ses rayons sur les sommets, ce sont comme des guirlandes de géraniums ou des colliers de rubis que la main du Créateur a attachés à son œuvre. Et, précisément, nous jouissons de ce beau spectacle, lorsque, vers la fin de l'aprèsmidi, nous dressons nos tentes non loin de l'embouchure de l'ouady Koser.
A mon réveil, une alouette chante ; elle annonce l'oasis prochaine ; son cri strident vibre, clair, joyeux, dans la paix de
l'aube, et il y a un double écho ; les collines qui se font face se renvoient l'une à l'autre la chanson matinale de l'oiseau ; on croirait qu'elles gazouillent elles-mêmes, et l'air est plein de mélodies. Les chameaux font la basse, un peu fort à mon gré ; elle manque de souplesse et de velouté. Au bruit de cette fanfare, nous partons et une heure après nous atteignons le « Rocher de Moïse». Au pied de la montagne, sur la gauche de la route, un énorme bloc de granit, presque quadrangulaire, semble obstruer le passage. Il peut avoir 5 à 6 mètres de haut et le double de large. Il est brun et a de grandes surfaces bien nettes où on lit des inscriptions nabatéennes, d'ailleurs sans importance.
Une très vague tradition circule parmi les Arabes à son sujet.
Ils l'appellent Hesy el Hattatin, « l'eau ensablée de l'écrivain », et ce serait le rocher frappé par Moïse (Exode XVII, 6-7). Ebers adopte cette tradition et place ici le champ de bataille de Rephi-dim où les Israélites vainquirent Amalek (Exode XVII, 8 ss.). 1 Palmer rapporte que les indigènes jettent des pierres autour de ce rocher, dans la croyance qu'un tel acte a la vertu de guérir les maladies.2 On voit, en effet, plusieurs petits tas de cailloux aux abords du bloc. Nos Bédouins restent absolument passifs ; à peine regardent-ils le fameux rocher ; aucune émotion ne les agite en ce moment. La photographie que je reproduis est prise du Sud ; au fond, on aperçoit, mais peu distinctement, la caravane des bagages, qui nous suit à quelque cinq cents mètres, dans la lumière crue et déjà chaude de cette belle matinée.
Nous approchons d'une terre habitée. Voici, en effet, quelques jeunes filles bédouines, couvertes du voile, drapées de noir ; elles sont assises au bord du chemin, immobiles, muettes, la tête un peu penchée en avant ; elles ont une attitude craintive ; elles se blottissent ; non seulement le visage est caché, mais aussi les mains ; ont-elles peur de nous ? Nos guides semblent les ignorer ; ils ne s'approchent pas d'elles et ne les saluent pas. Autour d'elles, une dizaine de chèvres, noires aussi, petites, broutent ; elles n'ont pas de sonnettes au cou. Aucun bruit ne nous vient de ce groupe de bergères et de ce pauvre troupeau ; ces êtres sont bien vivants, mais on les croirait morts. Je voudrais au moins un
1 Op. cit. pp. 198, 218 et ss.
2 The desert of the Exodus, 1876. Traduction allemande : Der Schauplatz der vierzigjàhrigen Wurienwanderung lsraels, 1876, p. 124.
FIG. 17. - L'OASISDE FÎRAN.
bêlement, un cri, un salut, un chant, quelque chose, mais rien.
La stupeur frappe ici gens et bêtes.
Peu après, la petite oasis El Hesoué, entre des rochers toujours plus sauvages et plus élevés, apparaît riante et fraîche. Sous ce bosquet de tamaris, de seyals, de hautes herbes, on perçoit le murmure d'un ruisseau ; on distingue la silhouette confuse de huttes basses, sur lesquelles s'enlacent des branchages ; on remarque des traces de culture. Un clan de Bédouins réside dans ce fouillis ; mais nous ne voyons personne, et nous n'entendons rien. En vérité, ces gens-là ne sont pas curieux et pourtant ils ne doivent pas avoir souvent le spectacle d'une caravane aussi bigarrée que la nôtre. Nous souffrons dans notre amour-propre.
Tout à coup, la vallée s'élargit en cirque ; au centre, une colline d'une trentaine de mètres, couverte de ruines ; à gauche, le Djebel Taouneh, avec ses débris de chapelles, en plein soleil ; à droite, le Serbal. Au fond, non loin de la colline, un rideau de palmiers, une draperie verte, pailletée de jaune et de violet, tendue entre les montagnes rouges : c'est l'oasis de Fîran, la « perle du Sinaï». Nous sommes au 17 février et il est 10 heures du matin. La joie chante dans nos cœurs.
PLANCHE IV
Bulletin de la Société Neuchâteloise de Géographie. Tome XXIII, 1914.
L'OASIS DE FÎRAN.
CHAPITRE SECOND
De l'Oasis de Fîran au Djebel Moûsa
Nous campons sous un vaste seyal ; à travers la ramure sombre, le soleil fait des ronds blancs sur le sable. Beaucoup de pierres éparses dans la gorge ; de gros blocs nous servent de sièges, et, près de nos tentes, dans cette grandiose solitude, nous jouissons d'un repos bienfaisant, d'un de ces moments de détente où l'esprit est libre, le cœur à l'aise, où l'on aimerait gambader, s'ébattre, faire des folies. Nos chameliers sont partis. Ils savent que nous resterons deux jours dans l'oasis et ils sont retournés chez eux, dans les montagnes du Sud, d'où il étaient venus. Ils nous ont fait des adieux très touchants. Djema m'a pris la main pour la frotter à son front, en signe d'amitié. Il m'a expliqué — du moins je le crois — que son chameau — il le nomme Saïd, « l'Heureux », — n'avait pas son pareil, mais que le repos lui est nécessaire ; en outre, la provision de fourrage est épuisée ; mais surtout, Djema va revoir sa famille et je me demande dans quel coin perdu elle gîte ; du reste, il tient à me tranquilliser : il reviendra. avec le même chameau. Ce Djema est si plein de prévenances.
Le ruisseau, bien limpide, assez large, babille près de nous ; il se faufile entre les galets, tournoie, se divise en canaux, bondit, étend ses eaux en nappes bleues, fait croître une herbe drue sur son passage et, né dans la grande oasis, à l'ombre de la forêt, il va mourir à El Hesoué, après une vie courte mais féconde. Sur la rive opposée, au pied du Taouneh, des bouquets d'arbres, échelonnés sur l'escarpement des monts ; ils abritent de pauvres caba-
nés, construites en terre, très basses, grises, sans toiture. Une seule ouverture sert à la fois de porte et de fenêtre ; de petits jardins potagers les entourent. Dans ces demeures primitives logent les indigènes ; mais nous n'avons pas la chance de prendre contact avec eux ; je ne sais s'ils se cachent ou s'ils affectent une indifférence dédaigneuse à notre égard ; en tout cas, leurs cahutes paraissent désertes et rien n'y révèle la présence d'êtres humains.
Mais nous n'avons pas de temps à perdre ; nos heures sont comptées. Commençons notre excursion sans tarder. Quelque chose frappe, de prime abord, le voyageur : c'est que, du côté du Nord, les flancs de la montagne sont couverts de constructions de pierres, ruinées pour la plupart, et sans analogie avec les huttes dont je viens de parler. Lorsqu'on les aperçoit pour la première fois, on dirait une ville bâtie en gradins, mais ravagée par un bombardement ; les édifices principaux, les plus solides, auraient subsisté, le reste ne formerait plus qu'un chaos de débris informes. On les rencontre déjà à la base du Djebel Taouneh et des collines avoisinantes ; elles en couronnent aussi le sommet et partout elles profilent leurs murs croulants, d'un aspect désolé. Franchissons le torrent ; grimpons la colline, dans l'amoncellement des ruines. Nous voici en présence de l'un de ces édicules, qui pourrait bien compter parmi les mieux conservés de la région. La photographie que j'en donne est prise du Sud-Est.
L'édifice, adossé au rocher, est rectangulaire et a deux étages ; le faîte est démoli et devait, semble-t-il, être en forme de pyramidion et renfermer une chambre ; les cinq ouvertures de la façade et les trois autres du côté Est, donnent accès à des couloirs qui traversent la maisonnette et dans lesquels nous ne trouvons rien. Entre chaque corridor et au-dessus, on aperçoit de petites niches carrées, ouvertes sur la vallée. Le tout est solidement bâti ; de grosses dalles plates servent de plafond aux couloirs ; d'autres s'avancent en saillie, au sommet des murs, comme des architraves. Les moellons sont de granit pur et le travail de la maçonnerie est soigné ; il ne semble pas qu'on ait employé beaucoup de béton ; cependant les interstices ont gardé des dépôts de terre friable qui aura fait l'office de ciment. N'étaient les décombres qui l'environnent et la surmontent, cette construction aurait l'apparence de quelque chose de récent, parce que les pierres n'en sont point rongées ; elles ont conservé, au contraire, une taille franche, des arêtes aiguës ; leurs mille facettes
scintillent au soleil ; il y a du feu dans ces blocs ; rien d'usé, rien d'émoussé dans les éléments mêmes de l'édifice. Nous nous donnons beaucoup de mal, le Père M*** et moi, à en mesurer les dimensions et pendant plus d'une demi-heure, munis d'un ruban métrique, nous toisons, comme des entrepreneurs de bâtiments.
Nous en avons visité plusieurs autres encore ; beaucoup appartiennent au même type, mais le temps les a moins ménagés et il
FIG. 18. — UN NAOUAMIS
ne serait pas aisé d'en dresser un plan détaillé. On en rencontre aussi, en assez grand nombre, qui sont circulaires : dans leur état actuel, ce n'est plus qu'un gros tas de pierres, qui ne présente rien d'intéressant ; toutefois un déblaiement sommaire fait découvrir un espace vide au centre, donc aussi une chambre, ou plutôt une simple cavité de dimensions restreintes..
Que sont ces édifices ? Qui les a bâtis ? A quelle époque ? Autant de questions auxquelles on ne peut fournir une réponse définitive. Les Arabes leur donnent le nom de naouâmis, pluriel de nâmous ; ce mot signifie parfois « moustique» et a créé la légende selon laquelle ces huttes auraient été élevées par les
Israélites pour se mettre à l'abri des moustiques. Mais il désigne aussi la cachette où s'embusque le chasseur et la cellule du moine. Ce sens nous amène à penser que par naouâmis on entendait tout simplement des cabanes et spécialement celles qui ont servi d'asile à des religieux à l'époque où l'oasis était habitée par un peuple de moines, comme nous le dirons tout à l'heure. Le Père Savignac suppose1, non sans apparence de raison, qu'il s'est produit une confusion entre ce vocable et celui de naouâouis, dérivé du grec « naos » et par lequel on désigne les tombeaux chrétiens. Dans cette hypothèse, ces édifices seraient, du moins primitivement, des tombeaux. M. Maspéro adopte l'opinion de la commission anglaise du « Survey » qui les fait remonter à une très haute antiquité. Parlant des peuples primitifs de la Péninsule, dont les Pharaons devaient sans cesse repousser les attaques, il écrit : « Ils n'attendaient pas le choc de pied ferme, mais ils se réfugiaient dans des abris préparés à l'avance sur certains points de leur territoire. Ils érigeaient çà et là, sur la crête de quelque colline escarpée ou vers le confluent de plusieurs ouadys, des tours de pierres sèches, groupées en nombre inégal par dix, par trente, arrondies au sommet comme des ruches : ils s'y entassaient tant bien que mal et s'y défendaient désespérément. 2 L'éminent égyptologue fait ici allusion à nos naouâmis, qui auraient ainsi joué le rôle de forteresses, de castels, dans les temps les plus reculés. Il me paraît difficile de se ranger à cette opinion.
Ces huttes peu élevées, exiguës pour la plupart, eussent été de bien pauvres citadelles. Le plus grand nombre se trouve non sur les hauteurs, comme on devrait s'y attendre, mais disséminées dans des endroits aisément accessibles. Elles n'ont point, je le répète, l'aspect d'édifices très antiques ; sans doute l'apparence est souvent trompeuse, mais je ne puis admettre qu'on les vieillisse de plusieurs milliers d'années, sans pour cela apporter des raisons majeures, ou tout au moins des indices de quelque importance. Je doute que ces monuments aient été érigés, à l'origine, pour servir d'habitation, même temporaire. Ces corridors étroits sont. peu propres à être utilisés comme locaux. Il faudrait en tout cas reconnaître que les architectes ont été bien mal inspirés et qu'ils ignoraient absolument ce que doit être une
1 Revue biblique, 1907, p. 399.
2 Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique. Tome 1", p. 352.
demeure confortable. Le temps nous a fait défaut pour y pratiquer des fouilles et procéder à une investigation un peu complète, mais nous savons que les membres de la Commission anglaise, que nous venons de citer, ont découvert dans plusieurs de ces couloirs des traces de sépulture. Il est donc probable que ces naouâmis sont d'anciens tombeaux et qu'ils sont l'œuvre des populations qui séjournèrent dans l'oasis dès le début de notre ère. On prétend du reste que les Bédouins actuels les utilisent encore à cette fin, dans d'autres régions de la péninsule. Je n'ai pu contrôler cette assertion, mais elle est vraisemblable. Ainsi donc ces ruines sont celles d'un vaste cimetière ; pieusement ensevelis dans leurs demeures de pierres, les morts reposaient ici, en face du Serbal et à la lumière du soleil levant. Les cortèges funèbres quittaient la vallée ombragée, gravissaient la colline par des sentiers aujourd'hui disparus, et devant ces humbles maisonnettes, les prières des vivants s'élevaient vers le ciel bleu pour l'âme des chers trépassés.
Toutefois, nous ne croyons pas impossible que quelques-uns de ces monuments aient aussi servi plus tard de retraite à des anachorètes qui voulaient s'isoler du monde. Dans les étages supérieurs en effet, les fouilles n'ont révélé aucune trace de sépulture ; nous avons constaté en outre que l'édifice décrit il y a un instant, conserve les restes d'une chambre haute, qui peut difficilement être envisagée comme un caveau mortuaire ; elle suffisait en revanche aux exigences d'un moine épris de solitude et voué à l'ascétisme. Quand un religieux se séparait de la société pour aller vivre dans le désert sinaïtique, il trouvait à sa disposition ces huttes primitives, les aménageait de son mieux, y construisait au besoin une cellule et y achevait en paix une existence précaire. La tombe devenait un ermitage. Ce phénomène n'a rien de surprenant ; la coutume de transformer des tombeaux en demeures monastiques a été souvent constatée en Orient : tel monument funéraire de la vallée du Cédron 1 près de Jérusalem a été autrefois converti en logement pour des religieux et utilisé comme tel pendant des siècles.
J'ajoute que les naouâmis ne sont pas les seuls tombeaux de l'oasis. Il en est d'autres encore que je n'ai pu visiter, faute de temps, mais qui ont été étudiés par le P. Savignac et décrits
1 Le monolithe de Siloë.
dans la Revue biblique 1 ; sans avoir l'importance des premiers, ils sont cependant intéressants ; au pied de la montagne qui fait face au Djebel Taouneh s'étend une nécropole formée d'une quantité de petites tombes isolées les unes des autres et construites en pierres sèches. Ailleurs, on les a creusées dans le rocher même ou bien dans ces amas de gravier et de limon qu'on nomme « jorfs » et qui ne sont autre chose que des terrains alluviaux déposés aux flancs des monts par les eaux qui remplissaient la vallée à l'époque préhistorique. Le R. Père écrit à ce propos : « Le corps du défunt était étendu là-dedans, enveloppé dans une étoffe grossière, le plus souvent dans une sorte de sac tissé avec des fibres de palmiers, ou simplement tressé avec des feuilles du même arbre. On fermait ensuite avec soin l'entrée par un large mur de pierres maçonnées avec de la boue. Les pluies torrentielles de l'hiver détachent de temps en temps quelques quartiers d'alluvion, et les tombes coupées en deux par ces éboulis, apparaissent béantes avec un débris de squelette dans le fond. »
Tous ces travaux pour les morts attestent que la population de l'oasis devait être jadis assez considérable. Mais il est d'autres antiquités qui attirent maintenant notre attention.
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J'ai dit qu'au centre même de l'ouady s'élève une colline absolument isolée et couverte de ruines. Les Arabes l'appellent : El Meharret ; elle mesure environ 30 mètres de haut. C'est là qu'en redescendant du cimetière je dirige mes pas. Rien de plus curieux que cette masse colossale de décombres ! des pans de murs, des donjons démolis, des remparts très épais qui soutiennent encore les débris de massives constructions, des tours dont l'assise seule est en place, et tous ces ouvrages de vieille maçonnerie s'entassent les uns au-dessus des autres, se croisent en tous sens, de la base au sommet. Une égale coloration grise, terne, est répandue sur ces choses informes, accentuée encore par les quelques touffes de broussailles qui y végètent ou la frondaison vert-bouteille des seyals, qui poussent au pied du monticule. Et lorsque vous en approchez, vous remarquez que ces murailles fragmen-
1 1907, p. 401 ss.
FIG. 19. — RUINES DU MONASTÈRE DE PHARAN
taires ne sont point toutes bâties en pierre, mais que les plus hautes, les mieux conservées, celles dont la régularité a le moins souffert, sont tout simplement en terre durcie mélangée de sable : ce sont des édifices de boue solidifiée et l'on est surpris qu'ils aient si vaillamment supporté l'injure du temps. Les pentes du Meharret sont très escarpées ; pour les gravir, un bon coup de jarret est nécessaire. C'est vers le sommet surtout que les ruines s'accumulent en grande quantité, tellement que je m'y perds et ne parviens pas à me représenter la configuration de la cité qui florissait ici autrefois. Une seule remarque s'impose : c'est que la surface qu'elle occupait est relativement petite. On devait étouffer dans ces castels ; nulle part peut-être le terme d'agglomération ne convient mieux qu'à cet ensemble de constructions, qui paraissent avoir été réellement collées les unes aux autres.
En revanche, les habitants y jouissaient d'une vue superbe. On domine ici toute la vallée, qui s'ouvre en plateau ; l'oasis ellemême ressemble à un épais tapis de verdure, un nid de mousse, au fond d'une gorge extrêmement sauvage. Et l'on doit hardiment supposer qu'autrefois la végétation était encore beaucoup plus luxuriante. Les orages font de gros dégâts dans cette région. Un des officiers du « Survey » a décrit la bourrasque qui, (le 3 décembre 1867, balaya dans l'ouady Fîran mille palmiers, ainsi qu'un bois de tamaris long de trois kilomètres, et fit en outre des victimes humaines. Pendant quelques heures, le torrent qui courait dans la vallée eut une largeur de près de 300 mètres. Les phénomènes de cette nature ont dû se produire à toutes les époques et causer d'irréparables dommages à l'oasis.
A mi-hauteur de la colline, du côté du Nord, on aperçoit les vestiges d'une église. Quand j'y arrive, le P. Savignac est occupé à en relever le plan et je suis tout heureux de lui venir en aide. Ce travail exige plus d'une heure. Silencieusement, nous arpentons les ruines, examinant chaque détail, mesurant l'épaisseur des murailles, supputant leurs dimensions primitives et cherchant à dresser le plan exact du vieil édifice où les chrétiens des premiers siècles étaient venus adorer. Ce sanctuaire est évidemment très abîmé, mais un simple coup d'œil sur ce qu'il en reste prouve qu'il avait un développement fort respectable.
La grande nef ac use une longueur de 17 mètres, à son axe, sur plus de cinq mètres de large ; elle était flanquée de deux petites nefs dont on voit encore les traces en plusieurs endroits et qui
courent sur toute la longueur du temple. Il est facile de distinguer aussi un vestibule, sorte de grand atrium qui règne devant l'entrée principale et qui paraît avoir renfermé plusieurs chambres. L'édifice est enveloppé d'autres constructions encore, dont il est difficile d'indiquer la nature et la destination, et une épaisse muraille, qui subsiste encore en partie, entourait tous ces bâtiments, surplombait la vallée et devait leur prêter l'apparence d'une citadelle. Des tronçons de colonnes gisent çà et là, des corniches brisées, des chapiteaux de grès rose, le tout pêle-mêle,, en un chaos lamentable, comme si des vandales avaient passé ici.
Nous trouvons une inscription nabatéenne sur une dalle taillée et ornementée ; elle est malheureusement cassée par le milieu et le texte a beaucoup souffert ; il est presque illisible. Des fouilles méthodiques, pratiquées en cet endroit, fourniraient sans doute dutiles renseignements. Le temps nous fait défaut pour cela. Il est bientôt midi et nous sommes encore dérangés dans notre travail par les assiduités importunes d'une Bédouine qui avait réussi à nous rejoindre ; elle nous suit pas à pas, pousse des gémissements plaintifs, prononce de déchirants (( Bakchich, haouâdja », « un pourboire, Monsieur» et recommence toujours, l'ingrate, malgré les aumônes que nous déposons tous dans ses deux mains tendues. Ciel ! qu'elle est laide, cette pauvre femme : un mince fichu noir drape très mal ses charmes opulents ; des colliers de sequins et de verroterie tintent sur sa poitrine mobile ; aux bras, d'énormes anneaux, dont l'un, en corne jaune, étrangle les chairs molles et adipeuses du poignet, où on le dirait incrusté. Elle porte le voile, c'est-à-dire qu'un fragment de toile foncée, huileuse, pend sur son visage, du nez en bas ; deux yeux profonds, étrangement noirs, percent la tête comme deux trous, mais ils sont doux, humbles, quémandeurs. Le plus bizarre de tout, c'est encore la coiffure : les cheveux de jais, brillants de graisse et où courent déjà des fils d'argent, sont ramassés sur le front en un chignon extravagant, sorte de corne qui s'élance en avant, emprisonnée dans un treillis de lacets, comme un saucisson. J'avais entendu dire que les Bédouines ne paraissent pas volontiers en société et n'ont aucun goût pour les succès mondains ; elles préfèrent l'ombre, s'y réfugient et vivent dans la claustration. Et, effectivement, nous avons rencontré très peu de femmes dans tout le cours de notre voyage. Elles ont, sans doute, de bonnes raisons pour se dérober ainsi à la curiosité
indiscrète des hommes. En tout cas, si elles sont toutes aussi disgracieuses, aussi dépourvues d'attraits que celle que nous avons sous les yeux en ce moment, elles n'ont point tort de se cacher ; elles n'ajoutent rien à la gloire du beau sexe.
Dans la vallée, à nos pieds, près des tentes, une fumée légère monte tout droit vers le ciel ; elle révèle l'emplacement de la cuisine et nous invite à la soupe. Exceptionnellement, Ibrahim a apprêté un dîner chaud ; on voit son bonnet blanc s'agiter parmi les cailloux. Tout en regagnant notre domicile éphémère, notre pensée fait un retour en arrière ; elle cherche à donner un sens aux ruines que nous venons d'explorer ; elle évoque des temps lointains où la vie remplissait ces solitudes, où un peuple de moines adorait dans l'église, en chantant les offices, où le Meharret et ses environs étaient une vraie fourmilière humaine.
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* *
En réalité, on ne sait pas grand'chose de l'histoire de cette localité. Au temps .où écrivait le géographe Ptolémée, vers le milieu du IIme siècle après J.-C., il y avait ici une ville qu'il appelle Pharan. 1 La description du pays est du reste un peu confuse ; il connaît les deux golfes qui entourent la péninsule, mentionne un promontoire, qui est sans doute le Ras Mohammed.
mais il le place près de Pharan; 2 de même, il signale la présence dans la région « de montagnes appelées noires » et de diverses peuplades parmi lesquelles Les Sarascènes et les Pharanites. Sans doute, la ville a été bâtie longtemps avant Ptolémée, mais elle n'est positivement citée, à ma connaissance,3 par aucun auteur plus ancien. Que faisaient les Pharanites ? Nous l'ignorons ; ils étaient sans doute en rapport avec l'Egypte et entretenaient des relations commerciales avec les Nabatéens ; les nombreuses inscriptions dont nous avons parlé sont la preuve que les trafiquants arabes venaient à Pharan comme à une sorte d'emporium ; on peut supposer aussi que le petit port appelé
1 Géographie. Liv. V, chap. 17.
2 tiévoi xov xarà waçav àxQCûT'rjTiov. - - - - - -
3 On ne peut en tout cas pas 1 identilier avec le l'/ioimccn, la « l'aimeraie », ue Diodore de Sicile, laquelle est située au bord de la mer (zônoç étnl naea&aÀcÍ.¡;nos. III, 42) et correspond probablement à l'oasis de Tôr.
aujourdhui Tôr leur servait de débouché. Ptolémée cite en effet dans les mêmes passages un autre peuple, les Raithènes, dont le nom rappelle celui de Raithou, par lequel les anciens désignaient la bourgade de Tôr.
De bonne heure, les chrétiens s'établirent à Pharan ; mais il nous est impossible de dire à quelle époque précise. Eusèbe, qui écrit son Onomastique vers 325, 1 cite deux fois cette localité.
D'abord, à propos de Genèse XIV, 6, il nous apprend que Pharan est une ville des Sarascènes, en Arabie, vers la mer, à trois journées de distance d'Aïla. Mais il paraît aussi appliquer le nom de Pharan au désert, car il ajoute : « Les fils d'Israël y passèrent en revenant du Sinaï. » Ailleurs, il place Rephidim, où se livre la bataille contre Amalek (Exode XVII), « près de Pharan », sans nous fournir d'autre indication géographique. Il s'agit bien de notre Pharan, mais nous ne savons pas par ces textes si la ville était habitée par des chrétiens. C'est très probable ; en tout cas, nous connaissons une lettre de l'empereur Marcien, écrite en 454 et adressée à Macaire, « évêque de Pharan » ; elle a pour but de le mettre en garde contre un certain Théodose qui était venu chez les moines prêcher l'hérésie. 2 Parmi les témoignages dignes de foi, c'est peut-être le plus ancien.3 Mais il va sans dire que, si à cette époque, la ville est déjà érigée en évêché, la population chrétienne devait y être nombreuse et installée depuis longtemps.
L'habitude de vivre dans la solitude est sans doute une conséquence des persécutions qui obligèrent les chrétiens à se réfugier dans les déserts. On peut supposer, sans témérité, qu'ils s'abritèrent aussi dans les montagnes de la presqu'île qui leur offraient une sécurité assurée. Les persécutions de Sévère, en 202, de Décius, en 250, et de Dioclétien, en 307, sévirent cruellement à Alexandrie et en Palestine et il est vraisemblable qu'il y eut des exodes de chrétiens vers le Sinaï. 4 En 313, saint Pacôme d'Alexandrie embrasse la vie monastique à la suite d'une vision qui lui montre une lumière du côté de l'Orient et lui fait voir
1 Harnack. Die Chronologie der altchristlischen Litteratur bis Eusebius. II.
Leipzig, 1904, p. 122.
2 Cilée par Ebers, op. cit., p. 427.
3 On ne peut pas accorder grand crédit au niénologe des Grecs, qui mentionne, au 18 fév., un certain Agapitus comme « évêque du Sinaï », en 324.
4 Eusèbe. Histoire ecclésiastique 1-1,2 (édition Schwartz, Leipzig, 1908). Lenain de Tillemont. Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique des 6 premiers siècles. 1706 III, pp. 122, 499 s ; IV., pp. 248 ss; V, pp. 85 ss.
que là est la vérité.1 Ce ne sont là que des indications, mais elles ne sont point sans valeur.
J'ajoute que la Table de Peutinger, dressée peut-être à la fin du IVme siècle, connaît une localité du nom de Phara 2, placée à quelque distance de la mer ; elle est sur la route qui part d'Arsinoé, l'antique port égyptien au fond du golfe de Suez, passe à Clisma pour aboutir à Haïla, dans l'Araba. Notons, en passant, que le Mons Syna (Sinaï), est indiqué par trois collines placées immédiatement au-dessus de Phara et non point à l'extrémité Sud de la péninsule, avec la mention : Hic legem acceperunt i monte syna. 3 Du reste, les voyageurs ou auteurs anciens parlent peu de la cité qui nous occupe. 4 La relation d'Ammonius est très sujette à caution. 5 Ce pieux personnage aurait fait le voyage de Jérusalem au Sinaï, en 373, où il aurait été témoin d'un massacre de 38 solitaires par les Sarascènes ; deux autres de ces malheureux seraient morts des suites de leurs blessures. A ce propos, il raconte encore que, le même jour, les moines de Raïthou — Tôr — furent attaqués par des ennemis éthiopiens et mis à mort pour la plupart. Mais les gens de Pharan vinrent au secours de leurs coreligionnaires et parvinrent à repousser les envahisseurs. L'un des solitaires aurait réussi à s'échapper et à se réfugier au Sinaï et Ammonius entendit le récit de cet événement. Les analogies évidentes qu'on remarque entre cette histoire et celle de saint Nil, dont nous parlerons plus loin, me font supposer que la première n'est qu'un calque de l'autre ; d'ailleurs, il ne faudrait pas se presser de conclure que le Sinaï d'Ammonius est situé dans la région de Pharan : la distance de deux jours qui, au dire de l'auteur, sépare Raïthou de l'Eglise des moines sinaïtes, conduit aussi bien — mieux même — au Djebel Moûsa qu'à l'ouady Fîran.
Malgré la pauvreté de nos sources, nous savons cependant que
1 Lenain de Tillemont. ov. cit.. VI. D. 216.
2 Edit. Desjardins, 1874. Il n'est pas absolument sûr que ce soit notre Pharan ; ce pourrait être la route romaine traversant la presqu'île directement par le plateau de Tih ; dans ce cas, Phara ne serait autre chose que le désert de Pharan.
Toutefois, Phara semble bien être une station située à l'intérieur des montagnes.
3 Rien ne prouve que ce soit une addition postérieure (contre Weill, La presqu'île du Sinaï, Paris 1908, p. 257, note). Cf. Die Wellkarte des Castorius genannt die peutingersche Tafel, par Konrad Miller, Ravensburg, 1888.
4 Ritter. Die Erdkunde, XIV, 18i8. Die Sinaï Halbinsel, pp. 11 ss.
h Combefis. Illustrium Christi martyrum lecti triumphi. Paris, 1660. Cette histoire est reproduite par Lenain de Tillemont, op. cit., VII, pp. 573 ss.
la communauté chrétienne de Pharan se développa. Les noms de plusieurs de ses évêques sont connus ; quelques-uns assistent aux grandes assemblées de l'Eglise, en particulier aux conciles de Constantinople de 536 et de 553 ; ils portent le titre d' « évêque de Pharan », ou « évêque du Sinaï » ; la titulature de l'un d'eux mérite d'être signalée ; il se nomme Phocius et est désigné comme « évêque de l'Eglise de Pharan ou du mont Sinaï », 1 ce qui laisserait croire qu'à cette époque — milieu du Vlme siècle — la montagne sainte est située non loin de Pharan. Cette conclusion toutefois n'est pas absolument indiquée, car il se pourrait bien que l'évêché de Pharan eut sous sa dépendance d'autres établissements chrétiens de la péninsule, spécialement ceux du Sinaï ; dans ce cas, l'Eglise de Pharan serait appelée aussi, par extension, l'Eglise du Sinaï. Cela nous surprendrait d'autant moins, que l'importance de la chrétienté pharanite avait été reconnue par le concile de Chalcédoine de 451, qui lui attribua un évêché ressortissant du patriarcat de Jérusalem.
Quoi qu'il en soit, ces lieux devinrent de plus en plus célèbres. On vient les visiter d'Occident. Vers 535, Ethérie, la vierge espagnole, fait le voyage aux montagnes saintes, et nous en laisse une fort intéressante relation. 2 Elle passe deux fois à Pha-
1 Ritter, op. cit., pp. 16 et 722 s.
2 Le manuscrit fut retrouvé par J.-Fr. Gamurrini, en 1887, et publié sous ce titre : S. Silviae Aquitanae peregrinatio ad loca santa. Il provenait du monastère du Mont Cassin, mais a été découvert à Arezzo ; il est incomplet ; le commencement et la fin manquent, ainsi qu'un feuillet au milieu. On peut combler ces lacunes, en partie du moins, par le récit, connu depuis longtemps, du diacre Pierre, bibliothécaire du couvent du Mont Cassin, qui, en 1137, utilisa la Peregrinatio pour composer son De locis sanctis ; il en copie de longs fragments, sans indiquer sa source. Comme le manuscrit d'Arezzo ne porte pas de nom d'auteur, Gamurrini et plusieurs savants après lui ont émis l'hypothèse que l'ouvrage a été composé vers 385 par Sainte Silvie d'Aquitaine, sœur de Rufin, ministre de Théodose le Grand (346-395). Pourtant de graves objections ont été faites à cette opinion.
L'attribution à Sainte Silvie n'est appuyée que par la date supposée de l'itinéraire.
Le bénédictin Dom Ferotin a démontré que l'auteur est une certaine Etheria, vierge espagnole, qui fit de grands voyages, et qu'un moine de Galice cite en exemple, dans son autobiographie et dans une lettre adressée par lui à des moines de son voisinage ; il s'appelait Valérius et vivait au milieu du VIIme siècle (cf. Ferotin, Le véritable auteur de la Peregrinatio Silviae, la vierge espagnole Etheria.
Paris 1903). Quant à la date de l'ouvrage, l'an 363 peut être pris comme « terminus a quo », car, en cette année-là, la ville de Nisibe fut détachée définitivement de l'empire romain ; or quand Etherie parvint dans cette localité, elle n'appartenait plus aux Romains. D'autre part, on ne peut descendre plus bas que l'époque de Justinien (mort en 565), puisque la pèlerine n'a pas vu le monastère du Sinaï, tel que le grand empereur l'avait fait construire. Je me suis laissé convaincre par
ran, à l'aller et au retour. Le récit de la première visite se lit dans le texte compilé du diacre Pierre. 1 Au sortir d'un passage étroit, — sans doute El Hesoueh -, la pèlerine arrive dans une vallée large de 6000 pas ; toutes les montagnes environnantes sont creusées de cryptes, qui forment de belles chambres ; ces cellules portent des «inscriptions hébraïques ». L'endroit est bien arrosé ; on y trouve de bonnes sources et des palmiers, mais pas de céréales, ni de vignes. La voyageuse ajoute qu'à l'extrémité de la vallée, à 1500 pas du bourg de Faran, les rochers sont tellement rapprochés que la gorge n'a plus que 30 pas de large. Elle signale au lecteur la montagne où Moïse pria pendant la bataille livrée aux Amalécites, le Djebel Taouneh ; elle identifie la vallée avec Rephidim, mais aussi avec le désert de Pharan, d'où Moïse envoie des espions pour reconnaître la terre promise. En revenant du Sinaï 2, Ethérie passe de nouveau par Faran. Elle note seulement que la localité est éloignée de la montagne de Dieu de 35 milles, c'est-à-dire environ 50 kilomètres. Cette description, on le voit, est assez sommaire. On s'étonne que la pèlerine n'ait rien dit de l'église principale, qu'elle ne semble pas avoir visitée, ni de l'organisation et de l'importance de la communauté chrétienne. En revanche, la grande distance qu'elle évalue entre le Sinaï et Pharan nous permet de fixer la situation de la montagne sainte dans la tradition ecclésiastique primitive : les 35 milles, en effet, nous transportent dans le massif méridional de la presqu'île.
Il serait intéressant de savoir si Cosmas Indicopleustes (vers 540) a réellement vu lui-même la péninsule ; le doute est permis, bien qu'il affirme avoir visité les localités dont il parle. Dans la partie de son ouvrage,3 où il s'occupe de notre sujet, il ne fait aucune description proprement dite, mais il cherche à tracer l'itinéraire des Israélites et à identifier les stations du voyage.
Après avoir mentionné le passage de la mer Rouge à Clysma, une Palmeraie (sans doute les Ayoun Mousa), le désert de Sur et
les arguments de Clermont-Ganneau (Recueil d'archéologie orientale, VI, pp. 12o ss.) et de C. Meister (Rheinisches Museum, Neue Folge LXIV, 1909, pp. 337 ss.) pour rajeunir la Peregrinatio. Consulter toutefois Revue biblique, 1910, pp. 432 ss.)
1 Paul Geyer. Corpus scriptorum ecclesiasticorum latmorum. vienne, vol.
XXXIX, pp. 105-121.
t Ce passage se trouve dans le manuscrit d Arezzo.
3 Topographia christiana, sive Christianorum de mundo opinio ; dans Collectio nova Patrurn, de Montfaucon. Paris, 17(6. V, pp. 193-196; 205.
Merra (Mara), il note la station d'Elim, où se trouvent douze sources et des palmiers ; mais Cosmas nous apprend que de son temps cette localité s'appelle Raïthou. Or, Raïthou, nous l'avons dit, est l'ancien nom de l'oasis de Tôr, située à une très grande distance de Mara. Faut-il admettre que l'auteur pensât réellement à cette oasis ? Difficilement, car il aurait dû, dans ce cas, faire revenir les Israélites sur leurs pas, puisqu'il les conduit ensuite à Pharan. Tout porte à croire que par Raïthou il désigne l'ouady Gharandel ; mais alors, ou bien il fait une grave erreur de toponymie, ce qui est surprenant de la part d'un savant moine comme Cosmas ; ou bien, il n'a pas visité les lieux. Quoi qu'il en soit, Pharan est pour lui Rephidim, et il ajoute : « Comme ils (les Israélites) avaient soif, Moïse, sur l'ordre de Dieu, alla avec les anciens, ayant son bâton dans la main, sur le mont Horeb, qui est le Sinaï, éloigné de Pharan d'environ 6 milles. » Il identifiait donc le Sinaï avec le Serbal ; mais, ici encore, on peut se demander s'il avait en vue cette montagne ou bien si, voulant parler du Djebel Moûsa, il ne commet pas une erreur de chiffres, et n'a pas pu apprécier la distance exacte qui sépare Pharan du Djebel Mousa, précisément parce qu'il n'a pas visité lui-même la région et juge un peu au petit bonheur. En tout cas, comparé au journal si précis, si détaillé d'Ethérie, celui de Cosmas est bien pâle et d'une sécheresse déplorable ; aussi ne puis-je croire, comme on l'a supposé, 1 que le moine égyptien ait puisé dans l'œuvre de la voyageuse ; les divergences, malgré certains rapprochements, sont trop évidentes.
La relation d'Antonin de Plaisance, 2 datée de 570 environ, contient une description intéressante de Pharan quoiqu'elle laisse à désirer sur plus d'un point. Du Sinaï, le pèlerin arrive dans la ville épiscopale sans nous dire la route qu'il a suivie; 3 c'est pour lui le lieu où Moïse combattit Amalek ; il y trouve un « oratoire »
R. Weill. La Presqu'île du Sinaï, p. 226.
2 P. Geyer. Corpus, etc., vol. XXXIX, pp. 459-191 ; Recens;o altem, pp. 195218 ; en particulier pp. 185 et 186, 214 et 215. Le récit a été écrit par le compagnon de vovaere d'Antonin.
:i C'est une erreur de dire, avec Ritter (op. cit., p. 32) et Weill (op. cit., p. 227) qu'Antonin déclare avoir suivi la grande route ordinaire ; le texte n'en parle pas.
En revanche, et contrairement à l'opinion de ces auteurs, il mentionne Pharan par son nom : et venientes in Fara civitatem ubi. etc. La seconde relation, il est vrai, passe ce mot sous silence ; mais, à cet endroit, elle donne un texte manifestement abrégé.
dont l'autel est posé sur les pierres où Moïse priait. 1. Est-ce l'église du Meharret ou simplement la chapelle de Taouneh ? La ville est entourée de murailles, mais la vallée est stérile, malgré l'eau et les palmiers. Les habitants parlent égyptien et prétendent descendre de Jethro, beau-père de Moïse ; aussi, le pays est-il appelé, dit l'auteur, la « terre de Madian». Cette observation mérite d'être retenue ; elle nous apprend que Pharan possède aussi une tradition qui y localise la révélation du buisson ardent. Antonin ajoute que, dans la ville, habitent 800 familles (?) de soldats (octigentas condomas militantes), qui reçoivent du gouvernement de l'Egypte les vivres et les vêtements et n'ont d'autre occupation que de courir le pays sur leurs cavales pour protéger les monastères et les ermites contre les attaques des Sarascènes. On conclura de cette notice que les établissements religieux étaient très nombreux, disséminés dans toute la région, au fond des ouadys qui aboutissent à Fîran et sur les montagnes qui s'étendent jusqu'au Djebel Moûsa.
Plusieurs causes expliquent la décadence des communautés chrétiennes de Pharan. D'abord la construction du grand couvent du Sinaï par Justinien amena une concentration des moines en ce point de la presqu'île ; ils trouvèrent un abri derrière les hautes murailles de l'édifice et abandonnèrent peu à peu leurs cellules et leurs refuges que les indigènes menaçaient sans cesse.
Puis les chrétiens pharanites donnèrent dans l'hérésie ; le monophysisme leur fut prêché et nous avons déjà cité la lettre de l'empereur Marcien dirigée contre les menées de Théodose qui n'avait pas accepté le dogme de Chalcédoine (451). Bien que placés sous la dépendance nominale du patriarcat de Jérusalem, ils se trouvaient en rapports plus directs avec l'Egypte où, comme on le sait, la doctrine d'Eutychès rencontra de nombreux adeptes.
Plus tard, au VIIme siècle, l'évêque de Pharan, Théodore, se fit le défenseur de la secte des monothélistes qui n'admettaient en Jésus-Christ qu'une seule volonté, tout en lui reconnaissant deux natures. Il réussit sans doute à entraîner son troupeau dans l'erreur, puisque l'Eglise dut intervenir et qu'elle condamna le mauvais berger, d'abord au Synode de Latran de 649, puis au 6me concile œcuménique, tenu à Constantinople en 680.2 Ces ré-
1 Ubi est oratorium cujus altare positumest super petras illas, quas posuerunt MnfJJsi oranti.
5 Ritter, op. cit., p. 723.
voltes contre le dogme firent du tort aux Pharanites ; ils devin-
rent suspects. Détaché du tronc, ce rameau, d'abord si vigoureux et si florissant, au milieu même du désert, se dessécha et mourut. A partir de la fin du VIIme siècle, nous ne savons plus rien du Pharan chrétien. Il est vrai de dire que l'islam vainqueur pénètre dans la péninsule, à peu près à cette époque, et y achève la ruine définitive du christianisme. Les moines, les religieux, les cénobites quittèrent la vieille cité et l'épiscopat fut transféré au couvent du Sinaï.
Cependant, la ville subsista encore pendant de longs siècles ; elle est connue des géographes du moyen âge, bien que sa situation géographique ne soit pas fixée d'une façon très précise. Nous savons qu'Edrisi, au commencement du XIIme siècle, parle de Faran comme d'un bourg situé sur la côte occidentale de la presqu'île. Cependant, le célèbre géographe et historien arabe Macrisi, qui écrit vers le milieu du XVme siècle la Description historique et topographique de l'Egypte et son Histoire des Coptes, a recueilli tous les renseignements de ses prédécesseurs et cherché à en faire un ensemble, qui n'est pas toujours homogène. « Faran », écrit-il, 1 est l'une des villes d'Amalec ; elle est située sur les bords de la mer de Qolzoum et occupe le sommet d'une colline qui s'élève entre deux montagnes. Dans ces montagnes sont percées d'innombrables grottes remplies de cadavres.
De la ville à la mer de Qolzoum, il y a une étape. Le rivage porte en cet endroit le nom de «Rives de la mer de Faran ». C'est là que Dieu a fait périr Pharaon dans les eaux. Entre la ville de Pharan et le désert de Tih, on compte deux étapes. La ville fait encore aujourd'hui partie de l'ensemble des villes de Madian ; elle abonde en palmiers à fruits comestibles et l'on y voit les traces d'un canal considérable ; aujourd'hui, ce n'est plus qu'un désert visité seulement par les caravanes. »
Ces ruines éloquentes se désagrègent de jour en jour. Le monticule du Meharret appartient maintenant au Couvent du Sinaï ; on dit que les moines se proposent d'y construire une nouvelle chapelle annexe de la Basilique. Réussiront-ils à rendre à l'antique sanctuaire chrétien un peu de son lustre d'autrefois ? C'est douteux.
1 Description de l'Egypte, traduction de U. Bouriant, dans les Mémoires publiés par les membres de la Mission archéologique française du Caire. T. XVII, p. 543.
*
* *
Nous consacrons l'après-midi au D jebel Taouneh (la montagne du Moulin). Il n'a que 200 mètres environ d'altitude, au-dessus de la vallée et son ascension est une promenade. Je ne veux pas dire que le chemin qui conduit au sommet soit ratissé comme les allées d'un parc ; mais il est très bien tracé, pas trop rapide et les galets y sont répandus avec une honnête modération. Je ne crois pas exagérer en disant que nous traversons d'abord, sur les premières pentes de la montagne, un véritable champ de naouâmis ; il y en a partout et de toutes les dimensions. Mais bientôt on atteint les ruines d'une construction d'un tout autre caractère, assise sur un terre-plein formé de terrasses artificielles. C'est évidemment une église ; elle est presque entièrement écroulée. Toutefois la disposition primitive du sanctuaire est encore visible ; il est orienté de l'Est à l'Ouest ; de gros murs, à moitié rasés, l'enveloppent ; on distingue fort bien l'abside, ainsi que deux portes ; ici et là, des traces de crépissage, de stuc et même de peinture. L'intérieur est maintenant jonché de débris de toutes sortes, des fûts de colonnes, des morceaux de corni ches finement sculptées, de frises, de chapiteaux, ce qui fait supposer que l'édifice devait avoir eu autrefois une certaine magnificence. Mais, malgré de longues recherches, nous ne découvrons rien qui puisse captiver l'archéologue ou l'historien : quelques signes de croix seulement, ainsi qu'un fragment d'inscription grecque sur un linteau de porte ; les lettres sont bien lisibles : toutefois, comme la moitié manque, il ne nous est pas possible de leur donner une signification. Et c'est en vain que je retourne sens dessus dessous une quantité de ces pierres de taille pour retrouver l'autre fragment. Peine perdue. Un peu désappointés.
nous continuons notre route. Environ 60 mètres plus haut une seconde église est accrochée aux parois de la montagne, perchée sur une saillie du rocher. Elle est encore plus détériorée que la précédente et nous ne nous y arrêtons pas. Encore quelques enjambées et nous voici au sommet. Il est couronné des ruines — relativement importantes — d'une troisième église qu'on aperçoit sur ma photographie. On éprouve de grandes difficultés à se rendre compte du plan de l'édifice : ici tout a été bouleversé.
En réalité la chapelle primitive n'existe plus ; à sa place, les
F1U. 20. — LE DJEBEL TAOUNEH
Musulmans ont élevé une mosquée, pour marquer leur triomphe sur les chrétiens dans ces régions ; et cette mosquée elle-même est à peine reconnaissable : les murs et les débris s'entassent dans un désordre absolu. Les seuls indices vraiment certains, ce sont deux oratoires en forme de niches, construits dans le mur Sud, tournés par conséquent du côté de La Mecque ; on les rencontre dans tous les sanctuaires musulmans et les Arabes leur donnent le nom de mihrâb ; ils indiquent dans quelle direction le fidèle doit se placer quand il adresse ses prières à Allah. Le Taouneh a donc été regardé comme sacré aussi bien par les sectateurs de Mahomet que par les disciples du Christ. Est-ce parce que la tradition a imaginé que Moïse se tenait sur cette montagne pendant la bataille contre les Amalécites, alors qu'il apportait à son peuple le secours de ses ardentes supplications ?
C'est bien possible. Moïse est aussi un personnage vénéré de l'Islam ; celui-ci, du reste, a puisé à pleines mains dans le trésor des souvenirs bibliques. Cet emprunt serait de nature à attester que la tradition sus-mentionnée était bien établie chez les chrétiens de Pharan. On a même fait remarquer judicieusement que les trois chapelles du Taouneh pourraient bien rappeler les trois héros de la prière, Moïse, Aaron et Hur, qui jouèrent un si grand rôle dans la victoire de Rephidim. Quoi qu'il en soit, il est évident que le Taouneh n'était pas, pour les populations qui vivaient dans l'oasis, une montagne quelconque ; c'était au contraire une sorte de haut-lieu et les cérémonies qu'on y célébrait devaient se rattacher à de pieux souvenirs ou à d'antiques légendes.
Mais laissons ces monuments ruinés, qui achèvent de mourir.
Nous ne sommes d'ailleurs pas en veine de dissertation : un spectacle magnifique attire nos regards et absorbe nos pensées.
Devant nous, en effet, s'étale, se déploie, le massif du Serbal.
Comme elle est belle, cette montagne, dans la pleine clarté de l'après-midi ! Le soleil est déjà sur son déclin, il va tomber dans la Mer Rouge ; mais, auparavant, il embrase le Serbal ; il l'allume, et le Serbal semble jouir de ces chaudes caresses ; il leur livre le large dôme de ses rochers ; il porte fièrement l'auréole qui couronne son front, avant l'heure du soir. La montagne est toute rouge, mais d'un rouge sombre, métallique ; on dirait une formidable masse de cuivre, qu'un artiste prodigieux aurait ciselée ; le granit est comme poli ; depuis tant de siècles, le vent du désert, avec ses bourrasques de sable, a fait rage contre ce rem-
part énorme et les roches ont été élimées, rongées ; elles ont perdu leurs arêtes tranchantes et présentent de vastes surfaces unies, gigantesques miroirs qui, en ce moment, rutilent aux feux du soleil. Combien le Serbal a-t-il de sommets? Les uns disent cinq, d'autres sept. Vu du Taouneh, il en a vingt au moins ; c'est-à-dire qu'il est une « sierra », dont les dents irrégulières, tantôt pressées les unes contre les autres, tantôt séparées
FIG. 21. — LE SERBAL, VU DU DJEBEL TAOUNEH
Croquis d'après nature.
par des gouffres vertigineux, ressemblent à des tours qui plongent leurs assises dans la masse vive de la montagne. Au-dessous de cette ligne de pointes émoussées, des crevasses profondes, arides, teintées de jaune, de gris, de noir; elles déeour pent des entailles franches, entre des crêtes finement ciselées, et dans ces plaies béantes, qu'on croirait faites à coups de hache, les ombres s'étendent, de grandes ombres épaisses, traçant des silhouettes fantastiques, s'élargissant de minute en minute, comme un suaire que le soir déroule lentement sur ces solitudes imposantes. Au pied du géant, la colline du Méharret, bien petite, bien humble, se confond avec la vallée elle-même. On n'aperçoit
pas l'oasis ; mais, en revanche, le grand ouady Aleyat, montant en zigzags à gauche, et allant se perdre dans les hauteurs, près du col qui fait communiquer l'ouady Fîran avec la plaine el Kâa.
Ce beau panorama m'impressionne vivement, et, vite, j'en fixe le souvenir par quelques coups de crayon. On voudrait rester là longtemps, mais le soleil baisse avec rapidité ; un immense éventail de lignes rouges, ouvert sur tout le ciel, se déploie de l'occident. On redescend lentement, on s'attarde à chaque détail du chemin. En bas l'oasis s'endort, enveloppée de son linceul violacé, où nos tentes font tache. Toute la veillée est employée à des préparatifs pour le lendemain. Nous nous proposons, en effet, de tenter l'ascension du Serbal. Il faut empaqueter des provisions de bouche, surtout mettre en état nos appareils photographiques. Dans ce but, une de nos tentes est transformée en chambre noire. Les toiles sont hermétiquement closes, bien que la nuit soit profonde ; nous craignons même les étoiles, dont le nombre est si grand que leur clarté pourrait gêner nos délicates opérations et compromettre notre travail. Du reste, défense est faite aux profanes de pénétrer dans la tente, pendant que le Père Savignac et moi nous changeons nos plaques. Un écriteau « Photographie », qui se balance au bout d'une ficelle, à l'entrée de la chambre mystérieuse, avertit les imprudents ou les indiscrets.
A genoux dans le sable, nous manipulons nos instruments avec une extrême précaution : une pauvre lampe verte, posée sur un de nos lits, nous éclaire faiblement ; ce n'est qu'une lueur, un feu follet!. Nous tâtonnons, avec des précautions infinies; les plaques impressionnées sont déposées dans des boîtes ad hoc ; celles-ci sont ensuite scellées, collées, ficelées, numérotées et marquées de signes cabalistiques qui me permettront de les distinguer des autres non encore utilisées. Tous ces soins sont nécessaires, car je ne pourrai développer mes plaques qu'à mon retour en Europe, c'est-à-dire dans quatre mois environ ! Quel sort leur est-il réservé ? Ballottées sur les chameaux, cent fois chargées et déchargées par nos rudes Bédouins, resteront-elles intactes, ou ne seront-elles plus qu'un amas de bris sans valeur ? Y a-t-il dans le calendrier un saint qui protège particulièrement les photographes amateurs ? Qu'il veuille bien nous accorder son secours !
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* *
Dimanche 18 février. A 5 heures du matin déjà, un coup de trompe nous réveille. Le ciel est encore tout criblé d'étoiles. Il fait frais ; dans l'oasis, il y a des frissonnements de brise ; les palmiers s'agitent, -et, du fond de l'ouady, nous arrivent des bouffées de vent, qui secouent les toiles des tentes. Les montagnes me semblent plus rapprochées qu'en plein jour ; elles sont des masses sombres, effrayantes ; l'imagination les grandit encore ; d'en bas, on croirait qu'elles touchent le ciel, et les étoiles se posent sur leurs sommets et y brillent comme des diamants.
Dans l'obscurité, en plein air, mes compagnons célèbrent la messe. Ai-je déjà dit que chacune de nos journées commençait par un culte et qu'il en sera ainsi pendant tout le voyage ? Je me contentais généralement de lire un fragment de la Bible, en particulier du livre de l'Exode, et ces vieux récits s'animaient d'un grand souffle de vérité et parlaient à mon cœur un langage inconnu jusqu'alors. Nos frères catholiques offraient le SaintSacrifice. Dès le lever, deux tentes étaient débarrassées de leur mobilier et devenaient des sanctuaires ; une modeste table de bois, couverte d'un corporal plus modeste encore, servait d'autel ; on y allumait deux bougies en guise de cierges ; on y posait un crucifix, ainsi que les ustensiles exigés par le rituel. Dans ces temples de toile, et avec une simplicité imposante et solennelle, la Messe était dite et servie, à tour de rôle, par quatre moines ; et, quoique très protestant, j'y assistais volontiers, aussi souvent que possible. Au-dessus des formes qui divisent les hommes et qui passent, il y a, Dieu merci, l'esprit qui unit et demeure. Ces cérémonies si sérieuses, accomplies dans le cadre si poétique du désert, dans un silence qui invite à la rêverie et au recueillement, m'ont paru plus touchantes et plus belles que lorsqu'elles se déroulent au milieu des somptueux décors d'une cathédrale et de l'éclatante mise en scène d'un culte pompeux. J'y éprouvais un vif plaisir et une réelle édification et je me disais souvent qu'avec quelques concessions mutuelles et un peu de bonne volonté, de tolérance et d'amour réciproque, il ne serait pas si difficile de réaliser l'unité du corps de Christ, selon le mot de l'apôtre.
Et ce matin, le culte est plus impressionnant que jamais. La
table est dressée sur le sable, car les tentes sont encore occupées par ceux de nos amis qui n'ont pas eu goût de se joindre à nous pour gravir le Serbal. Au-dessus de nos têtes, la voûte constellée du ciel ; autour de nous, la nef des rochers de granit. C'est mieux qu'une cathédrale, c'est, à la lettre, le Temple de la Nature.
Tous les ascensionnistes sont présents. Ibrahim et Yakoub aussi sont là, debout, dans une attitude grave. La flamme des cierges vacille, s'incline au souffle du zéphir et parfois, écrasée sur la mèche, s'éteint presque. Elle jette des éclairs fauves sur les assistants, dont les grandes ombres s'allongent derrière eux et se déplacent sans cesse selon les mouvements de la lumière. C'est un religieux américain qui officie ; il prononce le latin avec un fort accent anglais, pas désagréable du tout, mais sa prière n'est qu'un murmure où dominent les consonnes sifflantes ; le reste est emporté par la brise fraîche qui, de temps à autre, soulève la chasuble dorée du prêtre, effeuille les pages du missel et nous donne le frisson. L'assistant est un jeune moine, à la physionomie douce et expressive, qui reste, pendant le service, enveloppé de son capuce de laine. Au moment où ils reçoivent l'ostie sainte, les communiants sont à genoux dans le sable, le visage tourné vers la flamme tremblotante des cierges, et le religieux silence qui plane alors sur cette scène peu banale n'est rompu que par le bruissement qui s'élève de l'oasis, comme la lointaine mélodie d'un orgue. Non, je n'oublierai jamais ce moment, cette fin de nuit radieuse et paisible où l'hymne de la piété monte libre et pur vers Dieu, victorieux des vaines déclamations de la terre.
Déjà l'aube blanchit ; une pâleur nacrée s'épand dans le ciel et chasse les constellations ; c'est un vert tendre translucide, opalin, sur lequel se découpent les montagnes. La lumière envahit peu à peu la vallée ; l'ouady Aleyat, en face de nous, la reçoit directement, et le Serbal, qui le domine, s'allume bientôt, se pare d'un éclat vermeil. Il est 6 heures et nous devons partir sans tarder pour profiter encore de la fraîcheur du matin. Des Bédouins, qui habitent la région, viennent nous offrir leurs services de guides ; mais le prix qu'ils nous font nous paraît décidément exagéré : 20 francs ! c'est trop pour nos bourses. Aucun de nous ne connaît le cherr in : tant pis et en route !
Il faut remonter tout d'abord l'ouady Aleyat. La vallée, resserrée au début, à son embouchure dans l'ouady Fîran, s'élargit ensuite en une sorte de hrceau, aux lignes assez régulières.
Mais le sentier est très mauvais, ou plutôt il n'en reste que des tronçons, à peine visibles. Le fond de la gorge est une mer de gros cailloux, entre lesquels les eaux d'hiver ont laissé des couches de sable très fin. Dans notre ignorance des lieux, nous perdons le chemin à chaque instant ; nous marchons un peu au hasard, sautant d'une pierre à l'autre, tantôt dans le lit du torrent desséché, tantôt sur des crêtes arides, embroussaillées, garnies de pointes aiguës. Nous avons soin cependant de tenir autant que possible la rive gauche de la vallée, au pied des remparts du Serbal et nous nous élevons insensiblement, de monticule en monticule, à travers des régions frappées de mort. Souvent, nous rencontrons des ruines d'anciennes demeures d'anachorètes, perchées sur des éminences, mélancoliques débris d'un âge de foi.
Il y a aussi çà et là des inscriptions sinaïtiques, très détériorées et sans intérêt ; elles ne nous arrêtent pas.
Après deux heures de marche environ, nous arrivons au bord d'un large ravin qui descend du Serbal, et coupe l'ouady transversalement. Nous hésitons à nous y engager ; nous scrutons le terrain pour trouver une issue. Nous sommes-nous égarés ? C'est bien possible. Avançons toujours. Mais, plus nous allons, plus les obstacles s'accumulent. Le sentier a disparu. Passé le ravin, nous escaladons une crête hérissée de buissons épineux. De là, le regard embrasse une grande partie de la vallée ; elle est toute grise, livide ; je ne trouve pas de mots pour décrire une telle désolation. A la vue de cet immense champ de blocs de pierre, on pense à un cataclysme qui aurait précipité les montagnes dans le bassin du val. Au fond, on voit un petit bouquet de palmiers : c'est tout. Je me demande où l'auteur du guide Baedecker a pu remarquer ici « des petites plaines couvertes d'une abondante végétation ? »
Enfin nous atteignons une source : Aïn Abou Hamata.
dissimulée dans les rocailles. La fatigue et la soif se font déjà sentir ; le soleil est monté sur l'horizon et enflamme la vallée.
Une demi-heure de repos et une légère collation s'imposent. Il faut ranimer nos forces, car enfin, nous n'avons accompli que les préliminaires de l'entreprise et le plus pénible reste à faire.
Une crainte nous obsède toujours : sommes-nous sur le bon chemin ? Comment gravir maintenant cet immense dôme de granit, qui se dresse, formidable et impassible, au-dessus de nos têtes ?
Y a-t-il un passage praticable ? Si oui, où est-il ? Deux éclaireurs
sont expédiés en avant pour reconnaitre le terrain ; le Père 0***, l'un d'eux, agile comme un chat, en dépit de son ample costume, gambade sur les rocs avec une souplesse digne d'envie. Nous suivons lentement, les yeux fixés sur la muraille du Serbal, qui grandit toujours à mesure que nous en approchons. Bientôt des appels retentissent : Ohé ! ohé ! c'est ici ! et les roches redisent : Ohé! ohé! Un quart d'heure après, en effet, nous sommes au pied de la montagne. En cet endroit, elle est coupée nettement par un couloir, large d'une quinzaine de mètres, et qui s'ouvre vers le sommet ; on aperçoit là-haut une baie lumineuse, un morceau de ciel ; des deux côtés s'élèvent des parois de granit rougebrun, toutes droites, perpendiculaires, polies et chatoyantes ; elles mesurent bien de 70 à 100 mètres de haut. C'est d'ici que commence réellement l'ascension et rien n'indique au premier abord qu'elle présente de grosses difficultés ; vu en perspective, depuis la base, le couloir, incliné de 30° à 40° environ, offre un plan relativement uni et ne nous semble pas se prolonger sur une étendue démesurée. Les illusions, même d'optique, ont ceci de bon qu'elles stimulent le courage ; aussi bien est-ce avec une hardiesse triomphante que nous nous engageons dans la vaste cheminée, ensevelie dans l'ombre. Mais une demi-heure ne s'est pas écoulée que la réalité vient dessiller nos yeux. Le fond du couloir est obstrué par d'énormes quartiers de roc, détachés de la montagne et chevauchant pêle-mêle les uns sur les autres ; pour employer un euphémisme, je dirai que c'est un escalier, mais un escalier dont les marches irrégulières, torturées, mesurent souvent 4 à 5 mètres de haut ; quelques-unes sont jetées là comme des coins, pincées entre les deux parois verticales et bouchant le passage. Chaque roc doit être pris d'assaut. Nous n'avons ni cordes, ni piolets, mais de simples bâtons tout à fait insuffisants.
Le plus agile d'entre nous se hisse sur l'obstacle, poussé par les autres ; à son tour il élève ceux-ci jusqu'à lui ; toutes les cinq minutes à peu près, il faut répéter la manœuvre. Parfois, après avoir péniblement franchi un de ces blocs, nous nous trouvons dans une impasse sans issue, prisonniers dans les rochers. Alors on rebrousse chemin ; on cherche un trou, une fissure, un défilé, une aspérité où poser le pied. Toute saillie rocheuse est utilisée comme point d'appui et nos membres sont mis à une rude épreuve : pieds, mains, coudes, genoux, tout travaille. Au risque de nous casser le cou, nous avançons toujours, baignés de sueur,
égratignés, les habits déchirés. Des éboulements de pierres se produisent de temps à autre : gare aux têtes ! Heureusement, les glissades sont peu fréquentes ; la roche est rugueuse, granulée, et les clous de nos fortes chaussures y adhèrent solidement. Il est superflu de dire que, dans de telles conditions, l'ascension est très lente. Plus nous grimpons, plus l'ouverture supérieure du couloir, qui se découpe en clair devant nos yeux, recule ; au lieu de s'élargir et de nous annoncer ainsi la délivrance, elle paraît, au contraire, se rétrécir, s'étrangler. Une à une, nos illusions sont tombées.
Vers le milieu de la rampe, deux ou trois compagnons renoncent à la lutte. Brisés de fatigue, ils s'affalent sur une pierre et se reposent, avant de redescendre. J'éprouve moi-même de vives douleurs aux reins et aux épaules. Mon appareil photographique, que je porte collé au dos, pèse lourd ; il est chargé de 20 plaques et son poids est d'au moins 10 kilos. Il m'entraîne en arrière et m'oblige à de continuels efforts pour me remettre d'aplomb ; les bretelles me scient les clavicules. Cependant, je ne veux pas abandonner la partie ; que diraient mes compatriotes en apprenant qu'un Suisse a eu peur d'une montagne ? Cahin-caha, de gradin en gradin, péniblement, je continue la montée. La troupe des ascensionnistes s'est peu à peu disloquée ; çà et là dans la gorge, les Pères se mesurent, chacun pour son compte, avec les rochers ; plus libres de leurs mouvements, ils m'ont devancé, et je reste seul en arrière, acharné à la lutte, presque vaincu. Bientôt je ne vois plus personne ; des bruits d'écroulements avec des échos, brefs et sonores, sur les flancs du couloir, m'arrivent d'en haut ; de temps à autre un cri, un appel, une huée, qui roule en cascade dans le soupirail. Puis plus rien. ; ce grand silence m'effraie. Comment parviendrai-je tout seul au sommet ? Enfin, après mille maux, me voici à l'extrémité supérieure de la cheminée. L'échancrure des roches s'élargit brusquement ; le passage est plus commode, la déclivité moins forte. C'est maintenant une espèce de plateau peu incliné entre deux pics ; en avant, il s'ouvre sur l'Afrique, où des paysages bleus, imprécis, enveloppés de buées lumineuses, surgissent. Il est midi, le soleil tombe d'aplomb sur la montagne, comme une pluie phosphorescente.
Au sortir des ténèbres du couloir, un éblouissement douloureux me fait clore les paupières. La température n'est point élevée, au contraire ; mais tout semble brûler ; le sol est recouvert, par
places, d'une légère couche de glace, qui scintille et m'aveugle.
J'arpente le plateau, à la recherche de mes compagnons ; mais ils ont disparu ; j'ai beau appeler, aucune voix ne me répond et je commence à me demander si réellement je ne suis pas perdu et abandonné dans cette terrible solitude.
Arrivé sur une petite éminence, inconsciemment je me retourne et j'aperçois, à la pointe d'une arête, très haut au-dessus de ma tête, deux taches blanches, mouvantes, bien enlevées sur le rouge du rocher. A n'en pas douter, ce sont deux Pères ; ils sont au isommet ! ma joie de les revoir est très vive, mais elle se mêle au dépit d'être encore si éloigné du but. Je les hèle de toute la force de mes poumons et ils m'entendent : un vague murmure, en effet, descend jusqu'à moi. Ils me font des signes ; avec leurs longs bras étendus, à grandes manches, on les prendrait pour des croix plantées sur la montagne comme sur un calvaire. Donc, un coup de collier ! Une fissure étroite, assez profonde, encombrée de rocs branlants, presque perpendiculaire, voilà le chemin. Je me rends compte que le seul procédé à employer pour une telle ascension, c'est de me glisser dans la fente, de me faire littéralement pincer dans cette mâchoire, pour m'élever, si possible, par la pression des coudes et des genoux sur les parois.
Une fois de plus, je vérifie que la fortune sourit aux audacieux, mais qu'elle y met des conditions. Tour à tour arc-bouté, écarquillé, suspendu, je sue sang et eau ; et ce maudit appareil que je n'ai pas encore pu utiliser, faute de temps et qui m'abîme les omoplates, entrave mes élans, me fait presque jurer ! Mais aussi, quelle idée saugrenue que d'emporter cette pesante machine sur le Serbal ! Ah ! si c'était à refaire. En attendant, je n'en peux plus ! Devant une roche encore plus abrupte que les autres, je n'ose ni avancer, ni reculer. Cependant, d'un vigoureux coup de reins, je m'accroche au rebord supérieur de la pierre, qui forme corniche, et, à la force des biceps, je me hisse sur une sorte de petit palier où je parviens à me maintenir. Un bonheur inattendu m'est réservé : sur le palier, dans un bassin naturel, de l'eau ! oui, de l'eau ! fraîche et limpide, délicieuses gouttes de pluie, toutes pleines de soleil, que le génie de la montagne m'offre dans une coupe de granit rouge. Quelle aubaine ! A quatre pattes, comme un caniche, je lappe ce breuvage exquis et je remercie tout bas la Providence qui a pitié des voyageurs altérés. Ma montre marque une heure quand enfin j'arrive au sommet.
Les deux Pères Dominicains m'accueillent par un éclat de rire ; de fait, j'ai l'air un peu ridicule avec cette grosse boîte dans le dos ; mais l'espoir d'être récompensé de ces fatigues et de ces humiliations par une collection de superbes clichés me met en joie. Cette allégresse, hélas ! est de courte durée. On m'avait dit et j'avais lu que la vue dont on jouit au Serbal, à 2052 mètres d'altitude au-dessus du niveau de la mer, est magnifique. Je n'ai pas de peine à le croire ; mais aujourd'hui, la malchance a voulu que l'atmosphère fût troublée, comme chargée de sable, à la suite du coup de Khamsin des jours précédents. Sans doute, le regard s'étend très loin ; il embrasse à peu près la presqu'île tout entière ; au Sud-Est, le massif imposant des montagnes saintes ; le golfe de Suez, à l'Ouest, est une longue nappe opaline, aux festons découpés et flous ; l'extrémité septentrionale se perd dans la brume ; l'autre est masquée par une des pointes du Serbal. Vers le Nord se déroule le plateau du désert de Tih, immense champ de sable, couleur de blé mûr, où les ouadys et les dépressions apparaissent comme des sillons. En bas, au fond d'un abîme effrayant, la tache verte des palmiers de Fîran ; de là rayonnent des vallons en lignes tortueuses, dans toutes les directions ; on croit voir une gigantesque araignée étalant ses pattes sur un tapis bariolé. Tout ce panorama est certainement curieux, étrange, et ne ressemble à aucun de ceux auxquels j'étais habitué. Mais une vapeur jaune enveloppe toute la contrée ; chaque détail est fondu dans cette coloration monotone ; c'est un paysage empoussiéré, trempé de brouillards ; les reliefs manquent de franchise ; le ciel est terne. En outre, il fait très froid ; un vent âpre arrive de partout et glace la sueur sur nos fronts. Nous ne pouvons nous tenir longtemps sur le rocher étroit, poli, bombé en coupole, qui fait le sommet de la montagne ; force nous est de nous couler dans une anfractuosité, où nous trouvons un abri passable contre les rafales. On comprendra que, dans ces circonstances, il m'ait été impossible de photographier : mes grands projets s'en sont allés à vau-l'eau et mon appareil est resté bouclé entre mes épaules.
Après vingt minutes de séjour sur le Serbal, nous battons en retraite. Alors, ce n'est pas une descente, c'est une dégringolade.
Nous allons plus souvent sur le dos que sur les pieds ; nous nous laissons glisser le long des pentes rapides, en nous cramponnant des mains, en nous râpant les coudes pour éviter les chutes
périlleuses. Une demi-heure plus tard, nous arrivons, ou plutôt nous tombons sur le plateau où j'avais failli m'égarer, à la montée.
A notre grande surprise, nous y retrouvons un de nos compagnons, l'abbé G***, qui débouchait du couloir et s'apprêtait à donner le dernier assaut, le plus pénible. Nous cherchons à l'en dissuader, en lui racontant notre équipée et en lui confessant notre désappointement. Nous lui rappelons que l'heure est déjà avancée et que la prudence nous oblige, à tout prix, de rentrer au campement avant la nuit ; mais notre éloquence n'obtient aucun succès. « Puisque je suis venu jusqu'ici, nous déclare l'abbé, j'irai jusqu'au bout!» - « Allons, bon voyage 1 » et nous nous séparons.
Et maintenant, il nous faut dévaler en bas la redoutable cheminée ; je ne puis narrer ici toute cette aventure ; à l'heure où j'écris, je me demande comment nous avons pu sortir de là sains et saufs ; un instant d'inattention ou de défaillance eût suffi pour nous briser les membres. La fatigue fait fléchir nos genoux et nous trébuchons continuellement comme des hommes ivres, sur ces roches mouvantes. A un passage dangereux, je glisse sur le bord effrité d'une pierre et je suis précipité au fond d'une crevasse, sur le dos ; sans mon appareil, qui amortit le choc, ma tête eût passé un mauvais quart d'heure. Alors seulement, je me rends compte de l'utilité incontestable des engins photographiques pour l'ascension du Serbal. De degré en degré, nous roulons. Cependant, un de nos compagnons nous fait remarquer de petits tas de pierres dressés, à intervalles inégaux, sur la pointe des rocs, et qui sont évidemment artificiels ; ne serait-ce point là l'œuvre des Bédouins de Fîran, qui auraient posé ces jalons pour guider les grimpeurs et pour indiquer sommairement le chemin le moins malaisé ? Ce n'est pas douteux ; dès ce moment, nous nous efforçons de suivre la direction marquée par ces points de repère et, en effet, les difficultés s'aplanissent d'une façon sensible. Deux heures après, nous avons regagné l'ouady Aleyat où nous trouvons nos amis que la fatigue avait obligés à rebrousser chemin et qui nous ont attendus toute la journée.
La lueur rougeâtre du couchant emplit la vallée ; des échos éclatants, prolongés, redisent nos chants joyeux. Nous dévorons à belles dents nos provisions ; car, depuis la matinée, nous n'avons rien mangé. Etendus sur les pierres tièdes, nous jouissons d'un repos bien gagné ; on s'attarde à causer ; chacun dit
ses impressions ; elles ont beaucoup perdu de leur amertume, et notre estomac apaisé par les conserves américaines, nous fait tout voir en beau, même la cheminée du Serbal. Deux de nos compagnons manquent à l'appel ; cette absence ne nous inquiète pas outre mesure et nous levons la séance, plus allègres que jamais.
Pour le retour, nous jugeons plus prudent et plus commode de prendre le fond de l'ouady au lieu de nous égarer dans les éboulis qui garnissent ses rives. Mais ici encore, l'apparence est trompeuse. Des hauteurs où nous sommes, le creux du vallon est comme un lit de sable bien aplani, peu incliné, qui se prolonge en grandes courbes vers l'oasis de Firan. En réalité, c'est une succession de cataractes, avec cette différence qu'il n'y a pas d'eau. On marche dans du gravier pendant quelques minutes, entre des berges chaotiques, inabordables, puis, tout à coup, une cavité, profonde de plusieurs mètres, un précipice, au pied duquel les torrents d'hiver ont fait croître quelques genêts étiolés ; plus loin, un nouveau palier, suivi d'un nouveau fossé ; ainsi pendant des heures. Parfois ce serait folie que de vouloir sauter d'un étage à l'autre ; alors nous tournons l'obstacle, en grimpant sur la rive souvent perpendiculaire, pour retomber plus loin dans un bassin inférieur. Cette gymnastique forcée est épuisante à l'extrême ; nous nous traînons comme des escargots sur ces tas de cailloux ; rien ne nous prouve que nous avançons et notre courage est à bout.
La nuit est venue subitement, sans crépuscule, ensevelissant le désert. Il n'y a pas de lune ce soir. D'épaisses ténèbres nous enveloppent, surtout lorsque, parvenus à un étranglement de la vallée, les montagnes élèvent leurs croupes sombres sur nos têtes, bouchant le ciel et nous dérobant la lueur des étoiles. Bientôt il fait noir comme dans un four. Nous marchons à tâtons, traversant l'ombre à petits pas, et frappant de temps à autre le sol avec nos bâtons, à l'instar des aveugles ; une très légère réverbération sur le sable nous indique la voie et nous conduit ; mais la peur de tomber dans une crevasse hante nos esprits. Un des Pères a le pied foulé ; il déambule péniblement, appuyé sur de secourables épaules. Je marche un moment en tête de la caravane et * je brùle toutes mes allumettes ; leurs feux rapides, éblouissants, rendent l'obscurité encore plus opaque quand ils s'éteignent ; ils nous permettent toutefois de faire quelques bonds en avant, de
voir confusément le sentier, de distinguer çà et là un tronc de seyal, illuminé par l'éclat de ces fusées passagères. La vallée est interminable ; d'après nos prévisions nous devrions tout au moins apercevoir les lumières du campement dans le lointain.
Mais aucune lueur ne perce la nuit. Nous sommes plongés dans des ténèbres angoissantes et nous avançons toujours, à tâtons, trébuchant sur les cailloux. Nos cris d'appel vont s'écraser contre les rochers noirs d'encre. Nous attendons un moment, personne ne répond. Cependant nous avons bientôt l'impression que l'ouady s'évase ; le chemin est plus praticable, les arbres plus nombreux.
Dieu merci, nous approchons de l'oasis et voilà que tout à coup, dans les entrelacs des palmiers et des seyals, nous voyons, làbas, un point lumineux qui va et vient, s'arrête, disparaît, circule, raye l'ombre et grossit de minute en minute. Nous poussons un formidable hourrah ! et des rugissements gutturaux nous donnent la réplique. L'instant d'après nous tombons dans les bras paternels d'un Bédouin, que le P. Savignac avait eu l'obligeance d'envoyer à notre rencontre. Il a sa tête enroulée dans un châle noir et il porte sa lanterne à la hauteur du visage, où reluisent les pommettes et une rangée de dents. Il rit de nous voir dans un si piteux état et une cataracte de paroles et d'explications embrouillées bondit de ses lèvres ; nous n'avons pas la force de l'écouter. Un quart d'heure plus tard, sous la conduite de notre guide, nous sommes au campement, moulus et affamés.
La table est déjà mise pour le souper ; les « fanous » éclairent paisiblement la vaisselle d'étain ; ça sent bon le rôti ; un fumet de viande braisée émane des profondeurs de la cuisine où on entend mijoter les marmites. Le P. Savignac a ordonné un vrai festin en l'honneur des excursionnistes. Il a acheté un agneau aux Bédouins de Fîran et Ibrahim a préparé un mets succulent.
Il est superflu de dire que le repas est très gai, assaisonné du récit de nos aventures et de toutes sortes d'anecdotes. Il n'y a qu'une ombre au tableau : l'absence de nos deux compagnons, restés en arrière et qui ne sont pas encore rentrés, à 9 heures du soir, au moment où nous gagnons nos couchettes pour la nuit.
Le lendemain, au réveil, tout le bivouac est en ébullition. Le P. Savignac nous informe que nos amis égarés n'ont pas reparu, qu'il a veillé lui-même une bonne partie de la nuit à les attendre, mais en vain. Des Bédouins avec des chameaux ont été expédiés dans l'ouady Aleyat, à leur recherche. On com-
prend dans quelle anxiété cette nouvelle nous a jetés ; nous déjeunons au pied levé, hâtivement, dans le bruit d'un entretien animé où toutes les suppositions sont émises et discutées : sont-ils malades? ou bien ont-ils été victimes d'un accident? ou bien.
Mes pensées vont surtout à l'abbé G***, gravissant la dernière rampe du Serbal, tout seul et à une heure tardive, sourd à nos fraternels avertissements ; son audace superbe lui aurait-elle été fatale ? A Dieu ne plaise ! Deux heures s'écoulent dans une attente oppressée. Enfin, un grand cri de joie s'échappe de la poitrine de nos Bédouins ; à l'orifice de l'ouady, entre les seyals et les roches, ont surgi des têtes de chameaux, puis des dos surmontés de masses confuses, amorphes, que nous pouvons bientôt identifier avec nos aventureux compères. C'est bien eux, mais quelle mélancolique apparition ! L'abbé n'a plus de chaussures ; ses souliers, lacérés, coupés, taillés par des arêtes de granit, ne sont plus qu'un peloton de bandes de cuir ; un pied sort ensanglanté ; il l'a enveloppé dans son keffiyé de toile et ce pansement sommaire lui donne l'aspect d'un blessé relevé en hâte sur le champ de bataille. Son compagnon, le Père 0***, est moins maltraité, mais son visage livide indique la fatigue et l'épuisement.
Tous deux meurent de faim. Ibrahim a préparé un copieux potage aux vermicelles qu'ils engloutissent en un clin d'œil.
Groupés en cercle autour d'eux, nous écoutons, émus, le récit de leurs mésaventures. La nuit a surpris l'abbé à la descente de la montagne, au milieu même de la dangereuse cheminée ; craignant une chute, qui pouvait être mortelle, il est resté blotti sous une roche où il s'est endormi jusqu'aux premières lueurs du matin ; alors, transi de froid, il a gagné avec peine le fond de l'ouady Aleyat, où il rencontra fortuitement le Père dominicain, qui avait erré lui-même une grande partie de la nuit et s'était réfugié, à bout de forces, sous un palmier, à attendre le jour. Ils mirent en commun leur infortune et leurs espérances et se consolèrent à la pensée qu'on viendrait bientôt les secourir ; ils avaient bien l'un et l'autre entendu les coups de fusil des chameliers envoyés en reconnaissance, mais, dans le désarroi de leurs idées et la frayeur de l'abandon, ils avaient cru a une attaque d'indigènes pillards ; la crainte de tomber entre leurs mains les avait cloués sur place et forcés à l'immobilité et au silence. Leur terreur fut changée en allégresse quand ils reconnurent nos braves Bédouins et qu'ils purent reprendre le che-
min du campement, bercés mollement sur la bosse des chameaux.
Le récit de cette équipée — qui n'eut d'ailleurs aucune suite fâcheuse — provoque une grande hilarité ; c'est un feu roulant de plaisanteries et de bons mots à l'adresse de nos héros. L'abbé, le nez sur son assiette, raconte avec une verve étourdissante, et sa narration, émaillée d'aperçus pittoresques, révèle la douce philosophie qui remplit son âme. Les Bédouins, auxquels revient l'honneur du sauvetage, n'en peuvent plus de fierté ; la gloire d'une si belle action éclate sur leurs visages épanouis ; à satiété ils répètent les épisodes marquants de l'expédition nocturne, en levant les bras en l'air comme pour prendre le ciel à témoin de leur fidélité. Mais trêve aux babillages, la matinée est avancée et le soleil est déjà chaud ; on lève le camp et le départ se fait à la précipitée.
* *
Maintenant seulement nous entrons dans l'oasis proprement dite ; nous allons la parcourir dans toute sa longueur. Au fond d'une gorge resserrée, entre des montagnes absolument dénudées, s'étend une superbe forêt ; l'harmonie des couleurs est délicieuse. Au travers de la houle vert sombre des arbres transparaît le rose clair du roc, et les branches des hauts palmiers découpent comme des arabesques sur un tapis de moquette. Il fait frais dans ce bois mystérieux ; le ruisseau chante dans les mousses épaisses, gonflées d'humidité, spongieuses, où brillent de petites fleurs rouges et bleues ; quelquefois il sort de son lit, désireux de féconder le sol sur une plus large surface et de triompher du désert ; il y réussit et alors c'est un vrai marécage, où poussent de longs roseaux serrés et des herbes de forêts vierges. Et même nous passons par des champs de blé vert, étalés sur les rives du ruisseau et coupés de petits murs en ruine. Les palmiers surtout sont magnifiques ; il y en a plusieurs milliers, pressés les uns contre les autres en une futaie presque impénétrable. Vous en trouvez de toutes les formes et de toutes les dimensions ; les uns ont des troncs grêles, élancés, légèrement courbés en arc à la partie inférieure, et terminés par une crête de feuilles qu'on prendrait volontiers pour des plumes d'autruche ; les autres sont courts, épais, rugueux ; l'écorce est formée par
les racines des feuilles tombées, ce qui leur donne l'apparence d'énormes cônes de sapin aux écailles entr'ouvertes. Par-ci, parlà, de jeunes arbres sans tronc ; les rameaux feuillus, très grands, sortent à même le sol et retombent en un panache hérissé. Et, dans cette végétation luxuriante, rien d'aligné, ni de symétrique ; rien qui fasse penser à la règle et au compas, rien de moins monotone. Des branches partent dans toutes les directions ; d'un palmier à l'autre, elles se croisent, s'enlacent, montent, droites comme des hallebardes, descendent vers le sol comme des rameaux de saule, jonchent les sentes de leurs débris morts, jaunis par les frimas ; et de grandes lianes, aux teintes d'automne, courent dans ce fourré inextricable et nouent les rameaux, de leurs larges rubans nuancés de mauve. Les chameaux glissent sur le chemin visqueux, qui disparaît souvent sous une couche de branchages, de troncs pourris, de racines ligneuses et de souches enchevêtrées. Des gazouillis, des pépiements d'oiseaux emplissent le bocage ; on se croirait dans une volière, mais je n'aperçois aucun des charmants petits hôtes qui la peuplent ; ils sont sans doute tout au haut des arbres, chantant l'hymne du matin.
La palmeraie est habitée ; du moins il faut le supposer, car on voit, éparses dans la verdure, des huttes de pierres et de pisé, couvertes de chaume, ou plutôt dont la toiture, mélangée de paille et de boue, est devenue le réceptacle de toutes sortes de semences végétales qui y ont germé pour en faire un jardinet. Ces demeures sont bien misérables et les gens qui y logent ne sauraient être que de pauvres hères. Mais nous ne voyons personne ; les chaumières semblent abandonnées. C'est une gageure ; les indigènes de Fîran ont juré de nous fausser compagnie. Peut-être sont-ils réellement absents, partis avec leurs troupeaux pour quelque autre région de la péninsule, obéissant à leur humeur vagabonde. On me dit qu'ils séjournent ici surtout à l'époque de la récolte des dattes. Ils arrivent, dépouillent les palmiers qui leur appartiennent, mangent les fruits sur place et s'en vont ; ils n'osent cependant pas toucher aux arbres qui, en grand nombre, sont la propriété du monastère de Sainte Catherine du Sinaï.
En tout cas, la paresse des Bédouins, leur dégoût pour le travail de la terre, sont ici manifestes. Le sol est à peine défriché ; les cailloux l'envahissent et pourtant, irrigué avec intelligence, cultivé avec soin, il pourrait produire de magnifiques céréales et
d'abondants légumes. Les clairières, qui s'ouvrent en pleine forêt, de distance en distance, offrent de riches terrains où certes l'agriculteur ne travaillerait pas en vain.
Deux constructions, un peu moins délabrées que les autres, frappent nos regards ; les murs, blanchis à la chaux, sont surmontés d'une espèce de coupole. Le temps nous manque pour en visiter l'intérieur ; ce sont peut-être deux sanctuaires ; aujourd'hui, ils sont déserts et sans attrait. Passons. Plus loin, à la sortie du hameau, dans les genêts et les hautes herbes, vous remarquez des rangées de pierres levées, grossièrement équarries ; c'est un cimetière ; dans la solitude, à l'ombre de la forêt, sous l'égide des remparts de granit, loin du monde, il est bien le « champ du repos ». La position de quelques-unes de ces pierres me fait supposer qu'elles servent aux sacrifices, comme celle dont j'ai parlé plus haut à propos des Ayoun Mousa ; je ne puis avancer aucune preuve directe ; seul, l'aspect général de ces monuments me suggère cette hypothèse ; si nous pouvions seulement interroger les indigènes ! mais, je le répète, ils ont disparu de la scène. A la palmeraie, où nous flânons pendant près d'une heure, succède un bosquet, ou plutôt une allée de tamaris, au fond de la vallée toujours plus étroite. Ces arbres, appelés en arabe « tarfa », fournissent une assez grande quantité de manne ; l'écorce des branches est piquée par un insecte et elle secrète alors des gouttelettes de résine gommeuse, jaune d'ambre, qui s'amollit sous l'ardeur du soleil et tombe dans le sable, où elle forme une pâte qui a la consistance du miel. Ce phénomène se produit au printemps et en été ; nous n'avons donc pas la chance de le constater « de visu ». Les Bédouins récoltent cette substance, s'en nourrissent et vont la vendre au Caire, ou bien l'apportent aux moines du couvent de Sainte Catherine. Ce trafic existe depuis des siècles ; selon le témoignage d'égyptologues sérieux, 1 cette gomme est mentionnée dans de vieux textes égyptiens sous le nom de « mannu », comme étant un produit résineux de certains arbres de l'Arabie. J'incline à croire que les récits bibliques désignent aussi par le mot manne le suc du tamaris ; sans doute, la description qui en est donnée dans l'Exode et les Nombres, ne peut se vérifier en tous points. La manne qui nourrissait les Hébreux présente des caractères spéciaux, qu'on chercherait en
1 Ainsi Ebers, op. lit., p. 236 et ss.
vain dans la substance dont nous parlons. Mais les auteurs sacrés prétendent raconter un miracle ; il y a du prodige dans l'apparition de l'aliment du désert et dans les circonstances où elle s'est produite. Pourquoi ne pas admettre que des éléments de merveilleux se sont glissés dans la tradition israélite, laquelle, au reste, n'a été mise par écrit que bien des siècles après les événements ? Une grande poésie règne dans ces antiques récits populaires, qui se sont amplifiés sans cesse et par là même embellis en passant de bouche en bouche ; l'histoire est devenue épopée. Je tiens pour tout à fait admissible que Moïse ait constaté les curieuses propriétés du tamaris et les ait utilisées au profit de son peuple. C'était pour lui et les siens un véritable don du ciel, une marque touchante de la bonté de l'Eternel. Ce fait est resté dans la mémoire d'Israël ; la tradition s'en est emparé ; elle a mis l'accent sur l'intervention de Dieu et n'a pu s'empêcher d'envelopper l'événement d'une auréole brillante qui en fait précisément le charme impérissable et la valeur religieuse.
Je signale ici la présence de bancs marneux, qui occupent les flancs de l'ouady et mesurent environ 30 mètres de haut. Les géologues y ont reconnu des moraines, des dépôts d'alluvions, qui attestent que la vallée était autrefois un lac ; on y rencontre des coquillages marins. Ces amas considérables de gravier et de limons ont été arrachés aux montagnes par les eaux de l'antique océan qui grondait dans ces parages ; ils sont disposés par étages réguliers, mais des fentes verticales les coupent et les disloquent, comme des glaciers en pleine débâcle ; leur surface, fissurée, érodée, jaunâtre, jure avec la massive structure des granits contre lesquels ils s'appuyent. Les explorateurs ont découvert dans ces limons des tombes en grande quantité. Tandis que nous grimpions au Serbal, le P. Savignac a eu la curiosité de les visiter et de faire le relevé de quelques-unes ; elles ne présentent, du reste, rien de particulièrement intéressant ; elles sont creusées en forme de corridors et on les prendrait plutôt pour des tanières de fauves que pour des demeures sépulcrales ; elles doivent probablement leur origine aux populations d'anachorètes qui jadis occupaient Pharan.
Bientôt toute végétation cesse ; plus d'arbres, plus d'oiseaux, plus de vie ! Adieu pour toujours, riante oasis qui nous as prodigué ton ombre et ta fraîcheur ! Nous n'oublierons pas l'heure
délicieuse vécue sous tes grandes ramures ! Le ruisseau prend sa source en cet endroit ; il descend vers la mer, tandis que nous remontons la vallée. Il faut nous séparer. Le désert nous enferme de nouveau et, dès ce moment, nous en serons les prisonniers pendant plusieurs semaines. Devant nous, un étroit défilé, un étranglement des roches où l'on ne passe qu'à la file indienne ; c'est El Bououeib, « la petite porte », qui termine l'ouady Fîran et donne accès à un autre vallon, prolongement du précédent, le monotone ouady Slâf. A droite et à gauche débouchent des gorges plus ou moins spacieuses, qui sillonnent toute la région ; la plus célèbre est l'ouady Scheik ; il développe un immense croissant, sculpté dans les montagnes et offre au voyageur une route agréable pour atteindre le Sinaï, mais un peu longue et dépourvue de pittoresque. Pour l'instant, celle que nous suivons n'est guère intéressante non plus ; elle déploie des méandres interminables, tous identiques, où les heures s'écoulent trop lentement, ennuyeuses. La barrière des rochers nous bouche l'horizon ; on ne voit rien du paysage, sauf, par la baie de la vallée, ouverte devant nous en triangle renversé, les prolongements des montagnes, inclinés en talus et rapetissés par la distance. Par places, des tas de pierres ayant vaguement la forme de huttes, vestiges de quelques naouâmis en décrépitude.
Vers la fin de l'après-midi, nous abandonnons avec joie l'ouady Slàf pour prendre un chemin de traverse qui raccourcira la route de quelques kilomètres et s'appelle l'ouady Abou Talib.
Brusquement, en effet, nous obliquons à gauche et la caravane, déployée comme un peloton de tirailleurs, monte à l'assaut d'une colline et se trouve tout à coup sur une sorte de plateau inégal, entouré de crêtes dentelées, mais très spacieux. Nous nous baignons dans la pleine lumière du soleil, qui fait reluire la croûte graveleuse du terrain et met des nuances orange autour des monts éloignés. Sur une éminence, à l'entrée du plateau, une masure carrée, à coupole, bien campée en vedette, comme un donjon, domine l'ouady. C'est une mosquée consacrée à un certain Abou Talib, lequel a donné son nom à la vallée. Il paraît que les Bédouins viennent ici chaque année célébrer une grande fête en l'honneur de ce personnage, sur le compte duquel ils ne savent d'ailleurs rien. Il eût été facile à nos guides d'aller présenter à Allah une prière dans ce lieu saint, mais aucun d'eux n'y pense ou n'en exprime le désir ; c'est à peine s'ils jettent un coup d'oeil
FIG. 22. — DANS L'OUADY ABOU TALIB
distrait de ce côté-là ; et pourtant je les sais très religieux, mais je dois reconnaître qu'ils sont plutôt avares de témoignages extérieurs de leur piété.
Le jour est au déclin lorsque nous dressons nos tentes pour bivouaquer, à l'abri d'un repli du sol, sur le versant Sud-Est du plateau. A cette heure indécise, qui n'est déjà plus celle de la pleine clarté et pas encore celle de la nuit, le désert est magnifique. En me retournant sur la selle du chameau, au moment de mettre pied à terre, j'aperçois de nouveau le Serbal, déjà bien loin de nous, mais toujours resplendissant ; les derniers rayons du soleil lèchent encore ses sommets, mais très peu ; ce sont plutôt quelques facettes brillantes dans un prisme, quelques mouchetures dorées dans une étoffe. Rien de si reposant que le site où nous campons. Des vagues de sable et de gravier, des collines enguirlandées de bouquets de « retem » où se vautrent les chameaux ; des roches basses, à fleur de sol, noirâtres, caverneuses, affouillées par les pluies, tout cela encadre nos tentes et les abrite contre les vents du crépuscule. Au fond, dans la direction du Sud, une draperie de montagnes violettes, aux grands plis d'ombre, se déroule en largeur ; c'est la chaîne du Djebel Haoueit et derrière ce rideau somptueux, dont il nous tarde cependant de voir le lever, on pressent la mise en scène émouvante du Sinaï. La nature, ici, ne révèle pas ses magnificences d'un seul coup ; elle les livre par acomptes, elle taquine la curiosité du voyageur, elle lui réserve des surprises toujours nouvelles, elle lui dose les émotions et les plaisirs, si je puis m'exprimer ainsi.
Avec la nuit, le froid est venu ; un bon feu de broussailles est allumé ; plusieurs Pères s'arment de pioches, défoncent le sol, arrachent des racines qu'ils jettent dans le brasier. Des nuages d'étincelles montent en volutes vers le ciel et une lueur d'incendie se répand très loin sur le désert et lui donnent un aspect fantastique. Notre causerie autour de la flamme est interrompue par l'appel d'Ibrahim : A la soupe ! Cette fois, on a dû dresser la table sous une tente, à cause de la fraîcheur ; la température s'est en effet considérablement abaissée depuis une heure ; cela n'est pas pour nous surprendre ; depuis ce matin, nous sommes montés sans cesse vers les hauts sommets et notre campement est à l'altitude de mille mètres et plus. Aussi faisonsnous une large brèche aux provisions ; serrés les uns contre les autres, sur nos pliants sans dossier, vaguement éclairés par les
« fanous », nous accumulons du calorique, sous l'œil sévère de Mohammed, qui remplit l'office de sommelier. Il a l'air féroce, ce soir, cet excellent Mohammed ; c'est qu'il rumine de lugubres souvenirs ; tout en vaquant à ses occupations, il raconte quelques épisodes de sa fameuse campagne du Yémen ; son récit, interprété par le P. Savignac, souligné de gestes expressifs, est des plus captivants. Plusieurs bataillons de l'armée turque, expédiés contre les tribus arabes en révolte, avaient été enveloppés par l'ennemi à la suite d'une ruse de guerre, dépouillés de leurs armes, et réduits à la plus dure extrémité. Comme les Bédouins ne pouvaient subvenir à l'entretien de tous ces prisonniers, ils les avaient tout simplement renvoyés dans leurs foyers, mais sans provisions, dénués de tout ; ces malheureux soldats, obligés de parcourir à pied plusieurs centaines de lieues pour revoir leur patrie, vécurent des jours terribles ; beaucoup moururent, terrassés par la faim et la misère. Mohammed, de sa voix tonnante, et faisant le poing, déclare qu'ils avaient dû brouter l'herbe rare et maigre qu'ils rencontraient sur les routes du désert. Lui-même n'avait échappé à la mort que par la grâce d'Allah. — On ne saurait lui en vouloir s'il est resté dès lors un sectateur fervent et obstiné de l'islam et s'il éprouve un certain dédain pour les « infidèles ». Ce soir même, ce dégoût lui monte au cœur, en nous voyant manger du porc ! Il murmure dans sa moustache en brosse ; on l'entend émettre des grognements sourds, quand il apporte le plat où Ibrahim a disposé avec art des portions de l'impur animal ; il ne veut pas même toucher à l'ustensile ; il l'entoure d'un linge, tant la crainte de se souiller l'effarouche.
Nos assiettes et nos services l'épouvantent aussi ; il ne s'en saisit que par l'intermédiaire du même linge, tant il est secoué d'une répugnance invincible ; on dirait vraiment qu'il soigne une bande de galeux et de pestiférés. Et nous de rire, de rire.
* *
A 6 heures trois quarts, le lendemain, 20 février, la caravane s'ébranle dans la tiédeur humide d'un radieux matin. Par l'ouady Rinthe, nous quittons le plateau d'Abou Talib, pour rejoindre, quelques cents mètres plus loin, l'ouady Slâf. C'est
toujours le même vallon régulier, à pente douce, sans originalité. On dit qu'une des tribus bédouines de la péninsule a parfois de grands rassemblements en cet endroit. Mais aucun être humain n'apparaît sur la route, ni aucune trace d habitation. C'est étonnant ce qu'on rencontre peu de monde dans ces parages. Et pourtant il y a des Bédouins, à preuve ce grand troupeau de chèvres.que j'aperçois broutant sur le flanc de la combe ; toutes petites, elles ne s'inquiètent pas de notre approche, mais continuent de grignoter les genêts ligneux, sans même lever la tête ; rien de si niignoii ni de si gracieux ! Mais où donc sont leurs propriétaires ? Où leurs bergers ? Nulle part. Toutefois, l'instant d'après, un chameau débouche à un coude du chemin et s'avance vers nous ; il est pesamment chargé de paquets de toutes sortes, de sacs, d'outrés ; sur cette montagne de colis trône un Bédouin armé d'une carabine ; enfin en voilà un ! c'est bien le troisième que nous avons l'heur de dévisager, depuis notre départ de Suez, en exceptant les mineurs de Maghâra. Nos Arabes saluent longuement leur compatriote et le P. Savignac entre en pourparlers avec lui, s'informe, questionne. Est-ce quelque « scheik» en reconnaissance, quelque héros, retour d'une razzia ? Notre imagination ébauche aussitôt un roman d'aventures où l'inconnu joue le premier rôle. Mais non, ce Bédouin, c'est tout simplement.
le facteur ! Il fait le service de la poste entre Akaba, sur l'extrémité du golfe de ce nom, et Tôr, à travers toute la presqu'île.
Certainement ce fonctionnaire est digne d intérêt, car ce n'est pas une sinécure, j'imagine, que la distribution des dépêches dans le désert ; mais enfin, faut-il l'avouer, j'attendais plus et mieux qu'un facteur sur la route du Sinaï et voilà comment du rêve à la réalité, il y a toujours un abîme.
L'ouady s'infléchit vers l'Est et prend un air plus sauvage. Les masses de rochers s'élèvent considérablement et nous sommes de nouveau dans une gorge sombre où le soleil n'entre qu'en gerbes transversales, par des trouées et des échancrures. Nous contournons le groupe du Djebel Haoueit, dont les flancs sont coupés dénormes crevasses. Par ces couloirs, nous apercevons de temps en temps l'une ou l'autre des cimes. La lumière intense du jour les fait paraître noires, mais d'un noir poli comme du jais ouvragé, qui brille, chatoie étrangement. Il me semble parfois aussi qu'une carapace métallique recouvre les montagnes, tant elles reluisent au soleil.
Maintenant, un carrefour, où convergent, en étoile, plusieurs ouadys. Partout des arbres, seyals et palmiers, au milieu de ruines abondantes, qui attestent que ce lieu a été occupé autrefois, peut-être par des garnisons de soldats à l'époque où des troupes françaises de l'expédition d'Egypte firent une incursion dans la péninsule. 1 On remarque aussi un cimetière arabe, avec ses petites tombes entourées d'un cercle de pierres. Nous
FIG. 23. — DANS LE NAKB EL HÂOUA
Cliché Savignac.
avons hâte de voir les saintes montagnes, que nous devons atteindre aujourd'hui même. Pour cela, il est nécessaire de franchir, encore avant midi, le Nakb el Hâoua, le « col du Vent », étroit défilé de 6 ou 7 kilomètres de long, ouvert à notre droite, formidable entaille dans le vif des rochers. La caravane se disloque ; impossible aux chameaux de somme, avec tout le train des baga ges, de franchir cette passe dangereuse et pénible. Sous la conduite de Yakoub et de Mohammed, ils continuent leur chemin à l'Est et gagneront l'ouady Scheik, qui les amènera plus lente-
1 Description de l'Égypie, XVI, p. 171. -
ment, mais plus facilement au Sinaï. Pour nous, nous mettons pied à terre et, à la suite de nos chameaux, tenus en laisse par les Bédouins, nous enfilons un mince sentier tortueux. De chaque côté, des falaises de granit rouge, hautes de plus de 300 mètres, déchirent le bleu du ciel et surplombent le ravin, toutes droites, vergées de crevasses. La pente est douce, sauf en quelques endroits, où des quartiers de roc sont tombés dans la gorge ; là, il a fallu tailler de vrais escaliers, dont les larges marches, irrégulièrement superposées, se développent en spirales et en zigzags parmi des ronces desséchées et quelques palmiers étiques.
Et c'est un curieux spectacle que cette colonne de chameaux chargés de couvertures multicolores, s'arc-boutant sur leurs jambes gibbeuses, se raidissant sous l'effort ; vus d'en bas, ainsi échelonnés le long des lacets du sentier, difformes, ils font l'effet de monstres surgis du sol, tout à coup ; et les rochers eux-mêmes, éboulés dans ce goulet, présentent des formes très bizarres : il en est qui ressemblent à d'affreux crapauds, aplatis, trapus ; un autre, énorme celui-là, échoué juste au centre du défilé, est fendu au milieu, si nettement qu'il semble tranché au couteau.
Il s'y rattache, paraît-il, une tradition, d'après laquelle cette fracture ne serait rien moins que l'œuvre de Moïse. Dans ces solitudes recueillies et grandioses, l'imagination travaille beaucoup.
La montée du nakb nous prend plus de deux heures ; entrés à 9 heures, en effet, nous en sortons à 11 heures et quart ; en ce moment, nous franchissons le sommet du col, à plus de 1500 mètres d'altitude. A nos pieds un petit vallon, creusé en cuvette, l'ouady Abou Seileh, où nous allons descendre en sautant sur des roches escarpées. En face de nous, directement, mais à une grande distance encore, le promontoire du Djebel Moûsa, le fameux Ras es Safsâf qui passe pour être la montagne de la Loi. Pourquoi, à cette vue, ne tombé-je pas à genoux, dans une prière contemplative, comme le fit jadis la Pseudo-Sylvie, l'illustre et courageuse pèlerine?, Oserais-je avouer que j'éprouve une légère déception ? Elle s'explique aisément par le fait que le Safsâf est encore trop éloigné de nous, pour se révéler dans toute sa puissante originalité ; du point où nous sommes, l'ouady
1 consaeludo est, ut fiat hic oratio ab his qui veniunt, quando de eo loco primitus videtur mons Dei: sicut et nos fecimus.
Abou Seileh et la grande plaine Er Rahah, nous en séparent d'une longueur de 4 à 5 kilomètres ; en outre, les montagnes qui nous enveloppent, plus hautes proportionnellement, réduisent le massif du Safsâf, l'écrasent en quelque sorte, et cette concurrence nuit beaucoup à l'effet. Du reste, cette première apparition du Sinaï est de courte durée. Bientôt la caravane, un moment recueillie, poursuit sa marche, s'enfonce dans l'ouady
FIC. 24. — LE SOUMET DU NAKB EL IIAOUA
Cliché Savignac.
et, -du milieu de ce bassin étroit, nous ne voyons plus la sainte montagne. Mais une hâte fébrile s'est emparée de chacun ; la joie de l'arrivée, l'espoir des émotions, des découvertes peut-être, je ne sais quoi de doux et de troublant à la fois, agitent nos esprits et nos cœurs.
Un trajet de 20 minutes à peine nous conduit à l'entrée de Er Rahah. Le panorama se développe soudain ; la plaine, large d'un kilomètre environ, déploie son immense tapis jaune, orné de bouquets de « retem » ; ils sont groupés par masses plus ou moins denses ou bien forment des couronnes autour des proéminences de fin gravier. Les montagnes, affreusement déchi-
quetées, enserrant cette mer de sable, où des sentiers, minces et droits, tracés en longueur, sont comme des sillages de navire.
A droite, elles sortent directement du sol, bondissent, comme soulevées par une force souterraine ; à gauche, elles sont en plans inclinés, dans des amas de cailloux, qui ondulent, descendent en longs replis. Voilà le cadre magnifique qui entoure le Sinaï. Le promontoire du Safsâf est droit devant nous ; du sein de la plaine, nous le voyons maintenant dans toute sa beauté ; il surgit en une pyramide tronquée, ou plutôt en un groupe de pyramides, soudées à leur base, et dont les sommets, arrêtés au même niveau, gardent une fière indépendance, donnant à la fois l'idée de l'unité et celle de la multiplicité. Il absorbe toutes nos pensées ; il remplit nos yeux, fixés irrésistiblement sur le même point. Il est seul ; nous ne voyons plus que lui ; tout s'efface, tout disparaît, devant sa majesté triomphante. Il est rouge, plus encore que les montagnes qui lui servent de parure ; il est tout rouge, sous le flot de lumière qui l'inonde en ce moment ; des ombres franches mettent en valeur ses pylônes monstrueux, en accentuent le relief, brutal et symétrique tout ensemble, et creusent dans les flancs du massif de profondes et mystérieuses cachettes. Le ciel est d'un bleu intense ; la paix règne sur ces hauteurs ; rien qui rappelle l'orage, les tonnerres de la promulgation de la Loi ; et, cependant, il y a du feu sur le Sinaï ; la montagne rutile ; le granit flamboie ; comme le buisson ardent, il brûle et ne se consume pas. Quel éclat ! quel rayonnement glorieux ! Ah ! si la tradition s'est trompée, je m'empresse de lui accorder les circonstances atténuantes. J'ai dit la beauté farouche du Serbal, mais je pense qu'aucun observateur non prévenu n hésitera à lui préférer le Safsâf, parce que le Safsâf est une vision unique au monde, une œuvre du Créateur incomparable de grandeur et de simplicité. Jamais je n'aurais imaginé un spectacle pareil.
Nous avançons, silencieux ; la caravane, tout à l'heure disposée en file, s'est déployée de front, face au Sinaï, distant de deux ou trois cents mètres. Oh ! la minute bénie et solennelle ! l'émotion m'étreint ; c'est de la surprise sans doute, car la surprise entre pour une part dans nos admirations ; mais c'est surtout une commotion religieuse, une sorte de stupeur qui annihile les sens, frappe en plein cœur ; mais nul effroi, nulle crainte ne vient effleurer mon esprit ; au contraire, la montagne m'attire comme
FIl, 25. — LI SINAï. LE PROMONTOIRE DU lUEBEL-SAFSAF
une amie et cette harmonie grandiose de la nature appelle et établit une harmonie de l'âme, infiniment douce et apaisante.
Et je ne suis pas seul à éprouver cette quiétude intime ; mes compagnons la partagent avec moi ; je les observe, à la dérobée ; il y a de l'extase dans leurs yeux ; eux aussi ont tout oublié pour concentrer leur pensée dans une longue contemplation. Personne ne parle ; le silence s'est abattu sur la caravane. Comment discuter, bavarder, échanger des impressions ? Il n'y a qu'une impression, la même pour tous, et pour l'exprimer avec éloquence il faut se taire. Nos Bédouins aussi paraissent sympathiser avec nous ; par miracle ils ont fait trêve aux disputes et leur bourdonnement a cessé ; accroupis sur le sable, les genoux au menton, ils regardent, muets. Pourtant, l'intelligent Djema ne peut tenir en place ; devinant mes intentions et de son propre mouvement il prépare mon appareil et me l'apporte sans parler, mais avec un bon sourire dans sa barbe noire. Les chameaux eux-mêmes ont compris la nécessité du recueillement ; on le croirait, au moins, tant ils sont tranquilles ; immobiles, le cou tendu en avant, ils se bornent à branler la tête, lentement, gravement, avec un geste d'inspection ; ils promènent leurs regards sur tous les points de l'horizon ; pas un cri ne sort de leurs gosiers, mais seulement, de temps à autre, un profond soupir, qui fait trembler leurs narines.
Tout à coup, j'aperçois le couvent ; absorbé par le spectacle du Safsâf, je ne l'avais pas encore remarqué : le voici donc, dans le creux de la vallée, à gauche du Sinaï, comme une modeste maison grise, entourée d'un jardin ; je ne puis distinguer les détails ; le jardin n'est qu'une tache noire ; ce qui me frappe surtout, c'est la situation même du monastère, dans cette solitude immense, imperturbable, absolue ; c'est cet amphithéâtre de rochers rouges, avec, au fond de la vallée, une colline de granit vert clair, sous la coupole d'un ciel de saphir ; c'est, en un mot, cette symphonie de couleurs, si austère et si pénétrante, si riche et si simple.
Il est 3 heures quand, las d'admirer, nous nous mettons en route vers le couvent ; à l'entrée de l'ouady ed Deir, — ou ouady Schouaïb, — au fond duquel il repose et nous attend, quelques masures en ruines, vieux pans de murs en pierres sèches ; vis-àvis, à la bifurcation de l'ouady Scheik, un monticule très peu élevé, dominé par un « ouely ». Là, Aaron aurait placé le célèbre
veau d'or ; ainsi du moins l'enseigne la tradition, qui ne néglige aucun détail et a réponse à tout. Un sentier bien marqué monte le vallon ; il sert de canal aux torrents qui dévalent des montagnes, à la saison pluvieuse ; de gros cailloux polis, des dalles de roche à fleur de sol, usées, luisantes, l'obstruent çà et là et en font une ravine. Notre vieux « scheik», soucieux de sa dignité, est monté sur un chameau ; cela le pose, et il prétend
I"[C.. 26. — LA COLLINE DU VEAU D'OR
donner à son entrée au couvent quelque chose de triomphal et de conquérant. Il marche en tête de la caravane, sec et droit, les jambes nues, bien musclées, largement ouvertes ; il prend une attitude majestueuse, voire olympienne ; son visage, très maigre, très brun, labouré de rides qui plissent le front et entourent la commissure des lèvres de demi-cercles concentriques, inspire le respect et ne manque pas d'une certaine noblesse ; son haut turban bariolé achève de lui prêter un air martial et dominateur. Il avance solennellement et nous de même. Au bout d'une demi-heure, nous atteignons les terrasses du monastère ; le chemin longe les murailles du jardin par-dessus lesquelles une
vraie forêt, épaisse, verdoyante, étalée jusque sur les flancs du Sinaï, nous envoie des senteurs de printemps. Les grands cyprès, mornes, droits comme des flèches de cathédrales, percent le fouillis des arbres et tracent des lignes noires sur le fond rouge de la montagne et sur le ciel ; les amandiers et les abricotiers sont en fleurs ; dans la grisaille des oliviers les mimosas suspendent leurs petites pelotes jaunes et, au fond du verger, sur le feuillage sombre et lustré d'une haie d'orangers, les boules des oranges mûres, bien nettement découpées, font penser aux arbres de Noël. Des oiseaux chantent. Une paix délicieuse, enveloppante, émane de cette thébaïde ensoleillée. Au jardin succède le couvent lui-même ; c'est une forteresse aux massives murailles grises, hautes de 8 à 10 mètres, d'un aspect plutôt triste. Le chemin, très incliné, pavé de gros mœllons polis, passe sous une porte monumentale. Nous entrons dans la cour extérieure, entre le jardin et le bâtiment, et le P. Savignac s'empresse de pénétrer dans la forteresse pour présenter aux moines ses hommages et ses lettres de recommandation, et pour leur demander l'hospitalité.
CHAPITRE III
Au Couvent de Sainte-Catherine.
Les moines nous reçoivent avec un touchant empressement et nous permettent de loger dans le monastère. Une petite porte basse, étroite, presque un trou dans le mur, nous livre passage ; l'épaisse pièce de bois qui la ferme roule sur d'énormes gonds rouillés; elle est pourvue d'une armature de fer et d'une serrure capable de défier les plus vigoureux efforts. Je crois entrer dans une geôle, malgré l'inscription que je lis au-dessus de lhuis : Er n El MI 0 fi N « Je suis celui qui suis ». Nous suivons, en tâtonnant, un couloir ténébreux, aux parois en grosses pierres de taille, luisantes et poisseuses, où des milliers de pèlerins ont frotté leurs mains. Ce labyrinthe donne accès à la cour intérieure ; mais elle est encombrée de bâtisses de toutes sortes. Tout à l'heure, nous étions dans une prison, maintenant, nous voici dans un village fortifié, une citadelle ; on voit tant de choses à la fois qu'on ne distingue rien de précis ; toutefois, devant nous, se dresse la façade de la Basilique de Justinien, en pierres jaunes ; nous aurons bientôt le privilège de la visiter.
A gauche, un grand escalier à rampes de bois, couvert en partie par un toit, conduit à un premier étage où sont disposées des chambres adossées au mur Nord-Est du couvent. Des moines circulent, entrent, sortent, se croisent, font claquer les portes donnant toutes sur la cour ; ils passent comme des fantômes ; ils portent la grande robe noire, très ample, à manches flottantes ; sur la tête la barrette à fond plat, droite et raide ; ils ont de longs cheveux, ramassés sur la nuque en un gros chignon bril-
lant ; la barbe orne leur visage, de sorte que, vus de face, ce sont bien des hommes, mais vus de dos, ce sont des femmes.
Nous sommes reçus dans une salle rectangulaire, assez vaste, ornée de tableaux ; les portraits, en chromo, du roi d'Angle terre et de son épouse, dans des cadres dorés, occupent la paroi du fond ; ailleurs, trois ou quatre photographies agrandies d'an.ciens archevêques du Sinaï, hauts personnages de l'église grecque, en grand costume, la poitrine chamarrée d'étoiles, de croix, de colliers, de châtelaines en sautoir. Des divans bas, larges, sont disposés tout le long des murs blancs ; une grande table ronde au centre, recouverte d'un tapis. Les moines s'empressent autour de nous, nous font asseoir, mais c'est une réception muette, une séance de mimique ; les religieux, en effet, parlent le grec moderne et aucun de nous ne connaît cet idiome. Je fais de sérieux efforts pour construire une phrase dans la langue d'Homère, mais rien ne vient. Nous nous contentons de gesticuler et de répondre aux courbettes de nos hôtes par des sourires, des interrogations et des grimaces plus ou moins expressives.
Cependant, l'un des moines donne des ordres d'une voix puissante ; il paraît être une sorte d'intendant, chargé de recevoir les étrangers ; en tout cas, il commande ; c'est un bel homme, carrure d'athlète, visage ovale, au teint mat, grande barbe très soignée, frisée, noire de jais, comme les yeux du reste et les épaisses torsades de cheveux, artistement nouées et jetant des lueurs bleuâtres. On nous sert des rafraîchissements, confitures, café, eau-de-vie et puis d'excellentes cigarettes égyptiennes dans de grandes boîtes oblongues. Notre joie est à son comble quand survient un autre moine qui nous salue en français ; alors la glace est rompue et nous prenons notre revanche de ce mutisme forcé qui finissait par nous peser. Le nouveau venu est très aimable ; sa physionomie est empreinte d'une douceur méditative qui évoque l'image d'un saint ; il est jeune encore et tout blond, avec de grands yeux faïence ; il parle un français très incorrect, mais très amusant, avec des intonations et une gaucherie comiques ; il trébuche à chaque phrase, mais gracieusement ; sa mémoire a des lacunes et beaucoup de mots lui échappent ; alors il hésite, caresse sa barbe rare, puis interroge : comment se dit?. Il nous raconte simplement, sans ostentation, ni fausse piété, sa vie monastique ; il est au Couvent depuis 14 ans, loin du monde, dans la grande solitude, privé
de tout ce qui constitue le bonheur aux yeux de tant d'hommes ; il nous dit ses joies dans le renoncement, l'austère bonheur du sacrifice, les vertus de la soumission ; ses paroles, avec parfois un accent presque douloureux, dénotent cependant une tranquillité d'âme, un apaisement intérieur digne d'envie. Je me hasarde à lui demander s'il n'éprouve aucun regret de la vie civilisée et de ses plaisirs. « Non », répond-il, « je suis ici pour obéir à Dieu ». J'admire cet homme ; dans son obéissance enfantine, il y a plus d'héroïsme qu'on ne croit.
Quatre chambrettes sont mises à notre disposition ; elles sont situées au haut de l'édifice ; on grimpe, en plein air, deux ou trois escaliers mal entretenus et on arrive à une galerie de bois développée le long du mur Nord-Ouest, sur laquelle ouvrent des chambres étroites, alignées comme des cabines ; elles ont chacune une petite fenêtre grillée, à côté de la porte. L'intérieur de celle qui m'échoit est sombre ; les parois, passées au lait de chaux, ont perdu leur ancienne blancheur ; elles sont maculées et n'ont pour tout ornement que des toiles d'araignées, aux angles. Deux lits de fer, dont l'un est très large ; une inspection sommaire en atteste la propreté. Dans le panneau, entre la fenêtre et la porte, l'icône : une pauvre vierge décolorée, qui regarde languissamment la petite lampe à huile, éteinte, suspendue au plafond par des chaînettes noircies. L'installation dans ces lieux est assez compliquée ; comme chaque chambre doit recevoir trois voyageurs, nous sommes obligés de dresser un lit supplémentaire ; mais l'espace manque, et où mettre tous nos bagages ? Justement, les chameaux de charge viennent d'arriver ; on les entend beugler dans la cour extérieure, au milieu des vociférations des Bédouins. Bientôt la galerie est encombrée de colis apportés par nos « moukres ». Jakoub et Mohammed geignent sous les lourds fardeaux qu'il faut hisser à travers le dédale des escaliers. Ibrahim navigue dans le flot de ses énormes coffres à provisions. Il les a laissés dans le vestibule du couvent, mais son fourneau est dressé dans une cuisine obscure, située près de nos logis, à l'extrémité de la galerie ; ce soir, toutefois, il est au repos, car les moines ont l'amabilité de nous inviter à souper.
Un repas frugal et silencieux. Autour de la longue table, étalée dans la salle de réception, sous de grosses lampes à pétrole, nous nous recueillons ; le P. Savignac prononce le Benedicité, en roulant les r fortement ; l'assemblée entière répond par un « Amen »
de poitrine, sourd, caverneux. Une lumière blafarde se répand sur les visages, tous graves, et met en relief les crânes tonsurés des Dominicains. Les Pères Sinaïtes, très agiles et très serviables, l'œil ouvert sur les convives, nous apportent dans des écuelles profondes une sorte de bouillie de blé ou de gruau, épaisse, copieuse, jaune-brun ; tout de suite, je songe au légendaire brouet des Spartiates ; la cuillère reste vaillamment debout dans cette pâtée onctueuse, substantiel produit d'un art culinaire encore dans l'enfance. Surviennent des omelettes alléchantes, éclatantes comme de l'or, voluptueusement repliées dans la graisse couleur d'ambre. J'en prends une large ration, mais ma gourmandise est punie ; l'omelette est cuite au beurre de Bédouin, rance, acre, donnant la nausée ; j'avale, sans mâcher, par grosses bouchées, en retenant ma respiration ; je crois remarquer que mes compagnons sont aussi plongés dans des réflexions peu gaies ; un silence de plomb pèse sur la table. Les moines, derrière nous, tout noirs dans l'ombre de la pièce, immobiles comme des statues, nous inspectent et je fais de violents efforts pour que mon visage ne trahisse rien des angoisses de mon estomac. La délivrance arrive sous la forme de succulentes oranges, de noix et de pruneaux secs. J'oublie de dire que le menu comporte encore des tommes de pain noir très grossier et un verre d'un liquide rosé, au goût indéfinissable : c'est du vin.
Pourtant nos vénérables hôtes ont fait de leur mieux ; ils vivent eux-mêmes très chichement ; le luxe de la table leur est absolument interdit et ils obéissent à des lois somptuaires rigoureuses. Ils suivent la règle de saint Basile, qui n'est pas douce ; ils s'abstiennent en général de viande et de vin, bien que l'usage n'en soit pas tout à fait défendu ; mais ils observent des carêmes sévères et prolongés, pendant lesquels ils sont strictement végétariens et se refusent même les œufs, le lait, toute nourriture animale. Ce régime ne les empêche pas de mener une vie relativement laborieuse. Ils sont au nombre d'une trentaine, tous originaires de Grèce, de Chypre, de la Crête et chacun exerce une activité plus ou moins étendue : les uns sont cuisiniers, d'autres charpentiers, d'autres encore jardiniers ou maçons ; même, si les circonstances l'exigent, ils cumulent plusieurs emplois. Il est superflu de dire qu'ils sont tenus d'accomplir scrupuleusement les offices du culte, fréquents et longs. Ils prient beaucoup ; ainsi chaque dimanche, la messe est célébrée dès 2 heures du matin ;
la nuit comme le jour, la basilique s'emplit du chant des litanies et les religieux consacrent à l'adoration une bonne part de leur temps. D'ailleurs, les privations auxquelles ils se soumettent n'ont pas pour cause l'avarice ou la parcimonie forcée ; ils les subissent volontairement. Le couvent de Sainte-Catherine est riche ; il a plusieurs succursales en Orient et sa réputation lui attire des sympathies qui se traduisent par des dons considérables. L'autorité supérieure est représentée par un archevêque qui, ordinairement, réside au Caire et qui surveille de loin la marche de l'institution tout entière ; mais les affaires d'administration du monastère sont confiées à un Père économe, grand vieillard aux cheveux blancs ébouriffés, à la figure rayée de rides profondes et dont j'ai oublié le nom.
En remontant dans nos cellules, le froid nous saisit ; une fine poussière de neige et de grésil s'est abattue sur la vallée et tournoie dans les grands corridors, qui livrent passage à des vents coulis glacés. Cela me rappelle que le couvent est à une altitude de 1528 mètres et que nous ne sommes qu'au 20 février. Pourtant je suis étonné de cet abaissement si brusque et si sensible de la température ; il y a trois heures à peine, un soleil éblouissant, une chaleur bienfaisante et maintenant un ciel sombre, une atmosphère hivernale, un brouillard opaque qui tombe sur ces vieilles constructions : c'est lugubre ! Tandis que le Père franciscain s'installe dans le grand lit qu'un tirage au sort lui a adjugé, tandis que l'abbé G*** s'est agenouillé devant sa pauvre couchette de camp, montée sommairement près de la fenêtre, et murmure ses oraisons du soir, je me hâte de rédiger mes notes, à la clarté d'une bougie.
* *
Comme tous les couvents grecs, celui de Sainte-Catherine est une construction très complexe ou plutôt une agglomération d'édifices divers. Entre les hautes murailles noircies formant un quadrilatère presque régulier, s'entassent pêle-mêle des bâtiments de toutes formes, de toute nature, de toutes grandeurs, de toutes couleurs, dans une incohérence qui déroute l'attention. Pas de plan, pas de symétrie, pas d'orientation, rien qui éveille l'idée de
l'unité et tende à l'harmonie. Le centre de la forteresse est occupé par une quantité de maisonnettes d'une architecture désordonnée, qui sont collées les unes aux autres, recouvertes de toits plats et s'étagent du côté du Djebel Moûsa. Cet assemblage de cubes et de polyèdres, formé au cours des siècles selon les besoins de la communauté, a un aspect très délabré ; les façades, mal crépies et où les moellons apparaissent au travers d'une mince couche de gypse effrité et sale, offrent de nombreuses lézardes et, par-ci par-là, de larges taches de moisissure. Vis-à-vis de nos chambres, le long de la muraille opposée, règne une autre véranda ; là sont disposés les logements des moines, de petites cellules, du même genre que les nôtres. Du linge pend à la balustrade de bois et chaque matin j'aperçois les religieux vaquer à leurs soins de propreté.
L'église s'élève dans la partie basse du quadrilatère, au pied du pâté d'habitations que je viens de mentionner ; ce voisinage ne lui est pas favorable ; elle est amoindrie, comme écrasée par les constructions qui la dominent ; elle est vaguement orientée de l'Est à l'Ouest ; le faîte de son toit en chevron, couleur gris de plomb, suit à peu près la ligne diagonale de l'enceinte murée.
L'extérieur est plus que modeste : aucune sculpture ; des pierres jaunes, lisses, reliées par un ciment blanchâtre, beaucoup trop visible et qui dessine sur les faces de l'édifice comme un carrelage de damier. Indépendante de la basilique et de construction récente, une tour carrée dresse ses trois étages de longues fenêtres jumelles, cintrées, ouvertes sur les quatre côtés ; elle porte au sommet une dentelle de menus créneaux et une sorte de coupole à facettes, terminée par une grande croix de fer, étoilée. Ce beffroi abrite plusieurs jeux de clochettes, qui sonnent le carillon à toute heure du jour et de la nuit et invitent les solitaires à la prière.
Tout près de l'église, la mosquée ; elle est bien chétive, avec son minaret disgracieux, trapu, ne rappelant en rien les graciles et élégants fuseaux qu'on voit dans les grandes métropoles de l'islam. Ce sont deux gros cubes de maçonnerie tout blancs, placés l'un sur l'autre et coiffés d'une calotte ogivale, assez semblable à un bonnet de coton. Une galerie vermoulue, qui ne tient plus que par un miracle d'équilibre, développe à mi-hauteur sa balustrade fracassée et son plancher pourri. Malheur à l'imprudent muezzin qui aurait l'audace de s'y aventurer ! Du reste,
pendant notre séjour au couvent, nous n'avons pas eu l'occasion de voir un crieur musulman escalader le minaret pour chanter sa langoureuse mélopée: Allâhou akbar. Là ilâha illallâh.
De même, je n'ai aperçu, pour ma part, aucun Arabe pénétrer dans la mosquée et y réciter les prières réglementaires. On s'étonne un peu de rencontrer un sanctuaire mahométan, dans ce monde chrétien, boulevard de l'orthodoxie. Les moines ont dû
lie;. 27. — LE COUVENT DU SINAÏ
faire cette concession aux Bédouins Djebelieh, descendants d'anciens esclaves que Justinien exila dans la presqu'île pour protéger le couvent ; ils sont au service du monastère et habitent la région du Sinaï. L'origine et la date de construction de ce pauvre temple ne peuvent être fixées avec précision ; en tout cas, il faut rejeter la légende, encore en vogue au couvent, d'après laquelle les moines auraient élevé la mosquée pour se rendre favorable le sultan Selim Ier qui mit l'Egypte au pouvoir des Ottomans en 1517. Les D jebelieh se sont convertis à l'islam bien avant cette époque, probablement au VIIIme ou IXme siècle. Comme je l'ai dit, ils n'abusent pas de la tolérance dont ils sont l'objet ; la mos-
quée est de plus en plus abandonnée ; il paraît même qu'elle n'est plus maintenant qu'un grenier à provisions. Palmer raconte que lorsque Abbas Ier, vice-roi d'Egypte 1, vint en séjour ici vers 1850, il avait l'habitude de dire ses prières dans la basilique.
A proximité de l'Eglise aussi, un peu au-dessus, mais contiguë au groupe hétéroclite des masures du centre, le bâtiment de la Bibliothèque fait flamboyer son toit de tuiles rouges, battant neuves. Il a subi d'importantes réparations, ces dernières années et, avec son vêtement moderne, ses murs bien badigeonnés, ses grandes fenêtres, il détonne au milieu de toute cette vétusté.
Et dans cet agrégat confus, bizarre, déconcertant de bâtisses et de galeries, serpentent et s'accrochent des escaliers fatigués,
tordus, huileux, qui vont on ne sait où, s'étalent des cours, des bouts de jardins, des espaces vides sans destination, s'ouvrent des soupiraux, des couloirs voûtés, où flotte une odeur de cave et d'égout et dont les murs privés de soleil sont couverts de lèpre et de mousse. Une fois dans ce labyrinthe, il n'est pas facile d'en sortir. Accompagné du comte de K***, je m'y aventure prudemment et, après avoir traversé des corridors sombres et humides, nous aboutissons à une cour plus spacieuse que les autres qui règne au pied du rempart Sud-Ouest ; elle est remplie de planches, de poutres, de tas de cailloux, de pierres à bâtir, débris de je ne sais quelle démolition. C'est là qu'est installée la distillerie où l'on fabrique l'eau-de-vie de dattes appelée « arak » ; cette liqueur, incolore et fortement alcoolisée, ressemble un peu à l'extrait d'absinthe ; mélangée à l'eau, elle devient aussi opaque.
Les mauvaises langues prétendent que certains moines éprouvent une tendresse peu orthodoxe pour cette boisson. Je n'ai pu vérifier si ces racontars sont fondés ou non, mais je dois reconnaître que rien dans la conduite des moines ne me parut suspect.
Dans le voisinage et en se rapprochant de l'église, on rencontre le puits de Jéthro ; ici Moïse serait venu abreuver ses troupeaux ; des perches, rassemblées en faisceau, au-dessus de l'ouverture, supportent une seille pour puiser l'eau. Un arbrisseau débranché, agonisant, sort des dalles ; il aurait, dit la tradition monacale, fourni au libérateur d'Israël sa verge miraculeuse. Ces lieux sont dépourvus de poésie ; je cherche en
1 Petit-fils de Méhémet-Ali ; mort en 1854.
vain à revivre le passé biblique et à réaliser la légende ; tant de choses vulgaires viennent s'interposer brutalement et éteindre la rêverie : deux moines sont en train de faire la lessive ; le puits de Jéthro fournit l'eau qui dégouline en bas la margelle et va s'empâter dans la poussière ; de la distillerie émane un arome de pharmacie, un relent d'alcool et de drogues. Que dirais-tu, ô Moïse, de tout cela ? et vous, vierges de Madian qui, dans la brise parfumée du soir, veniez boire à la source claire, y mirer vos visages brunis et remplir vos auges pour les troupeaux assoiffés ?
*
* *
Il existe, paraît-il, chez les moines, une tradition d'après laquelle le Couvent aurait été construit sur l'emplacement d'une ancienne chapelle élevée par l'impératrice Hélène, mère de Constantin. On regrettera qu'aucun document ne vienne confirmer cette tradition ; elle peut cependant contenir un élément de vérité. Si, comme nous le savons, de petits monastères, des cellules d'anachorètes ou autres constructions de ce genre ont servi de retraite dans cette région à de pieux personnages, dès les premiers siècles de notre ère, un des endroits les plus propices à ces établissements est certainement l'ouady Schouaïb, avec sa source abondante. L'existence de cette chrétienté, du reste, ne saurait être mise en doute. On connaît l'histoire de Saint-Nil, 1 qui se passa au Sinaï vers 390. Selon toute probabilité, le Sinaï, dont il est ici question, est le Djebel Moûsa, et non pas le Serbal, comme quelques savants l'ont supposé, notamment Lepsius et Ebers ; mais d'autres localités encore sont nommées, où résidaient des religieux ; leur identification est difficile à établir, parce que le récit ne fournit aucun point de repère ; en tout cas, de nombreux ermitages étaient disséminés dans les ouadys au Sud de la presqu'île. Saint-Nil raconte que les anachrorètes vivaient sur la montagne, dans des huttes ou des cavernes distantes l'une de l'autre de plus d'une lieue ; le dimanche, ils se réunissaient à l'endroit du Buisson ardent ; il y avait là une église, et sans doute, une sorte de monastère où l'on prenait de temps en temps les repas en commun. Ils furent un jour attaqués
1 Lenain de Tillemont. op. cil., XIV, pp. 189-218.
par les Sarascènes au moment où ils venaient d'achever les offices ; beaucoup furent tués, d'autres faits prisonniers ; l'église fut pillée. Saint-Nil s'échappa et put se réfugier à Pharan où il raconta la terrible aventure, et le conseil de la ville envoya une députation au roi des Sarascènes pour demander justice. — Quelle que soit la valeur de cette histoire, elle atteste en tout cas qu'à la fin du IVme siècle, la population chrétienne du Sinaï était considérable, mais répandue sur un assez vaste territoire et soumise à l'autorité de l'Eglise de Pharan.
Une conclusion du même genre peut être tirée du récit d'Ethérie. De Pharan, la voyageuse poursuit sa route jusqu'au Sinaï en passant d'abord par Hazeroth et par les « Sépulcres de la Convoitise» (Kibroth Hattaava1) ; ce dernier endroit est très probablement le petit plateau situé au pied du nakb el Haoua, dont j'ai parlé plus haut. La pèlerine, en effet, arrive 2 à l'entrée d'une grande plaine (vallem infinitam ingens, planissima et valde pulchram), au delà de laquelle apparaît le Sinaï (mons sanctus Dei Syna) et elle ajoute que l'endroit où les montagnes s'ouvrent est relié à celui des Sépulcres de la Convoitise. 3 Pour quiconque a vu les lieux, cette description est claire. Ethérie a franchi le nakb el Haoua et, parvenue au sommet du col, elle a vu la grande plaine Er Raha et au fond, le Djebel Moûsa. Puis elle traverse la vallée et l'ascension du Sinaï se fait par l'ouady Ledja ; là se trouvent des monastères habités par des moines, une 'Eglise desservie par un prêtre. La vallée offre, en effet, plusieurs ruines d'ermitages, entre autres le Der el Arbain, dont la situation conviendrait bien au récit. De là, on gravit la montagne ; l'entreprise est difficile, les rochers s'élèvent en parois verticales.4 Au sommet, la pèlerine trouve une petite église et la caverne de Moïse. Des moines, des ascètes, viennent de plusieurs points saluer les arrivants, leur offrir des fruits qui croissent sur la montagne elle-même.5 Les hauteurs sont donc occupées par de nombreux ermitages, des jardins,
1 Dans le texte du diacre Pierre. Cf. Nombres XI, 34 et XXXIII, 16 et 17.
2 Le texte d'Arezzo commence ici.
3 Hic autem locus, ubi se montes aperiebant, junctus est cum eo loco, quo sunl mémorisé concupiscentiæ, -
4 Qui montes cum infinito labore ascenduntur, quoniam non eos subis lente et lente per girum. sed totum ad directum subis ac si per parietem.
5 dederunt nobis presbyteri loci ipsius eulogias, id est de pomis, quss in ipso monte nascuntur.
des cultures de tous genres. En redescendant, les voyageurs arri-vent à un endroit appelé « Choreb », où ils voient une église : c'est la chapelle d'Elie. Encore un chemin de trois milles, et ils sont dans la vallée du Buisson, c'est-à-dire l'ouady Schouaïb.
Il y a là plusieurs monastères et une église près de laquelle se trouve précisément le fameux buisson, 1 un jardin magnifique avec une source abondante. Du reste, la pèlerine a de quoi satisfaire sa curiosité ; les pieux ermites lui montrent tout ce qu'elle veut : l'endroit où fut élevé le veau d'or, celui où Moïse brisa les Tables de la Loi, où il dressa le Tabernacle, etc., etc. La plupart des scènes mémorables du récit biblique sont soigneusement situées. 2 Ceci mérite d'être souligné. A l'époque d'Ethérie, le Djebel Moûsa est sans contestation possible considéré comme le vrai Sinaï ; pourtant la communauté de Pharan est encore prospère en ce temps-là et on ne peut prétendre, comme l'ont fait certains historiens, que la localisation du Sinaï au Djebel Moûsa ne se soit produite qu'après la ruine de l'épiscopat de Pharan.
Les établissements chrétiens, dont parle Ethérie, sont nombreux et importants ; leur fondation et par conséquent la tradition qu'ils représentent, doit remonter de plusieurs décades en arrière.
Evidemment, cette tradition s'affermit d'une façon définitive quand l'empereur Justinien eut fait élever le couvent et la basilique. Nous nous permettons de transcrire ici la traduction du texte de l'historien byzantin Procope qui rapporte cet événement3 : « Dans le pays appelé autrefois l'Arabie, mais à présent la « Troisième Palestine », s'étend au loin une région déserte, privée de fruits, d'eaux et de tous les biens. Là, s'élève une montagne escarpée et très sauvage, dans le voisinage immédiat de la mer appelée Erythrée ; son nom est le Sinaï. Il n'est pas nécessaire que je parle, ien cet endroit de mon livre, des régions qui s'y trouvent, puisque, dans l'ouvrage sur les « Guerres », j'ai montré tout ce qui concerne la mer Erythrée, le golfe appelé arabique, les Ethiopiens, les Auxomites et les tribus des Sarascènes Homérites ; j'ai aussi raconté là de quelle manière l'empereur Justinien a acquis la Palmeraie pour l'empire des Romains. Pour cette
1 monasteria plurima sanctorum hominum et ecclesia in eo loco, ubi est rubus ; qui rubus usaue in hodie vivet et mittet viraultas.
S Ac si.c ergo vi. sa loca sancta omnia, quœ desideravimus, nec non etiam et omnia loca, quae tilii lsrahel tetiaerant eundo vel redeundo ad montem Dei.
3 De sedificiis. V. 8 ; édition Teubner, 1913.
raison, j'omets de dire ces choses, afin que je n'aie pas la réputation d'un ignorant. Sur cette montagne du Sinaï habitent des moines dont la vie est une sorte d'étude mystérieuse de la mort, car ils jouissent sans aucune crainte de la solitude qui leur est chère. Comme ces moines n'aspirent à rien, mais sont au-dessus de tout ce qui est humain, comme ils n'ont aucun souci de posséder, ni de soigner leur corps, ni d'avoir aucune jouissance quelconque, l'empereur Justinien leur a bâti une Eglise qu'il a consacrée à la Theotokos afin qu'ils puissent terminer leur vie dans les prières et en offrant des sacrifices ; il ne construisit pas cette Eglise au sommet de la montagne, mais très au-dessous ; car il est impossible à l'homme de passer la nuit sur la hauteur parce qu'on y entend pendant la nuit des coups de tonnerre continuels et d'autres bruits célestes, qui épouvantent les sens et le cœur de l'homme. On dit que là, autrefois, Moïse proclama les lois qu'il avait reçues de Dieu. Au pied de la montagne, cet empereur bâtit aussi une forteresse très puissante et y établit un poste militaire considérable, afin que, comme c'est une contrée déserte ainsi qu'il m'a été dit, les Sarascènes barbares ne puissent pas de là se jeter d'une façon inattendue sur les frontières de la Palestine.
Telles sont donc les choses qui furent exécutées en cet endroit ; quant à ce qui se passe dans les monastères situés là, et dans ceux qui sont dans le reste de l'Orient, je le décrirai en résumé. »
Il résulte de ce passage que la région du Djebel Moûsa était déjà habitée par des moines lorsque Justinien fit bâtir la basilique et, en outre, que la tradition existait déjà selon laquelle la révélation mosaïque doit être placée en cet endroit de la péninsule. Procope ne mentionne pas l'église du buisson et paraît croire que la forteresse et la basilique forment deux bâtiments indépendants ; mais l'historien grec n'a pas visité les lieux et ses renseignements peuvent avoir été incomplets. La nouvelle Eglise est mise sous le vocable de la Vierge et non de Sainte-Catherine ; il ne semble donc pas que la légende de la Martyre d'Alexandrie soit déjà formée de toutes pièces. Quoi qu'il en soit, l'œuvre de Justinien eut d'immenses conséquences ; elle eut pour effet de grouper les religieux du Sinaï, qui quittèrent peu à peu les autres ermitages ; puis, grâce à la forteresse, les moines furent à l'abri des attaques des indigènes et le christianisme put se maintenir dans la péninsule comme un îlot au milieu des populations musulmanes ; enfin, la tradition monacale, déjà vieille, reçut un appui qui la
soutiendra jusqu'à nos jours. Quant à la « Palmeraie » dont parle Procope, il n'est pas absolument certain que ce soit l'oasis de Fîran, comme on l'a pensé. 1 Dans un autre passage2, il raconte que le prince des Sarascènes, Abocharabos, a donné la Palmeraie à Justinien et aurait reçu en échange le titre de phylarque des Sarascènes et de la Palestine. Cet endroit est situé au milieu des terres, très loin ; on n'y trouve rien d'autre que des palmiers.
L'empereur n'a pu en être possesseur que pour la forme, car, en réalité, ce lieu est un affreux désert où l'on souffre de la soif, et il est éloigné de 10 journées (sans doute d'Aïla). — Cette description ne saurait être celle du Pharan chrétien, alors bien peuplé et bien arrosé, ni de l'oasis de Tôr, qui est au bord de la mer.
Serait-ce Nahel, le « Palmier », en plein désert de Tîh ? Peut-être.
Quelques années après la mort de Justinien, Antonin de Plaisance visite le Sinaï. 3 Il semble distinguer deux montagnes, l'Horeb et le Sinaï ; entre elles s'étend une vallée où l'on voit un monastère entouré de murailles fortifiées : c'est la construction de Justinien. Le pèlerin ne mentionne pas la basilique, mais bien la source qui jaillit à l'intérieur du Couvent. Il monte à la chapelle d'Elie, puis au sommet où il trouve un petit oratoire. Il signale l'existence, sur le mont Horeb, d'une idole de marbre que les Sarascènes adorent au clair de la lune, et qui, de blanche devient noire, tant que dure la cérémonie. Du reste, beaucoup de moines dans la région ; une multitude innombrable, dit l'auteur, vinrent à la rencontre des voyageurs, chantant et portant des croix. 4 Dès lors, la tradition est fixée définitivement et ne varie plus.
Le monastère de Justinien acquit un lustre tout particulier quand les sanctuaires de l'ouady Fîran eurent disparu. Il devint le centre du christianisme dans la presqu'île et le Djebel Moûsa fut plus que jamais le Sinaï biblique. Il nous paraît que, d'après les témoignages que nous possédons, cette tradition est la plus ancienne et la mieux établie. Les savants qui ont défendu l'hypothèse d'après laquelle le Serbal aurait été primitivement le vrai Sinaï pour les chrétiens de la péninsule n'est pas suffisam-
1 EberfL nn rit.. n.A-17
, - r - , r. - - - 2 De bello persico, I, 19.
3 P. Gever, Corpus. Vol. XXXIX, pp. 183-185 ; 213-214.
4 ecce multitudo monachorum et - heremitarum innumerabilis cum crucis psallentes obviaverunt nobis, qui proHrati in terra adoraverunt nos, simili modo et nos facientes fientes.
ment appuyée. Nous avons vu que le témoignage de Cosmas n'est pas absolument concluant ; celui d'Eusèbe, sur lequel on a beaucoup insisté, n'a pas la valeur qu'on lui attribue. Eusèbe déclare que « l'Horeb est la montagne de Dieu dans le pays de Madian ; elle est située près de la montagne du Sinaï, sur l'Arabie, dans le désert. » 1 Ailleurs, à propos de Réphidim, il écrit : « C'est un lieu du désert près du mont Horeb ; là coulèrent les eaux du rocher qui est sur le mont Horeb ; la localité fut appelée : Tentation. Là aussi Josué combattit Amalek près de Pharan. » 2 D'après ces textes, Eusèbe distingue l'Horeb du Sinaï ; il identifie Rephidim avec Pharan, et comme le Serbal est près de Pharan, on tire la conclusion que l'auteur de l'Onomastique a eu en vue le Serbal quand il parle de l'Horeb et par suite du Sinaï qui est près de l'Horeb. Mais Eusèbe n'aurait-il pas commis une faute d'exégèse ? Il a cherché à se rendre compte du texte biblique, qui désigne la montagne de Dieu sous deux noms : Horeb et Sinaï ; comme il ne connaît pas la distinction des documents du Pentateuque, il suppose qu'il y a deux montagnes ;3 en outre, dans le texte biblique, Rephidim (Exode XVII. 8) est cité immédiatement après l'Horeb (v. 6) ; cette juxtaposition est l'œuvre du compilateur de nos documents, tandis qu'en réalité les deux localités n'ont entre elles aucun rapport ; mais Eusèbe interprète le texte tel quel ; il pèche par ignorance et il est parfaitement excusable. Son opinion est du ressort de l'exégèse et non de la géographie ; il ne se fait pas l'écho d'une tradition topographiaue et, n'ayant pas visité les lieux lui-même, il ne peut rectifier son jugement de savant de cabinet.
Mais si les témoignages écrits sont, comme je le crois, favorables à la tradition monacale, il n'est pourtant pas absolument prouvé que les premiers chrétiens qui ont établi leur demeure au pied du Djebel Moûsa sont venus y chercher le Sinaï. Il se pourrait fort bien qu'ils aient été attirés simplement par la source, qui permet un séjour prolongé dans ces parages. Les anachorètes recherchaient avant tout la solitude, mais ils avaient besoin d'eau. Dans l'ouady Fîran, dans ceux d'Aleyât, de
1 Onom. (édit. Klost.), p. 172.
2 Onomp. 142. ,
1 Jérôme ne suit pas Eusèbe sur ce point, car il ajoute cette remarque personnelle : mihi autern videtur quod duplici nomine idem mons nunc Sinaï nunc Choreb vocetur (Onomp. 173).
A, Chapelle du buisson Ardent.
a, Lucarne.
BB, Portes incrustées de nacre.
C, Abside de la basilique Justinienne ornée de la mosaïque de la Transfiguration.
D, Sarcophage de Ste-Catherine.
EE, Sarcophages votifs.
F, Chapelle de S.-Jacques.
F', ds SS. martyrs Siuaïtes.
H, de S.-Antipas.
H', Chapelle de Sle-Anne, I, — S.-Constantin.
I' — S.-Siméon.
J, — Ste-Marie.
J' — des SS.-Anargyres.
K, Narther, t, Baptistère.
L, Porte sculptée arec inscriptions sur le linteau.
M, Porte à paUlleanx sculptés.
N. Escalier moderu.
Revue biblique internationale, 1897.
PLAN DE LA BASILIQUE DE JUSTINIEN.
Schouaïb, du Ledja, ils étaient servis à souhait. Il est peu probable qu'ils aient été en possession d'une tradition géographique à laquelle ils voulaient obéir. Ce sont eux, bien plutôt, qui ont créé cette tradition et même, d'après certains indices, sous une double forme. Il y a celle des chrétiens de Pharan, dont il reste encore quelques traces ; ainsi nous savons par Antonin de Plaisance que les gens de cette ville se prétendaient issus de Jéthro, beau-père de Moïse ; ainsi aussi, au Sud de la vallée, ?n face du Djebel Taouneh, s'élève un rocher qui a reçu le nom de Djebel lil Mouneidja, « le mont de l'entretien » (de Dieu avec Moïse); d'autres vestiges de ce genre pourraient être relevés, ainsi la légende qui se rattache à Hesy el Hattatin. L'autre forme de la tradition est celle du Djebel Moûsa, beaucoup plus complète et plus ferme. Il y eut un temps où une certaine rivalité s'établit entre elles ; ainsi s'expliquerait la variété que nous avons constatée dans les titulatures des évêques de Pharan, dont quelquesunes sont équivoques. D'Europe, on ne se rendait pas très bien compte de ces diverses localisations des scènes bibliques. Mais, de bonne heure, la tradition du Djebel Moûsa l'emporta et son triomphe fut définitif. Ce qui contribua aussi à ce succès et à cette gloire, c'est qu'à la tradition biblique vint s'ajouter la légende de sainte Catherine. On sait que la pieuse femme fut martyrisée à Alexandrie en 307 ; mais la date de la légende qui comporte le transfert des restes de la sainte sur la montagne portant son nom, est incertaine. On ignore également à la suite de quelles circonstances cette histoire a été créée. 1 Quoi qu'il en soit, le Couvent fut placé sous le vocable de sainte Catherine, et dès lors, les pèlerins purent visiter tout à la fois les reliques de la martyre et les lieux où Moïse reçut la révélation divine. 2
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Visité la Basilique. Pour en atteindre l'entrée, il faut descendre un escalier moderne, dont chaque marche porte une grande
1 Du reste, aucun des faits concernant Sainte-Catherine n'est prouvé. Cf.
« Le nain de Tillemont », op. cit., VII, p. 761. Cette légende a été pour la première fois exposée en détail dans les Vies des Saints de Siméon le Métaphraste (X* ou XII' siècle). La Sainte n'apparaît dans les martyrologes latins qu'au XIII" siècle.
4 Nous nous abstenons de dresser la liste de tous les récits de voyage au Sinaï.
majuscule noire, ce qui donne le nom propre : Jakobos. Deux palmiers ornent la façade. La porte, pas très grande, en bois brun foncé, est magnifiquement sculptée ; chacun des deux vantaux, soutenus par une armature de fer à gros clous ronds, est divisé en trois panneaux historiés avec soin ; dans un encadrement de fines moulures et de listeaux, l'artiste a buriné des dessins variés, tout un guillochis d'entrelacs, qui ne manquent pas de grâce et attestent une main exercée et une patience méritoire.
Les deux panneaux du milieu sont les mieux ouvragés et constituent un travail de marqueterie remarquable, mais malheureusement quelque peu détérioré. L'un représente la Transfiguration ; le Christ est au centre, dans un médaillon elliptique ; à ses côtés, Moïse et Elie, et, au-dessous, les trois apôtres. L'autre panneau est occupé par diverses scènes bibliques que je n'ai pas le temps d'identifier toutes ; il y a en tout cas celle du sacrifice d'Isaac et celle de Moïse descendant du Sinaï avec les tables de la Loi. Le montant, en relief, qui sépare les deux battants de la porte, est aussi sculpté sur toute sa longueur ; il figure un tronc de palmier ; au centre, une rosace, près de laquelle sont fixées de grosses boucles de fer. Sur les surfaces unies, entre les panneaux, on distingue toutes sortes de signes, croix, graffites, écussons, gravés par les pèlerins. Evidemment, cette porte est ancienne et à ce titre, intéressante ; sans remonter à l'époque de Justinien, on est autorisé à croire qu'elle date au moins du moyen âge.
Nous entrons dans le narthex, sorte de vestibule fermé, qui précède Je sanctuaire et se développe sur toute la largeur de l'édifice ; il est plein d'ombre, étant éclairé seulement par une petite fenêtre latérale. Je n'aperçois qu'un grand baptistère, près de la porte qui donne accès dans l'église et dont le chambranle de bois porte deux inscriptions en onciales grecques ; sur le front du linteau, on lit : « Et le Seigneur parla à Moïse en ce lieu, disant : Je suis le Dieu de tes pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. Je suis Celui qui est». Sur la face inférieure du même linteau, la formule : « Voici la porte du Seigneur: les justes y entreront».
On trouvera, sur ce point, des renseignements très complets dans Rôhricht : Bihliotheca geographica Palestinse, 1890. Notre but était seulement de poser quelques jalons de l'ancienne tradition chrétienne.
Religieusement, nous passons le seuil sacré. On croit d'abord pénétrer dans un magasin de lampes à suspension. Seigneur !
FiU. 28. — INTÉRIEUR DE LA BASILIQl'E
Cliché Savignac.
que de lampes, de lustres, de boules, de globes, de chaînes ! Il y en a tant qu'on ne voit rien à travers ce réseau de verroterie, cette profusion de quincailles, qui tombent du plafond en rangs serrés, tandis que d'en bas montent des stalagmites de cierges,
rayant le tout de barres blanches et jaunes. La lumière, venant de gauche, par des fenêtres byzantines, lance des rais obliques, allume les vieux ors et les bronzes des candélabres, ruisselle le long des chaînettes d'argent, caresse les globes bleus, verts, rouges, de toutes couleurs, qui s'irrisent, s'étoilent. et la Basilique est en feu.
Le premier éblouissement passé, je me recueille. La grande nef est une allée de douze colonnes en granit recouvert de stuc, qui supportent des arcades unies et blanches, sans ornement. Les chapiteaux attirent particulièrement l'attention ; ils sont en serpentine nue, de couleur verdâtre, et tous différents les uns des autres. Le galbe manque de finesse ; il est d'une ébauche plutôt que d'une œuvre achevée ; l'extrême dureté de la pierre motive et excuse cette négligence. Le style est vaguement corinthien, mais l'artiste n'a pas obéi à des règles fermes, il a donné libre cours à sa fantaisie, parfois extravagante ; aucun des chapiteaux n'a cette forme cubique qu'on observe à Saint-Vital de Ravenne, sorte de pyramide tronquée et renversée, avec, audessus, une seconde pyramide où viennent s'appuyer les arches.
Ici. ce sont de grandes feuilles, épaisses, disposées en couronne, avec des nervures parallèles ou terminées en volutes ; là, sur le champ de la partie bombée, encadré de rainures, s'étend un treillis aux mailles élargies, entre lesquelles vous voyez des fruits : raisins et grenades ; c'est peut-être le type le plus commun des chapiteaux byzantins dont la décoration est « une dentelle de pierre, qui n'est plus de la sculpture, mais une véritable orfèvrerie sur marbre.» 1 Ailleurs, deux torsades superposées développent leurs moulures en sens opposé ; et puis, des croix de diverses formes, des animaux symboliques, l'a et l'w, etc. Malgré l'absence d harmonie et d'unité, ces chapiteaux font le plus bel effet. On regrette la présence de ces grands tableaux de bois peints, grossièrement ornementés, qui sont suspendus au haut des colonnes et masquent parfois les chapiteaux ; ils forment en tout cas une choquante disparate. Chacun d'eux est consacré au saint qui préside à l'un des mois de l'année et dont le nom est inscrit sur le fronton ; les peintures représentent les fêtes et les personnages sacrés que l'Eglise commémore dans le courant du mois.
1 Diehl, Justinien, p. 481.
L'entre-deux des colonnes est occupé par les stalles des moines ; elles sont quelconques, ouvrées sommairement, en bois presque noir, assez hautes ; à l'extrémité des bras, de gros pommeaux ;
1 Hi. 29. — UN CHAPITEAU DE LA BASILIQUE
sur le dossier, une croix. Il faut noter le siège épiscopal, adossé au quatrième pilier de droite, beaucoup plus riche, avec ses deux aigles qui le supportent, avec ses fines ciselures et surtout avec les curieuses et intéressantes peintures qui ornent la partie centrale de son dossier élevé ; entre deux personnages dans lesquels
on reconnaîtra sans peine Moïse et sainte Catherine, l'artiste a reproduit l'image du Couvent tel qu'il était de son temps, vers la fin du XVIIIme siècle ; l'édifice avait, si ce dessin est fidèle, plus encore qu'aujourd'hui l'apparence d'un castel fortifié ; audessus, une Vierge à l'enfant dans des flammes célestes où voltigent des anges. La chaire, tout en marbre, décorée de miniatures, est placée vis-à-vis du siège épiscopal ; à son pied, une sorte de pupitre où reposent les livres saints, haut de plus d'un mètre, hexagonal, orné sur les faces de très belles incrustations de nacre et d'ivoire en fleurs stylisées. J'ose le profaner, en y installant mon appareil photographique ; les moines, qui arpentent la chapelle, silencieusement, les mains derrière le dos, la tête penchée dans une attitude de méditation, me laissent faire sans protester ; ils paraissent si indifférents, si détachés de tout. Du reste, je ne suis pas le seul à opérer ; plusieurs de nos compagnons braquent leurs objectifs sur tel motif architectural ou telle pièce de mobilier ; le Père Savignac s'escrime à prendre l'image des chapiteaux, ce qui n'est pas facile.
Les deux nefs latérales sont insignifiantes ; elles abritent diverses chapelles, consacrées à saint Antipas, saint Constantin, saint Siméon, saint Marc, sainte Anne, etc. Je visite la première, située à gauche des nefs ; c'est une grande chambre oblongue, dont les parois sont toutes tapissées de tableaux dans des encadrements dorés, mais de petits tableaux, disposés en lignes parallèles, comme un revêtement de catelles coloriées ; ces peintures, qui représentent des saints, des martyrs, des scènes douloureuses et tragiques, des épisodes édifiants de la vie d'apôtres fabuleux, illustration naïve et pieuse des nombreuses légendes de l'Eglise grecque, sont de tous les siècles et de toutes les provenances ; beaucoup sans doute ont été données par des pèlerins ; ce sont des offrandes, des ex-voto apportés dans le sactuaire pour obtenir un exaucement ou pour remercier Dieu de ses bénédictions.
Soudain un Père sinaïte, sorti de l'ombre des arcades, s'approche de moi et vient m'expliquer toutes ces merveilles ; il est d'âge moyen ; ses cheveux châtains, en désordre, croulent sur ses épaules saupoudrées de pellicules ; il a les joues creuses et le nez rouge ; est-ce un amateur d' « arak » ? D'une voix blanche, traînante, sépulcrale, il commente chacun des tableaux devant lesquels nous passons lentement et évoque la mémoire de ces saints personnages ; réellement, il vit avec eux et un peu de leur béati-
tude et de leur gloire rejaillit sur lui ; il me cite leurs noms avec un respect superstitieux, appuie sur le mot agios (saint) tellement que le g disparaît de la prononciation et que la première syllabe se prolonge en un bâillement : a d'ios. Tandis que j'admire un superbe saint Georges, bien campé sur un cheval blanc et brandissant sa lance victorieuse, j'entends la voix d'outretombe me clamer dans le dos : oââ'ios Georr'ios.
Les nefs sont séparées du chœur et de l'abside par l'iconostase, vaste cloison transversale surchargée des décors les plus divers et les plus brillants. Dans les plis de somptueuses draperies bleues, rouges et jaunes, semées de toutes sortes de broderies, montent six colonnes torses, toutes dorées, de deux à trois mètres de haut et dont les fins chapiteaux supportent une sorte d'entablement, qui règne sur toute la longueur de l'iconostase ; la frise est occupée par une rangée de colonnettes éclatantes d'or, reliées par des cintres et entre lesquelles sont suspendues des images de toutes couleurs. Pour couronner l'ensemble, un immense crucifix, sur lequel est peinte l'image du Christ, s'élance jusqu'au plafond de la grande nef en un geste éperdu. Ce plafond aux nuances vertes est relativement récent ; toutefois, les poutres de cyprès, qui apparaissaient autrefois dans leur simplicité naturelle, datent de l'époque de construction de la Basilique ; on y lit trois inscriptions gravées dans le bois: «Pour le salut de notre pieux roi Justinien le Grande — «Pour la mémoire et le repos de notre feue reine Théodora1 » — (( Seigneur, toi qui as été vu dans ce lieu, sauve et prends en pitié ton serviteur Stephanos et l'architecte de ce monastère, de A ïla et Nonna2 ». Cette Nonna est peut-être la femme de l'architecte ; Stephanos (Etienne) est probablement le fameux saint Stephanos, dont le squelette est encore aujourd'hui conservé dans la crypte et qui mourut au couvent, vers 580, après une vie des plus édifiantes. On voit par les deux premiers textes que la Basilique a été construite après la mort de Théodora, survenue en 548, mais avant celle de Justinien, en 565.
Franchissons la porte, au chambranle doré, de l'iconostase.
Nous sommes dans le chœur, doucement éclairé, où flottent des
Ces deux inscriptions ont été soigneusement copiées par le P. Lagrange.
Revue biblique, 1893, p. 634.
2 D'après la transcription donnée par Ebers, op. cit., pp 293-294.
vapeurs d'encens. De chaque côté de l'entrée, des sarcophages votifs. Mais le regard est irrésistiblement attiré par l'abside, qui s'ouvre en face et où rayonne une magnifique mosaïque, le plus précieux trésor de la Basilique et l'une des productions les mieux réussies et les plus intéressantes de l'art chrétien au VIme siècle.
A cette époque, dans tout l'empire byzantin, un goût de luxe raffiné pénétrait la société, et la décoration surtout était devenue une des principales préoccupations de l'artiste. On dédaignait de faire simple ; les représentations familières en style naturel paraissaient insuffisantes, et l'on visait à produire une ineffaçable impression religieuse. Voilà pourquoi, au lieu des peintures d'autrefois, on réalisa ces grandioses compositions en mosaïque, si riches de couleurs, si merveilleuses de dessin, et dont l'effet est si puissant. « Deux traits, dit un spécialiste en ces matières, caractérisent les mosaïques byzantines du VIme siècle, la place considérable qu'y tient la pure décoration et, d'autre part, l'air de gravité exceptionnelle et de pompeuse cérémonie qui apparaît dans la composition des scènes comme dans l'expression des figures. 1 » Ce dernier caractère surtout est saillant dans l'œuvre que nous contemplons en ce moment. Elle représente la Transfiguration.
Le tableau se déploie sur toute la surface de la conque absidale, sauf une bordure de médaillons. Les personnages, de grandeur naturelle, se découpent admirablement sur un fond d'or, qui scintille de mille feux. Au centre, dans une grande ellipse sombre qui l'enveloppe tout entier, le Christ, jeune, fraîche figure au regard candide, mais accentué par une légère barbe en pointe ; il triomphe ; sa tête est entourée du nimbe crucifère ; ses longs vêtements aux pans frangés, ramenés sur le devant, à la naissance du buste, éclatent de blancheur ; le bras droit est replié sur la poitrine. Ce Christ est une vraie apparition ; tout ensemble réel et symbolique, participant de la nature humaine et de la gloire divine, il subjugue le cœur et l'esprit par la sympathie qu'il éveille et l'idée grandiose qu'il incarne. L'artiste a admirablement rendu la pensée maîtresse du récit évangélique dont son œuvre est le commentaire.
A droite et à gauche du Sauveur, et presque sur le même plan, Elie et Moïse, debout, drapés de vastes toges ; une grande barbe blanche leur couvre la poitrine. Ils semblent, par un geste seule-
1 Diehl, Justinien, p. 650.
ment esquissé, montrer le Christ et le désigner comme la fin et l'accomplissement de la loi et des prophéties. Il y a dans leur attitude quelque chose de respectueux et de triste à la fois, comme si, en déposant leur mandat, un certain regret se mêlait en eux à la joie de saluer l'économie nouvelle et définitive. Ainsi qu'il convient, les trois apôtres Pierre, Jacques et Jean sont aux pieds du Maître ; Pierre, immédiatement au-dessous, est couché, dans une posture nonchalante, sa tête chauve tournée en haut ; il a l'air heureux ; il souhaite de dresser trois tentes sur la montagne sainte et d'y rester toujours : Qu'il fait bon ici ! Jacques et Jean sont dans le ravissement ; éblouis par la radieuse beauté du Christ transfiguré, ils ploient les genoux à terre, ils étendent les bras et une douce émotion religieuse est répandue sur leur visage.
Ce tableau, qu'on ne se lasse pas d'admirer, est encadré par trente et un médaillons qui contiennent les bustes des prophètes et des apôtres, fort soigneusement exécutés ; ces figures graves, dont quelques-unes seulement portent la barbe, respirent la vigueur, voire même la jeunesse. Elles n'ont rien de ce type vieillot et momifié que l'art byzantin postérieur choisira. En outre, tous ces personnages, dans leur solennité dogmatique, apparaissent bien comme les témoins des deux Alliances ; en les voyant, on songe au texte des Hébreux (XII, 1) : « Puisque nous sommes environnés d'une si grande nuée de témoins, poursuivons la course qui nous est proposée. » Les médaillons des prophètes, parmi lesquels on remarquera David, sont placés sur la ligne de l'hémicycle, tandis que ceux des apôtres occupent le bord de la voûte ; Pierre, Jacques et Jean ne sont point reproduits, puisqu'ils figurent déjà dans le sujet principal. Ils sont remplacés par Jean le diacre et les deux évangélistes Marc et Luc. Paul et Matthias font aussi partie du groupe apostolique. A l'extrémité droite de l'hémicycle, c'est-à-dire entre la couronne des prophètes et celle des apôtres, se trouve le médaillon du « très saint prêtre Longinos », 1 higoumène ou supérieur du Couvent à l'époque où la mosaïque a été composée ; une longue inscription, en effet, en belles et grandes lettres, franchement détachées, court au-dessus de la tête des prophètes ; elle est ainsi libellée : « Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, ce travail a été fait pour le salut des bienfaiteurs par Longinos, le très saint prêtre et higoumène. » Par ce texte, on est amené à croire que l'œuvre entière a été exécutée par ce seul Longinos ; dans ce cas, il faut
reconnaître que le pieux abbé ne péchait pas par excès de modestie, puisqu'il n'aurait pas craint de se mettre lui-même dans les rangs des prophètes et des apôtres ! Toutefois, une autre inscription, plus petite, beaucoup moins visible, dont plusieurs mots sont abrégés, nous fournit ce renseignement : « Par les soins de Théodore, prêtre et second., indiction 14e». Je suppose que ce Théodore est le véritable auteur de la mosaïque, tandis que Longinos n'a été que le promoteur et peut-être l'inspirateur de l'œuvre ; n'occupant dans le monastère que l'emploi subalterne de vicaire, Théodore aura fait l'honneur à l'higoumène, son supérieur, de l'admettre au nombre des grands hommes de Dieu, et, par ses deux inscriptions, il a rendu à chacun ce qui lui est dû.
Du reste, on ne sait rien d'autre de ce Longinos ; était-il le premier abbé du monastère ? C'est possible ; en tout cas, les caractères de la mosaïque, sa simplicité, sa fraîcheur, l'attitude naturelle de ses personnages, l'harmonie des détails, comme aussi la majesté de l'ensemble, permettent d'assigner à cette œuvre une origine ancienne et de la dater du VIme siècle, âge d'or de la mosaïque chrétienne. Le choix du sujet ne surprendra personne ; il y a une corrélation intime et profonde entre la donation de la Loi et la Transfiguration ; Moïse et Elie sont les hommes du Sinaï, en qui s'incarne l'Alliance préparatoire ; sur une autre montagne sainte la même voix divine qui éclatait autrefois dans le tonnerre atteste la messianité du Christ : « Ecoutez-le ! » ditelle, et cette parole répond à celle des jours anciens: « Vous l'écouterez ! » 1 Dans la nuée lumineuse, la loi d'amour apparaît aux yeux de 1 humanité supplantant la loi de crainte que le peuple élu reçut jadis dans la nuée ténébreuse. Ce symbolisme est transparent et saisissante sa portée théologique.
Au frontispice de l'abside, sur la surface unie, percée de deux fenêtres, qui s'étend au-dessus de la voûte, se déroule un autre cycle de mosaïques ; elles sont malheureusement un peu endommagées ; du moins les teintes me paraissent assez effacées ; cela tient peut-être au défaut de lumière. A droite, Moïse reçoit directement de Dieu les tables de la Loi ; à gauche, c'est la scène du buisson ardent ; Moïse ôte ses sandales et contemple la main de l'Eternel qui sort de la nue. Immédiatement au-dessous de ces tableaux, deux anges déploient leurs ailes autour de l'arc absi-
1 Deutéronome XV111, 15.
dal, comme les génies protecteurs du lieu. Ils tiennent dans la main un flambeau, et leurs regards sont dirigés vers la clef de voûte, où l'on voit une colombe blanche, entourée d'une auréole.
Ce rapprochement du Baptême de Jésus et de la Transfiguration s'explique de lui-même par la similitude des paroles descendues du ciel en ces occasions. Je n'oublie pas de mentionner les deux médaillons, placés au bas de la mosaïque, un sur chaque côté, et qui ont soulevé une intéressante discussion. Ils contiennent deux
FH:. 30. — LA MOSAÏQUE DE L'ABSIDE
figures, l'une d'homme, l'autre de femme, sans nimbe, ni diadème, anonymes et d'un type assez commun. Le visage masculin est encadré d'une longue chevelure et porte une forte barbe ; la tête de femme, à face ovale et aux traits réguliers, est surmontée d'un large bandeau de cheveux tressés. Qui sont ces personnages ?
Il faut, je pense, rejeter l'opinion d'Ebers, qui a cru y reconnaître Moïse et sainte Catherine. Le législateur israélite est déjà suffisamment représenté, et l'illustre titulaire du couvent devait être nommée, comme le sont les autres saints. On choisira entre deux hypothèses ; ou bien il s'agit du Christ et de la Vierge ; mais alors l'absence de l'auréole est très surprenante ;
de plus, le visage féminin, avec son étrange coiffure, ne rappelle guère celui que les artistes chrétiens primitifs donnent à la Theotokos ; ou bien il faut accepter la tradition monacale ; elle affirme que ce sont les portraits de Justinien et de Théodora ; or, les figures de l'empereur et de sa femme nous sont bien connues par les mosaïques de Victor Vital et de Saint-Apollinaire-Nuovo à Ravenne ; mais j'y cherche en vain des traits de ressemblance avec celle de la Basilique du Sinaï. Cependant, malgré tout, la tradition est peut-être dans le vrai, car enfin est-il admissible que les fondateurs du monastère, ces bienfaiteurs dont parle l'inscription, ce Justinien et cette Théodora pour le salut et le repos desquels l'Eglise a été élevée n'aient reçu aucune place dans la décoration du sanctuaire et que l'higoumène Longinos, faisant preuve d'une rare ingratitude, les ait complètement oubliés dans l'œuvre de piété qu'il avait entreprise ?
La paroi postérieure de l'iconostase, vis-à-vis de l'abside, offre de vieilles peintures religieuses, qui sont comme des pages de dogmatique. Une scène du jugement dernier est particulièrement suggestive. Un grand Christ translucide, aérien, préside aux suprêmes assises ; les douze apôtres sont rangés à sa droite ; derrière eux, en troupes serrées, compactes, les élus, martyrs, confesseurs, prêtres, tout le troupeau bénit ; de l'autre côté, au bas du tableau, une série de diables, à longues queues, attendent les victimes avec un air féroce. L'un d'eux appuie le pied sur le plateau d'une balance, que l'archange tient suspendue pour peser les péchés ; la cohorte lamentable des réprouvés, aux faces verdâtres, est chassée à coups de fourche dans la gueule effrayante d'un monstre apocalyptique, tandis que, dans un coin du tableau, la terre s'entr'ouvre pour laisser passer les ressuscités.
Nous quittons le chœur par une petite porte latérale, à droite, auprès de laquelle gît le sarcophage de sainte Catherine, en marbre, avec des garnitures d'argent ciselé ; un baldaquin où pendent plusieurs lampes couronne la précieuse châsse qui ne renferme rien moins que la tête et un pied de la Bienheureuse, conservés dans deux reliquaires d'or. On nous donnera, paraît-il, la permission de les contempler. et de les baiser, plus tard ; ce privilège insigne n'est pas accordé facilement, dit-on. En attendant, nous traversons des locaux sombres et nous arrivons dans une sacristie étroite où les moines nous invitent à nous déchausser ; nous allons, en effet, fouler un sol vénérable, entrer dans le lieu
très saint de la Basilique, la mystérieuse chapelle du Buisson ardent ; en souvenir de Moïse, on ne pénètre ici que pieds nus.
Une porte, magnifiquement incrustée de nacre, aux chatoyantes
Cliché Savignac.
FIG. 31. — UNE PARTIE DE LA MOSAÏQUE DU FRONTISPICE DE L'ABSIDE
diaprures, s'est ouverte. La chapelle est une petite salle rectangulaire, sans colonnes, à plafond bas, placée dans l'axe même de 1 église, et si obscure que je n'y vois goutte, au premier moment.
Seul, un filet de lumière glisse dans le sanctuaire par une très
petite lucarne percée dans le mur Ide la niche, au fond. Les moines prétendent qu'une fois l'an, un rayon de soleil, passant au travers d'une fissure de la montagne, se faufile dans cette fenêtre et vient illuminer le lieu précis du Buisson, où s'élève maintenant un autel. Dans la pénombre, les objets s'effacent, perdent leurs formes, atténuent leurs contours ; cependant il me semble que les parois sont décorées d'un revêtement de faïences bleutées, et je crois deviner un dessin de mosaïque dans l'absidiole. Toujours beaucoup de lampes, trop même ; quelques-unes sont allumées et leurs minces feux d'huile, dans des globes rouges et verts, jettent encore des faux jours dans le clair-obscur qui nous enveloppe.
Partout des icônes, étrangement colorées par ce mélange de lu-' mière naturelle et de lueurs artificielles ; l'œil se fatigue à regarder sans voir réellement, sans être à même d'analyser ce qu'il perçoit. Du reste, nous sommes trop nombreux dans cette étroite chapelle, les douze touristes et plusieurs Pères sinaïtes ; nous nous gênons mutuellement. La visite dure peu et je sors du fameux sanctuaire l'âme déçue, attristée par l'évidente banalité qui le dépoétise. Un dernier coup d'oeil à la mosaïque de la Transfiguration, aux riches tentures de la grande nef, au long candélabre de bronze dont le pied est supporté par trois lions debout, et nous quittons la Basilique justinienne, œuvre considérable due au zèle fécond des âges de foi.
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Comparée à celle du Serbal, l'ascension du Sinaï est une agréable promenade. On a le choix entre deux sentiers ; le premier est une route inachevée, établie par Abbas Ier. Elle remonte la vallée du Couvent, tourne le massif montagneux au Sud, le prend en écharpe et, par des lacets en pente douce, aboutit à un plateau au pied de la dernière rampe à gravir. Le second n'est guère qu'un escalier abrupt façonné hardiment dans le cœur même des roches et qui zigzague dans une faille colossale du flanc oriental du Sinaï. Des gens bien renseignés prétendent qu'il y a 3000 marches jusqu'au sommet. C'est par là que nous montons. Le temps est superbe. Il n'est que 8 heures du matin et déjà le soleil embrase l'ouady silencieux ; la lumière est si intense que le granit paraît blanc ; l'air est si pur, si transparent qu'aucun détail des
PLANCHE V
Bulletin de la Société Neuciiàteloise de Géographie. Tome XXIII, 1914.
MASSIF DU DJEBEL MOÛSA.
choses n'échappe au regard ; et l'âme est si joyeuse dans cette splendeur matinale, si libre de toute préoccupation de la terre, si émue à l'idée de ce pèlerinage sacré sur la montagne de Dieu et si pleine d'espoir qu'elle tressaille d'un bonheur indicible, qu'elle murmure des actions de grâce. Sans difficulté, on gravit la gorge sonore, entre les parois verticales des rochers. Dans les cailloux babille la source fraîche où Moïse, au dire des Arabes, fit paître les troupeaux de Jethro. Un jeune moine nous accompagne ; il a eu pitié de moi et s'est emparé de mon appareil photographique.
Malgré sa soutane, il s'élance avec une prestesse remarquable dans l'escalier de pierre, court, bondit, enjambe trois ou quatre marches à la fois et nous laisse toujours en arrière ; alors il s'arrête, attend quelques minutes, puis reprend sa course folle ; son chignon dénoué suspend le long du dos des spirales blondes, qui dansent une sarabande endiablée. En moins d'une heure, nous sommes au haut de la rampe. De ce point, le couvent est encore visible, dans le creux de la vallée, mais tout petit, semblable à une maisonnette de bois. Il y a ici une modeste chapelle, appelée, je ne sais pour quelle raison, Chapelle de l'Econome ; c'est une très simple construction de pierres, avec, à l'intérieur, quelques mauvaises images ; elle est dédiée à la Vierge et une légende curieuse, mais assez confuse dans les détails, est née à son sujet : on raconte qu'autrefois les moines, dévorés par les puces, décidèrent d'abandonner le Couvent ; avant de partir, ils firent un dernier pèlerinage au Sinaï ; mais à l'endroit où s'élève maintenant la chapelle, la Vierge leur apparut soudain et leur ordonna de réintégrer le monastère en leur promettant d'arrêter le fléau ; elle tint parole et dès lors les Pères furent débarrassés de la vermine. Allons, tant mieux !
Maintenant le sentier développe ses lacets au milieu d'un prodigieux entassement de blocs granitiques ; à chaque instant il surplombe des abîmes et quand une pierre roule dans le gouffre, où l'ombre a des colorations violettes, un tonnerre éclate, métallique, avec des sonorités de gong. Pas trace de végétation ; l'austérité et la désolation se sont ici donné rendez-vous. Nous ne voyons plus le couvent, ni rien qui rappelle la vie. Du rouge et encore du rouge, et les marches du gigantesque escalier en sont tout ensanglantées. Le chemin monte doucement, trouant la masse des roches superposées ; deux fois il passe sous des arceaux construits par les moines et devant lesquels les pèlerins, dit-on,
doivent se confesser avant de poursuivre leur route ; ce sont les portiques du sanctuaire ; avant d'entrer, on dépose ici ses péchés. Je ne résiste pas au plaisir de croquer le second de ces vieux arcs ; dressé à l'extrémité d'un couloir, entre des falaises abruptes, il détache admirablement son ceintre rose sur le fond d'un ciel de saphir.
Quelques minutes encore et nous atteignons une sorte de plateau spacieux, borné de tous côtés par des collines extrêmement déchiquetées et sauvages. Comment traduire par des mots l'espèce de stupeur qui me saisit au milieu de ce vaste amphithéâtre dont les gradins, aux teintes chaudes de laque carminée, bon-
dissent dans l'azur et semblent occupés par des êtres chimériques, immobiles, en des poses extravagantes et drapés de toges rouges ? Au centre de l'arène, un cyprès vigoureux, droit comme un I, montre le ciel ; il porte deux touffes de feuilles, entre lesquelles apparaît le tronc dénudé ; celle du haut ressemble à la pointe d'un pinceau ; la brise l'agite et l'arbre penche la tête de temps en temps comme s'il voulait nous saluer, nous dire sa reconnaissance d'être venus peupler sa solitude et troubler son silence. Plus loin, une source épand ses eaux fraîches dans une cavité du roc, à fleur de sol ; l'humidité fait croître quelques lichens, entre les cailloux, revêtus d'une gaine de mousse sombre.
Un petit olivier montre timidement ses feuilles grises.
Nous nous reposons un instant auprès d'un mur formé de grosses pierres brutes et construit là, je ne sais dans quelle intention ; on dirait la clôture d'un jardin ; même une porte y a été pratiquée ; mais à l'intérieur, aucune plante ; seul, un peuplier blanc, défeuillé, à moitié desséché, y meurt lentement. Mais nos regards sont dirigés en haut. Au Sud, la croupe immense de la montagne sainte se dresse devant nous. Nous passons, sans nous arrêter, devant la chapelle d'Elie, petite construction double, toute blanche, adossée au rocher, au pied de la dernière rampe ; nous la visiterons au retour. La fièvre d'arriver au sommet agite nos esprits. La montée devient assaut ; nous courons presque sur l'escalier de granit aux larges dalles plates, mouvantes, inégales, usées par les pèlerins. Ici et là, une mince couche de glace les recouvre ; grâce à la fraîcheur des nuits, la rosée les a revêtues de cristal. Une petite demi-heure et nous voici au haut de la montagne de Moïse, à l'altitude de 2244 mètres. Cette fois, je suis en tête de la caravane et, obsédé par les souvenirs bibliques, par
l'émotion des choses saintes, pressé par le désir de voir, touchant enfin au but si souvent entrevu dans des rêves que je croyais irréalisables, je m'élance d'un bond sur l'étroit plateau, formant le sommet du Sinaï, et je vais m'asseoir sur un quartier de roc qui surplombe l'abîme.
Quel spectacle magnifique, incomparable, unique au monde !
Devant moi, vers le Sud-Ouest, au delà de la profonde vallée du
FR-. H2. — EN MONTANT AU SINAÏ
Croquis d'après nature.
Ledja1, le Djebel Catherine2, étincelant sous le léger tissu de neige qui le recouvre encore ; son sommet principal, dressé à plus de 2600 mètres au-dessus de la mer, est entouré d'une multitude d'autres pics, qui trouent la couche de glace, profilant leurs arêtes sombres sur le bleu du ciel ou le blanc de la neige ; entre eux sont creusés d'étroits et vertigineux précipices, où le jeu des ombres et de la lumière produit une coloration tantôt rosée, tantôt violette, qui traîne sur les pentes. On aperçoit plus
1 Dans la tradition arabe, Ledilt est le nom d'une des filles de Jéthro.
2 Ainsi nommé, parce que la tradition prétend que les anges y ont transporté le corps de la vierge d'Alexandrie, avant de le déposer dans la Basilique de Justinien.
à gauche le golfe de Suez, ou plutôt on le devine dans une bande lumineuse, très lointaine, qui borde l'Egypte, mais qui, du point où je la vois, ressemble à un ruban d'opale. A droite, le Djebel Zafariye, où l'on distingue nettement les ruines du château qu'édifia jadis Abbas Ier. Au Nord, c'est une banquise de granit, une perspective infinie d'escarpements, de cimes, de rochers sauvages, échelonnés comme une caravane immobile ; l'œil ne perçoit aucune couleur franche ; tout est rosé, avec des bandes violettes à l'horizon, des reflets mauves, des taches vert-de-gris, qui se découpent sur un fond bistré. Au loin, derrière la dentelure des monts, s'étend le plateau de Tih, immense tapis de sable que le
regard enveloppe presque complètement. A l'Orient surgit l'Arabie et une longue série de collines jaune d'or, élevées comme des autels au pied desquels se déploie la frange bleu-pâle du golfe d'Akaba ; pays mystérieux et troublant qui attire la pensée, fascine l'imagination par tous les problèmes qu'il pose au savant, par tous les secrets, toutes les énigmes dont il a la garde et que nul homme n'a encore pénétrés. Et puis, vers le Sud, la pointe de la presqu'île sinaïtique, en un triangle aigu, va s'enfoncer dans la mer Rouge comme un coin ; les montagnes s'abaissent de gradin en gradin ; les vallées qui partent du Sinaï descendent en s'ouvrant et meurent dans les grèves sablonneuses du littoral : tels les plis d'un large manteau qui envelopperait la montagne sainte. Le Ras Mohammed, l'extrémité méridionale de la presqu'île, est peu visible ; quelques îlots l'entourent, semble-t-il ; la mer Rouge est si brillante, si enflammée qu'elle trouble la vue ; le scintillement de l'eau, l'éclat du jour, éblouissent et mettent de la confusion dans les choses ; elles sont noyées dans des vapeurs diaphanes et comme ourlées de rose et de safran.
Tout ici prédispose à la prière ; ce n'est pas le moment de discuter, d'ébaucher des hypothèses, de prendre la tradition en dé faut, mais de se mettre à genoux ; le Sinaï est un Temple ; on vient s'y recueillir. Ces montagnes colossales, vierges, nues, primitives, telles qu'au jour de leur création, qui chevauchent les unes sur les autres comme d'énormes vagues immobilisées depuis des milliers d'années ; ce ciel bleu intense, sans nuage, magnifique coupole qui repose sur le désert illimité ; ce soleil de midi, droit au-dessus de nos têtes, versant une lumière blanche sur la nature recueillie ; cette solitude impressionnante, rendue plus sensible encore par l'absence de toute végétation, de toute
culture, de tout travail humain de quelque importance ; ce silence surtout, oh ! ce silence, si complet, si absolu, qu'il devient obsédant, douloureux, parce qu'on n'entend rien d'autre que le bruit de sa propre vie, le jeu du cœur et des poumons, et une sorte de bourdonnement dans les oreilles ; tout cela est solennel, extraordinaire et l'on ne peut s'empêcher d'élever une prière au Dieu de Moïse !
Cette vision sublime absorbe à tel point mon attention que j'oublie presque de regarder ce qui est tout près de moi. Il y a, en effet, sur le sommet du Djebel Mousa, deux édicules, sans grande valeur, construits au milieu des quartiers de rocs qui envahissent le plateau. Une pauvre mosquée carrée, aux murailles branlantes, faites de blocs de granit à peine taillés, est posée au bord du gouffre sur le côté Sud ; ses abords, encombrés de toutes sortes de débris, sa toiture crevée par places, sa porte barbouillée de taches, attestent la négligence des Bédouins musulmans qui en sont les propriétaires et qui viennent encore, me dit-on, y offrir des sacrifices. Derrière l'édifice, près du mur, une cavité assez large, profonde de 2 mètres environ, où Moïse a dû se blottir quand la gloire du Seigneur passa devant lui. Ainsi l'enseigne la tradition des Arabes, qui vénèrent aussi Moïse comme un grand Prophète et lui vouent un culte. On sait, en effet, que Mahomet, dans le Coran, ne marchande pas son admiration au législateur hébreu, en qui il salue un envoyé de Dieu pour le salut de l'humanité. Non loin de la mosquée, une très modeste chapelle orthodoxe, orientée de l'Est à l'Ouest. Elle menace ruine, elle aussi ; le crépissage tombe en miettes ; le toit plat montre des poutres de bois vermoulues. Quelques-uns de nos compagnons grimpent là-dessus, en s'accrochant aux interstices des gros moellons disjoints. Je tremble qu'ils n'enfoncent la masure. A l'intérieur rien de remarquable ; quelques images de pacotille, le siège épiscopal verni bleu ; un iconostase très ordinaire ; dans l'abside, une belle croix de bois sculptée de dix miniatures joliment exécutés ; c'est tout. La chapelle a aussi, comme de juste, sa grotte de Moïse, un trou dans le rocher, à l'extérieur, mais plus petit que celui de la mosquée. Cette double tradition me laisse perplexe et sceptique. Une question plus intéressante au point de vue archéologique et historique est celle de savoir si la petite chapelle, d'ailleurs récente, n'a pas cependant été construite sur l'emplacement d'une Eglise plus grande et beaucoup
plus ancienne. Quelques indices, certains détails de structure, rendent 1 hypothèse soutenable ; de plus, on remarque parmi les blocs de pierre qui jonchent le sol, des bases de colonnes, des fragments de chapiteaux, des restes de murs, qui supposent un édifice sensiblement plus important que la chapelle actuelle. Est-ce cette église-là qu'a vue la pèlerine Esthérie ? On n ose se prononcer avec certitude, car les termes qu'elle emploie
KKi. 34. — LA PETITE CHAPELLE AU SOMMET DU 1MEBEL MOÛSA
pour la décrire sont trop vagues, En tout cas, il y a une tradition a la fois chrétienne et arabe qui prend le Djebel Moûsa pour le vrai Sinaï. Ce sanctuaire est commun aux trois grandes religions monothéistes.
Lheure de redescendre est venue; avant le départ, le P. Savignac, toujours prévoyant, nous fait distribuer un verre d'eau fraîche additionnée d'« arak ». Un dernier regard d'ensemble sur le panorama des Alpes sinaïtiques et nous franchissons l'escalier de pierre, à la course. En quelques minutes nous voici de nouveau devant le monastère d Elie, à 1 orée du plateau des cyprès.
Cette chapelle n offre rien de remarquable ; comme celle du som-
met, elle est d'une grande simplicité. A l'intérieur, deux compartiments, car elle est consacrée à Elie et à Elisée ; des murailles autrefois blanchies à la chaux, maintenant sales, détériorées, crayonnées de noms propres et ornées de vagues images. L'obscurité y règne et l'humidité aussi. Tout au fond, dans l'ombre, un autel quelconque, sans décors, et, derrière, une grotte dont on voit à peine l'ouverture. C'est là que, suivant la légende, le prophète Elie est venu se réfugier, lassé de la vie et redoutant la colère de Jézabel. La tradition a tort évidemment, quand elle prétend indiquer l'endroit précis des scènes bibliques et le lieu même qu'occupait chaque acteur. Toutefois, d'une manière générale, cette enceinte de rochers convient admirablement à l'his-
toire d'Elie en Horeb et l'imagination choisira difficilement un théâtre plus approprié et plus grandiose. Ne dirait-on pas, en effet, qu'un ouragan formidable a passé ici, qu'un tremblement de terre a bouleversé les montagnes en un chaos et qu'un incendie y a exercé ses ravages, calcinant les pierres et les liquéfiant ? Et maintenant, dans cette matinée sereine, à cette heure de paix et d'harmonie, ne croirait-on pas entendre, traversant le grand silence, le « son doux et subtil» qui révèle la présence de Dieu ?
Avant de regagner le couvent, nous poussons une pointe jusqu'au Ras es Safsâf, dont l'aspect nous avait si vivement impressionnés à notre arrivée. Je dois rappeler que le massif du Sinaï comporte deux sommités très distinctes ; la première est celle que nous venons d'escalader, l'autre est le Satsâf, tournée vers le Nord, mesurant 1994 mètres au-dessus de la mer. Pour l'atteindre, on traverse, pendant une heure environ, des vallons étroits, des gorges resserrées aux parois taillées à pic, des couloirs indescriptibles ; on monte, on descend, on vire à droite, à gau-che, cahin-caha. Pas de sentier, naturellement ; on se perd dans ce tohu-bohu monstrueux ; effectivement, un de nos compagnons s'égara ; nous ne l'avons retrouvé qu'au retour, après avoir hurlé des cris d'appel. La soirée est déjà avancée et le temps presse.
Nous suivons notre guide à pas précipités, sans nous arrêter.
Chose curieuse, cette région désolée n'est pas entièrement morte comme on pourrait le croire ; çà et là, on rencontre de l'herbe, des légumes, de la menthe, des restes de jardins potagers, que les moines cultivent encore. On passe devant trois petits monastères, d'aspect lamentable : vulgaires huttes de pierres, surmontées d'une croix de fer. Ils sont dédiés à de saints personnages :
Grégoire le Sinaïte, Jean-Baptiste ; la troisième est celle de la « ceinture sacrée de la Vierge Marie». J'ignore absolument l'origine de ces traditions qui s'amoncellent ici pêle-mêle, comme les rochers eux-mêmes. Une source coule près de ce dernier édicule et nous nous y désaltérons avec joie ; là aussi se trouve un vieux saule, au tronc noueux, pauvre de branches et dont aurait été coupée la verge miraculeuse de Moïse, d'après la tradition
l'KI. 35. — l,A PLAINE ER RAHA, VIT. I»C SAFSÂF
Croquis d'après nature.
arabe. Ce buisson a fourni le nom de la montagne : Ras es ScifsciJ signifiant le «promontoire du Saule». Ici commence l'ascension proprement dite ; elle est assez difficile. On gravit une cheminée étroite dans le genre de celle du Serbal, mais plus courte. J'avoue ne pas voir les escaliers que mentionnent en cet endroit d'autres voyageurs, à moins de décorer de ce nom ces gros blocs superposés, en présence desquels on regrette une échelle. Faute de temps, nous ne pouvons atteindre le sommet même du rocher ; mais nous en sommes très près, à quelques mètres seulement audessous, non loin de l'issue de la cheminée qui s'ouvre brusquement sur un panorama magnifique. Du haut de ce belvédère le
spectacle est, en effet, remarquable, mais plus reposant que celui du Djebel Moûsa ; l'horizon est moins vaste, les choses plus rapprochées, plus intimes ; ce n'est plus l'océan immense de cimes, d'arêtes qui surgissent de toutes parts en bataillons serrés. Droit au pied du Ras, la plaine Er Raha se déploie en un ovale presque régulier : tel un milieu de salon à fond d'ambre, moucheté de points verts. Une muraille de montagnes l'enclôt de tous les côtés, sauf au Nord, où le défilé du Nakb el Haoua coupe la ligne haute de l'horizon : c'est comme la porte d'entrée du palais. De tous ces massifs, le plus imposant est le Djebel Fréa, en face de nous, avec ses cent pointes de porphyre rouge, qui ont l'air de colonnes supportant le ciel ; et, en ce moment, le soleil, à son déclin, les rehausse d'une poudre d'or. Des gorges profondes sillonnent les flancs nus de la montagne ; au bas des rampes, vers l'Est, court l'ouady esch Scheik, dont on aperçoit l'embouchure évasée en estuaire et, à l'angle de la Vallée du Couvent, la mignonne colline du Veau d'or, déjà dans l'ombre. Gomme tout cela est beau, simple et fort ! aussi n'a-t-on pas hésité à identifier le Ras es Scifsâf avec la montagne où la Loi fut promulguée et la plaine Er Raha avec le lieu que choisirent les enfants d'Israël pour camper en attendant les révélations divines. Plusieurs savants ont adopté cette hypothèse, en particulier les directeurs du Survey anglais. Bien que les raisons invoquées soient toutes de convenance, elles ne manquent pas d'un certain poids ; nulle part, les scènes de l'Exode ne se dérouleraient mieux qu'ici ; les lieux ont aussi leur éloquence, et ceux-ci parlent haut et fort.
Même, du point où nous sommes, une large crevasse se précipite dans la vallée et l'on croit voir Moïse descendant ce couloir avec les tables de la Loi.
Quand nous regagnons le Couvent, la nuit est presque venue.
Nous remarquons bientôt une certaine agitation parmi les moines ; ceux que nous rencontrons sur les escaliers courent, se tâtent, paraissent fuir. Il me semble qu'on nous regarde de travers, avec des airs mystérieux. Ibrahim aussi est tout ému ; il arpente la galerie à grands pas, en gesticulant ; il tourmente sa calotte de coton et lui donne les formes les plus extravagantes. Nous apprenons qu'une violente dispute a éclaté pendant l'après-midi entre les moines et un savant allemand qui séjourne au Couvent, le professeur G., une autorité en critique textuelle du Nouveau Testament. Ibrahim s'efforce d'expliquer, mais il s'embrouille, et
nous concluons seulement de son verbiage enflammé et prolixe que l'affaire fut chaude et que de gros mots ont été lancés de part et d'autre. Mais voici le professeur lui-même ; il vient nous exposer son cas et justifier son attitude : c'est un vieillard déjà, avec les classiques lunettes à montures d'or, mais très vif, remuant et discutant avec une volubilité toute juvénile. Il est venu au Couvent pour des études de paléographie grecque, et les moines, jaloux des trésors de leur bibliothèque, l'ont accueilli plutôt froidement ; ils ne se sont pas mis en frais d'amabilité et de prévenances, lui faisant au contraire la vie dure, lui suscitant sans cesse des difficultés, le harcelant de mesquines tracasseries ; ils lui prêtent je ne sais quelles intentions criminelles et refusent de lui livrer les manuscrits dont il avait le plus besoin ; le voilà immobilisé ; ses nombreuses démarches, réclamations, protestations, n'ont eu aucun résultat. A la fin, le professeur s'est fâché tout de bon. et les moines aussi ; mais ceux-ci sont les plus forts ; ils ont interdit au savant l'entrée de la bibliothèque et pour comble de malheur, ils viennent de le chasser, sans pitié, lui intimant l'ordre de quitter le couvent sur-le-champ. J'ignore comment le conflit s'est terminé. Plus tard, à Jérusalem, j'ai revu le pauvre professeur dans la basilique du Saint-Sépulcre, au milieu de la foule enfiévrée qui assistait à la cérémonie du feu sacré ; son voyage de retour fut aussi, m'a-t-on dit, marqué de tribulations et d'ennuis de tout genre.
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Je regrette d'avoir eu si peu de temps pour visiter la Bibliothèque du Couvent, qui est célèbre. Elle est logée dans un bâtiment remis à neuf depuis peu, couvert de superbes tuiles rouges et situé tout près de l'Eglise. On y pénètre par un sombre escalier tournant, qui conduit à l'étage supérieur, où sont rangés les livres et les manuscrits. Deux salles, pas très spacieuses, plutôt basses, éclairées médiocrement ; dans la première, peu de volumes, quelques mauvais tableaux ; dans l'autre, une grande table, près de la fenêtre et, le long des murs, les rayons de la bibliothèque, qui s'étagent jusqu'au plafond. Nous n'osons pas toucher nous-mêmes à ces trésors. Plusieurs moines nous accompagnent, nous entourent, nous surveillent. Ils m'amusent, par l'évidente mé-
fiance avec laquelle ils suivent du regard nos moindres mouvements. Sans contredit, nous leur sommes suspects. Ils sont, en général, très ignorants, dépourvus de sens critique et savent difficilement apprécier la valeur réelle d'un manuscrit ; naguère, les textes les plus précieux gisaient dans de vulgaires corbeilles, pêle-mêle, méconnus, abandonnés, et servaient à d'ordinaires emplois ; mais, depuis que, il n'y a pas si longtemps, la science a découvert ces documents, les a utilisés et payés, les moines sont devenus moins dédaigneux à leur endroit ; non que l'amour des études soit né dans leur cœur et que les succès des savants européens aient provoqué en eux une sainte émulation, mais ils connaissent désormais fort bien la valeur marchande de leur Biblio-
thèque et tout ce qu'elle renferme, même les écrits sans importance aucune, représente à leurs yeux un capital sur lequel ils exercent une vigilance avertie et jalouse. Ils redoutent l'étranger, parce que l'étranger est un voleur possible ; quant au savant, au chercheur, ils ne l'admettent que sous la réserve de puissantes garanties et dans l'espérance que ses travaux jetteront un lustre nouveau sur l'établissement. Aussi bien, sommes-nous les objets d'une surveillance qui ne sommeille pas un instant. Les moines font la chaîne et se passent les volumes de main à main jusqu'à la table, autour de laquelle nous avons pris place, sous le regard inquisiteur de deux sentinelles. On nous montre d'abord des manuscrits grecs. La Bibliothèque en possède une riche collection ; ce sont, en grande partie, des copies de textes bibliques, surtout des Evangiles. Pour s'orienter dans ce dédale, il faudrait un catalogue complet ; celui que le Dr Gardthausen a publié ne l'est guère ; plusieurs pièces n'y figurent pas et n'ont pu jusqu'à présent être étudiées soigneusement. Beaucoup de ces manuscrits sont de véritables œuvres d'art ; l'un d'eux, en grandes onciales dorées, excite notre admiration ; le texte, écrit sur parchemin blanc, est d'une netteté remarquable ; chaque page est divisée en deux colonnes, et les premières feuilles sont ornées de miniatures qui représentent Jésus, la Vierge, les quatre évangélistes et saint Pierre. C'est une sorte de lectionnaire, qui renferme une série des péricopes les plus importantes des Evangiles. La tradition monacale y assigne une origine glorieuse : ce serait un don de l'empereur Théodose III, qui régnait au VlIIme siècle de notre ère. Toutefois, les preuves manquent et la comparaison de ce texte avec d'autres manuscrits datés fait supposer que l'Evan-
gelium Theodosianum n'est que du Xme siècle. Il est précieux quand même, surtout à cause de ses miniatures, et il fournit un spécimen très intéressant de l'art byzantin, si luxueux et si élégant. On nous confie aussi un psautier grec qui ne manque pas d'originalité : sur six feuillets, format in-12, un copiste, qui avait du temps à perdre et de la patience à revendre, a trouvé moyen de transcrire tous les psaumes. Les caractères sont très nets, la forme des lettres est parfaite, mais le texte est si fin, si fin, qu'il faut un microscope pour le lire couramment. Je me hâte de dire que ce n'est qu'un objet de curiosité, rien de plus ; il n'a aucune valeur scientifique. Nous prêtons plus d'attention à une fort belle édition imprimée du Codex sinaïticus, de Tischendorf. Comme on le sait, l'original n'est plus au Couvent ; la Bibliothèque de Saint-Pétersbourg en possède la majeure partie et le reste est à Leipzig. La découverte de ce fameux manuscrit en 1844 et 1859, les circonstances extraordinaires et vraiment nrovidentielles qui niirent Tischendorf sur la vraie piste ; les difficultés de tout genre qu'il dut vaincre ; les résistances opiniâtres des moines, créées et alimentées par l'ignorance et l'esprit mercantile ; l'intervention de l'empereur de Russie, Alexandre II, toute cette histoire est trop connue pour que je la raconte ici. De ces événements mémorables, il est resté dans le cœur des Pères sinaïtes un ferment de colère contre la science indiscrète et exigeante, qui les a privés d'un trésor inappréciable. Semblables à Calypso, qui ne pouvait se consoler du départ d'Ulysse, ils parlent du Codex comme d'un cher disparu, avec des larmes dans la voix, et de Tischendorf comme d'un escroc, ni plus ni moins. Ils ont tort ; le manuscrit leur a été payé par le gouvernement russe S et je ne sache pas que le savant allemand ait jamais voulu commettre une indélicatesse à leur égard.
Nous examinons avec non moins d'intérêt une copie superbe de Cosmas, du XIme siècle, puis une collection de manuscrits syriaques, confectionnés avec un soin particulier, plusieurs textes
1 Voici le texte de la pièce officielle du Ministère des Affaires étrangères de Russie, reproduite par Grégory : Textkritik des Neuen Testaments. Leipzig, 1900.
Vol. I, p. 27 :
« Par un acte délivré le 18 novembre 1869, les Pères du Mont Sinaï ont reconnu avoir fait hommage à S. M. l'Empereur de Russie d'un manuscrit de l'Ancien et du Nouveau Testament, découvert par le professeur Tischendorf.
« En retour de cette donation, S. M. l'Empereur de Russie a fait parvenir à la Bibliothèque du Mont Sinaï la somme de 7000 roubles et au Couvent du Mont
arabes en écriture coufite d'un si bel effet. La main qui les a tracés était celle d'un artiste, tant les traits sont fermes, vigoureux et les ligatures gracieuses. Puis on nous apporte des papyrus, fines et délicates pellicules transparentes, fixées sur des planches de carton ; un bombycien, très abîmé malheureusement, et réduit à l'état de tissu arachnéen ; les lettres y sont presque effacées et il n'en reste que les éléments. Ainsi, les heures s'écoulent avec rapidité au milieu de ces vieux papiers, témoins d'un vieux monde. L'éclat blanc du soleil pénètre dans la salle où flotte le brouhaha de savantes et profondes discussions, tandis que les moines se promènent, solennels, l'œil au guet. Une étude un peu.
sérieuse des manuscrits araméens, arabes, perses, géorgiens, slaves, etc., que possède la Bibliothèque, exigerait des mois de travail ; ils sont, en effet, très nombreux et feraient la joie des amateurs de paléographie. D'où proviennent toutes ces copies ? Plusieurs, sans doute, ont été apportées au Couvent par de pieux pèlerins, mais on peut admettre que la plus grande partie d'entre elles est l'œuvre des moines d'autrefois ; leur activité dut être extraordinaire. Non seulement la Bible, mais aussi 1 histoire de l'Eglise, celle des Saints et des Martyrs, l'homilétique, l'exégèse, l'hymnologie, la grammaire, fournirent la matière de leurs travaux. Qui dira toute l'ardeur, toute la persévérance, toute la foi qu'ils mirent à ce labeur séculaire et vraiment digne de notre admiration ! Le contraste est affligeant entre le zèle d'antan et l'immobilisme où les moines actuels se complaisent et se pétrifient. La présence, en particulier, d'une si grande quantité de documents syriaques et arabes atteste qu'autrefois le Couvent était fréquenté par des religieux qui parlaient ces langues, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui, et nous rappelle que l'Evangile a dû acquérir, dès les premiers siècles de notre ère, une importance considérable dans la péninsule arabique et exercer une influence prépondérante sur les peuplades de cette région. L'histoire du christianisme oriental, trop peu connue, reçoit ainsi une contribution qui, pour être indirecte, n'en a pas moins sa valeur. Les victoires de l'Islam portèrent un coup de mort aux idées chrétiennes dans ces pays et l'on n'entrevoit pas, pour le moment
Tabor 2000 roubles. Le Gouvernement impérial est en possession d'un reçu des dites sommes.
Outre cette récompense pécuniaire, quelques-uns des Pères sinaïtes ont obtenu des décorations russes. »
du moins, la possibilité d'une restauration sérieuse des doctrines évangéliques chez les Musulmans.
Mais la soirée va finir et nous devons quitter la paisible retraite de la Bibliothèque. Un bonheur inespéré nous est encore réservé, celui de voir de nos yeux let de toucher de nos mains le plus précieux manuscrit du couvent, appelé communément le Codex Syrsin 1. Les moines nous introduisent dans leur salon, modeste pièce carrée, située dans le corps des édifices qui servent de logements et là, derrière une grande table, près de la fenêtre, sont assises deux vieilles dames, à bandeaux de cheveux blancs, qui encadrent un visage bien rempli, sur lequel erre un fin sourire bienveillant ; de petits yeux perçants nous regardent à travers d'épaisses lunettes. Elles compulsent d'antiques bouquins, épars devant elles ou empilés sur un coin de la table ; dans un grand registre, elles transcrivent des mots syriaques ; armées d'une grosse loupe à manche de métal, elles scrutent de vieux feuillets, de vénérables parchemins, tout recroquevillés, sentant le moisi, et je me figure être dans un laboratoire d'entomologiste ou de bactériologue, où le microscope est de rigueur.
Ces deux dames, Mme Lewis et sa sœur, Mme Gibson, sont des savantes de tout premier ordre, et de plus — ce qui est digne de remarque — des savantes très aimables, nullement prétentieuses et pas le moins du monde pédantes. C'est l'une d'elles, Mme Lewis, qui découvrit le Codex Syrsin. Plusieurs voyages en Grèce, en Palestine et en Egypte l'avaient déjà familiarisée avec les choses et les langues de l'Orient. Au commencement de l'année 1892, elle fit, avec sa sœur, une excursion au Couvent de Sainte-Catherine, où le bibliothécaire Galaction lui confia un vieux palimpseste syriaque dont les pages étaient presque toutes collées les unes aux autres. Elle le développa soigneusement, en photographia 150 feuillets environ, et, de retour en Angleterre, elle soumit ses épreuves à deux professeurs de l'Université de Cambridge, MM. Bensly et Burkitt, qui s'étaient spécialisés dans l'étude des manuscrits orientaux du Nouveau Testament. On reconnut bien vite que le texte Lewis présente le même caractère que ceux publiés par Cureton en 1858 et qui remontent au IIIme siècle environ de l'ère chrétienne. Mais les photographies, sur lesquelles devait s'opérer le déchiffrement, n'offraient pas toutes
1 Abréviation de : syriacus sinaïticus.
les garanties désirables. Un séjour prolongé au Couvent du Sinaï et une étude immédiate du document devenaient nécessaires.
On se mit en route sans tarder. Grâce à de hautes protections, les savants anglais purent se livrer en toute liberté à un examen minutieux du manuscrit, dont une copie à peu près complète fut entreprise et achevée après plusieurs semaines d'un travail opiniâtre et hérissé de difficultés. Cette transcription fut publiée en 1894 ainsi qu'une traduction anglaise. L'année suivante Mmes Lewis et Gibson retournent pour la troisième fois au Sinaï, afin de procéder à une revision définitive du texte et de copier les portions qui avaient dû être négligées, faute de temps ; de nombreuses corrections et additions ont été ainsi apportées à l'édition première, et l'œuvre nouvelle, qui reproduit intégralement le texte syriaque, parut en 1896.
Le célèbre manuscrit est devant nous ; ces dames nous en parlent « con amore » et nous fournissent, avec une bonne grâce et une patience touchantes, des explications fort curieuses. C'est, comme je l'ai dit, un palimpseste ; le texte supérieur, d'une écriture épaisse, souvent empâtée et très noire, est un martyrologe ; il raconte l'histoire de saintes femmes qui ont souffert pour la cause du Sauveur ; il date du moyen âge et n'offre pas grand intérêt. A première vue, on n'aperçoit rien d'autre sur ces feuilles de parchemin, jaunies, rongées aux bords et percées çà et là de galeries où les cirons trouvaient autrefois le vivre et le couvert.
Mais quelques minutes d'examen permettent de distinguer d'abord vaguement, puis toujours plus nettement, une autre écriture syriaque, très pâle, enchevêtrée sous la première ou courant entre les lignes : c'est le texte des Evangiles. Usant d'un procédé très répandu au moyen. âge, un scribe, à court de parchemin, a tout simplement gratté le texte sacré qui ne l'intéressait sans doute que médiocrement, pour lui substituer un de ces récits de martyrs dont se nourrissait la piété langoureuse de cette époque. Le feuillet que j'en ai sous les yeux et que Mme Lewis m'invite à déchiffrer n'offre pas d'insurmontables difficultés ; le grattage est imparfait ; même à l'œil nu, les lettres sont visibles encore et m'apparaissent comme noyées dans l'épaisseur du parchemin ; c'est de l'ancien syriaque, d'ailleurs connu, et le passage que j'éprouve un vif plaisir à lire, est un fragment du chapitre huitième de saint Luc. Mais le travail du lecteur est loin d'être toujours aussi aisé ; il y a des pages où pas un mot n'est complet ; le scribe a
tout .effacé ou à peu près ; souvent il a déchiré sans pitié le vieux livre qu'il utilisait, a bouleversé l'ordre des feuilles, retourné celles-ci de haut en bas, ou bien encore intercalé des parchemins de diverses provenances. Ramener l'ordre dans ce chaos est une opération ingrate et qui exige un fin doigté. Le manuscrit contient les quatre Evangiles ; il y a des lacunes cependant ; une vingtaine de feuillets sont perdus. On peut admettre que cette traduction a été faite au IVme siècle de notre ère et qu'elle repose sur un texte grec du IIme siècle ; nous aurions ainsi le plus ancien document chrétien de l'histoire évangélique. Sa valeur surpasse celle du « Sinaïticus » lui-même, au dire des spécialistes.
En tout cas, la découverte de Mme Lewis a une importance capitale pour la critique textuelle du Nouveau Testament et l'on ne saurait dorénavant négliger les leçons, parfois très originales, du « Syrsin », pour la restitution des Evangiles primitifs.
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Il est délicieux, le jardin du Couvent ; une oasis plantureuse, au milieu du désert mort, un miracle de la nature. Il s'étend au Nord du monastère, occupant le fond de la vallée. De hautes murailles l'entourent de tous côtés. Après tant d'heures passées dans la poussière et les moisissures des parchemins, après tant de discussions qui m'ont laissé plus ignare que jamais, je suis venu ici me reposer, avec quelques compagnons. On croit rêver quand, ayant traversé le mur, par un couloir voûté, bas et étroit, on se trouve tout à coup au sein d'une vaste forêt, à certains endroits si épaisse que le soleil peut à peine la percer. Des allées passent sous les ramures ombreuses et fraîches ; le gazon est tout fleuri de mauves. Sur les bords, le long du mur ou dans l'angle des terrasses, des buissons de toutes sortes se réunissent en halliers profonds, enveloppent les troncs des oliviers et des cyprès et donnent l'illusion de la forêt vierge. Ailleurs, il y a des plates-bandes de légumes, que les moines cultivent avec soin. Cette riche végétation est l'œuvre d'une source qui vient on ne sait d'où et débouche là au pied des roches stériles, apportant la vie let la joie ; les religieux l'ont captée et elle sourd au fond d'un puits, abondante et pure.
A l'intérieur du jardin s'élève le mausolée ; c'est une construc-
tion massive, inélégante et sans style, gros bloc de froide maçonnerie, qui détonne au milieu de cette verdure animée. Jamais je n'ai éprouvé un effarement semblable à celui qui secoua tout mon être au moment où je pénétrai dans la crypte. D'abord, des corridors sombres, humides, où le bruit de nos pas et de nos voix réveille des échos qu'on entend de partout ; puis deux caveaux, rectangulaires, hauts, tout blancs de gypse, nus et communiquant entre eux par des arcades de plein cintre ; une lumière pâle et douce les éclaire ; elle arrive de gauche et enlève des ombres, dans le fond, où sont noyés des objets que je ne distingue pas bien à première vue. Il y a là, à l'extrémité de chaque caveau, des tas de matériaux, dont j'hésite encore à préciser la nature ; à droite, on dirait un bûcher, une pile de bois régulière, construite là comme une réserve de combustible ; de l'autre côté, c'est un monceau de boules de quillier, de ces grosses boules percées de mortaises pour la main et le pouce. Nous nous rapprochons lentement. Tout à coup je remarque. mais comment décrire ce terrifiant spectacle ? Horresco referens ! Ces bûches sont des ossements humains, des fémurs, des tibias, des radius, bref, des squelettes démembrés, accumulés ici par centaines, en un épouvantable charnier ! Et ces boules perforées, ce sont des têtes, des crânes avec leur mâchoire saillante et les trous noirs de leurs orbites, empilés par couches superposées, la face en dehors !
Je crois qu'ils me regardent tous, obstinément, et je les regarde aussi, fasciné, sentant un frisson me courir dans le dos et je les vois qui bougent, qui grimacent, ricanent ou hurlent tour à tour, suivant les caprices de mon imagination surexcitée et désorientée par cette funèbre apparition. C'est la vision d'Ezéchiel réalisée. Mais quel souffle divin viendra rendre la vie à ces morts ?
Depuis 15 siècles, la dépouille des moines trépassés, après un séjour dans une tombe provisoire en dehors du Couvent, est déposée dans ces caveaux, les membres sur un tas, les têtes sur l'autre ; lentement, sûrement, l'ossuaire s'est élevé et les religieux d'aujourd'hui viennent prendre, au contact de cette pourriture et de ce néant, une éloquente leçon de choses. Ceux qui nous accompagnent n'ont pas l'air effrayés ; nulle émotion ne passe sur leur visage, que la lumière blafarde du sépulcre rend étrangement blême ; ils savent leur destin : bientôt leurs ossements iront s'ajouter à ceux de leurs frères et grossir les monceaux ; impassibles, lugubres comme des cormorans, ils sem-
blent déjà frappés par la mort ; ils écoutent les voix d outretombe et les appels des ténèbres : voix de tant de générations d'anachorètes tombés dans 1 oubli après une vie de sacrifices et d'anéantissement anticipé ; voix qui sont des prières quand, dans l'extase et le ravissement de la foi, ils trouvaient une compensation suffisante à leur existence solitaire et amoindrie ; mais voix qui sont des gémissements, des plaintes d des cris de révolte, quand la chair parlait haut, quand le doute étreignait les cœurs, les plongeant dans le désespoir dun martyre inutile et dérisoire.
Il faut secouer l'espèce de torpeur, d hébétement, qui nous paralyse. Quelques-uns de nos compagnons braquent leurs « kodaks » sur ces mélancoliques débris humains. Je me contente de mesurer l'un des tas : 6 m. de long, 3 m. de large, 1 m. 60 de haut ; l'autre, celui des crânes, est plus volumineux encore. En outre.
il y a dans la muraille de petites niches où sont conservés les os d ermites célèbres par leur piété. Dans l'une d'elles, deux squelettes, qui me paraissent incomplets, sont reliés entre eux par une forte chaîne de fer, munie d anneaux; à côté gît un cilice.
Suivant la légende monacale, ce sont les restes et les instruments de mortification de deux princes hindous : dans un voyage, ils firent naufrage près de Tôr, trouvèrent au Sinaï asile et protection, se convertirent au christianisme et vécurent retirés dans une caverne de la montagne. Ils s étaient, dit-on, enchaînés lun à l'autre, de telle sorte que, si 1 un se couchait, l'autre était contraint à rester debout pour veiller et prier. Mais le plus curieux de ces squelettes est celui qu on voit près de la porte d'entrée du mausolée ; il est accroupi sur une sorte de console, au coin et a mi-hauteur de la muraille, dans une attitude méditative ; la main gauche a l'air de soutenir le menton ; le chef, incliné en avant sur le sternum, est coiffé dune petite calotte violette. Il est effrayant, ce personnage, avec ses os noircis, amincis, ramassés, sa boîte crânienne en saillie, comme s il allait bondir de sa niche et se précipiter sur nous. Le spectre de la mort, imaginé par les poètes tragiques et par les fabulistes, n est pas plus horrible ; il ne manque à celui-ci que la faux pour être complet.
Les avis diffèrent sur la provenance de ce squelette. Mais les moines croient fermement que ce sont les restes du fameux cénobite nommé Etienne, que j ai mentionné plus haut. Jean Climaque, qui fut supérieur du Couvent vers la fin du VIme siècle, en parle dans son « Echelle » comme d'un contemporain. Etienne
était un de ces ascètes dont les austérités sont réellement épouvantables. Il habitait d'abord les régions sauvages qui avoisinent la chapelle d'Elie ; cette retraite lui paraissant trop luxueuse, il partit plus loin, dans quelque désert plus affreux encore, inaccessible aux humains. C'est là qu'il vécut longtemps, privé de tout, même de nourriture, malgré son âge avancé. Cependant, il revint au Sinaï, brisé par la maladie, et mourut en 580, après avoir lutté quelques heures avant son trépas avec une apparition du Démon.
Telle est la tradition qui règne chez les Pères du Couvent. Etienne y est vénéré comme un saint et ses reliques sont une des gloires du monastère.
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Comme le temps passe ! Encore un jour seulement à vivre ici au pied des montagnes sacrées, dans ce monde de vieilles choses, de vieilles coutumes, de vieilles idées, qui donnent l'illusion d'être au temps des empereurs de Byzance. Pendant la matinée, nous partons, le P. M. et moi, en excursion sur le Djebel Jethro 1, cette colline de granit vert, située au fond de la vallée du Couvent et que j'ai déjà signalée ailleurs. Une petite heure suffit pour y parvenir. Elle se dresse comme un cône à large base et l'on atteint son sommet en suivant d'abord le sentier d'Abbas, qui remonte le vallon, puis en tournant la montagne par le Sud. La vue dont on y jouit n'est pas nouvelle, mais intéressante quand même. On peut embrasser d'un coup d'œil le Djebel Monsa, dont la paroi méridionale, presque perpendiculaire, s'élève en une formidable pyramide rouge aux arêtes franches. On aperçoit très bien aussi les serpentements de l'ouady Sebaîyé, qui arrive du Nord, passe entre nous et le Djebel Mounedja, puis va se perdre dans le massif des roches, après s'être dilaté et ouvert en une petite plaine au pied du versant sud du Sinaï. Elle est ornée de quelques arbustes, de quelques buissons. Des Bédouins Djebeliijè habitent cette région, mais on ne le soupçonnerait guère, tant le silence de la mort semble y régner sans conteste. Pourtant nous avons rencontré tout à l'heure un gracieux troupeau de chèvres conduit par un jeune berger ; où allait-il, le pauvret,
1 C'est ainsi qu'on le désigne, je crois; la carte du Survey anglais ne donne aucun nom à cet endroit.
FIG. 36. — LE DJEBEL MOÛSA, VU du Sud-Est.
tout seul, dans ces lieux désolés? Si je cite ici l'ouady Sebaîyé.
c'est qu il a été identifié par certains biblistes avec l'endroit où campèrent les Israélites. Mais entre ce site et Er Raha, 1 hésitation n'est pas possible, à mon sens. Précisément, du point où nous sommes, il est facile d'établir un parallèle entre les deux emplacements. La vallée du Couvent se déploie devant nous, magnifique de couleur, entre les hautes falaises retombant comme
FIU. 37. — I,K DJEBEL CATHERINE Au premier plan, le Djebel Moûsa.
des tapisseries ; et plus loin son prolongement dans la plaine Er Raha court à l'horizon où il se confond dans le ciel éclatant de lumière. Comparé à cette vaste étendue, l'ouady Sebaîyé me semble bien misérable : ce n'est guère qu'une gorge plus ou moins resserrée et qui ne force pas l'attention.
J'ai voulu parcourir encore une fois cette plaine Er Raha, fixer pour toujours dans ma rétine l'image du Safsâf, imprégner ma pensée et mon cœur de la beauté de ces lieux étonnants. Et je suis parti tout seul dans l'après-midi m'installer au milieu des sables, en face du promontoire. Tout est blanc de soleil ;
une clarté intense et douce en même temps rayonne des choses.
Les montagnes elles-mêmes ont effacé un peu de leur teinte carminée. Aucun mouvement dans l'air, pas même cette brise légère qui souffle d habitude sur les hauteurs ; une atmosphère extrêmement pure, mais lumineuse et incolore, et l'on dirait qu'il n'y a plus de ciel. Dans cette tranquillité parfaite, je puis dessiner tout à mon aise, et des heures s'écoulent ainsi dans la com-
FIG. 38. — LA VALLÉE DU COUVENT, vue du Djebel JÉTHHO Au fond, la plaine Er-Raha.
munion intime avec ces splendeurs de la nature, reflets de la gloire divine. A regret, je m'arrache à ce bonheur ; mais le soir descend avec rapidité et m'ordonne de plier bagage. Du fond de la plaine, dans les lointains du Nakb el Haoua, deux chameaux s'avancent à longs pas et m'ont bientôt rejoint : ce sont de vieilles connaissances ; notre ami Djema, toujours cérémonieux, toujours épanoui, et un autre Bédouin, qui nous avait aussi accompagnés depuis Suez. Il a une vraie tête de nègre, celui-là, lèvres épaisses, peau brune, cheveux crépus, bonnes joues rebondies ; son « keffiye » est rouge. Les regards et les paroles qu'il m'a-
dresse, le sourire heureux qui illumine ses traits, sont pénétrés de reconnaissance et d'une sorte de vénération. C'est qu'il me prend pour le médecin de la caravane, depuis le jour où j'appliquai un peu de « lanoline» sur sa lippe endolorie, que le vent sec du désert avait gercée. La guérison fut prompte et voilà comment ma réputation de « hakim » (médecin) s'établit désormais dans l'esprit de nos chameliers ; au royaume des aveugles.
Djema et son compagnon retournent au Couvent offrir leurs services pour le lendemain, jour de notre départ. Avant le coucher du soleil, je vais encore errer à l'aventure aux abords de la montagne des Dix Commandements, jusqu'à l'entrée de l'ouady Ledja. Ce vallon est plus sauvage encore que les autres ; c'est une déchirure béante aux pentes abruptes, surtout du côté du Safsâf, et le fond n'est qu'un amas de cailloux. Cependant les sources n'y manquent pas ; ici et là on rencontre des jardinets, quelques arbres parsemés dans les pierres et jusque dans les anfractuosités des montagnes. Des légendes nombreuses et des traditions plus ou moins certaines ont pris naissance dans ces lieux.
Un trou dans le sable : ic'est le moule du Veau d'or ; plus loin, un bloc de granit, rouge foncé, de 3 à 4 mètres de haut, avec des godets creusés dans l'une de ses faces, représente le rocher de Moïse. On est surpris de le trouver ici, dans une région où l'on ne risque pas de mourir de soif ; les moines ont réponse à tout : le rocher suivait les Israélites, dit saint Paul. 1 Ils ont localisé tous les évènements de l'Exode ; ils vous montreront l'endroit précis où Moïse a brisé les Tables de la Loi, celui où Qoré et ses compagnons furent engloutis dans la terre, etc. ; rien n'est oublié ; le miracle est moins dans les faits merveilleux racontés par la Bible que dans l'étonnante sûreté avec laquelle les Pères sinaïtes prétendent les situer.
Je n'ai pas le temps de continuer ma promenade jusqu'au Der el Arbaïn, le « Couvent des Quarante», situé à l'extrémité méridionale du Ledja, au pied du Djebel Catherine. Ce monastère ne sert plus d'habitation permanente aux religieux ; ils n'y font que des séjours momentanés, surtout pour cultiver et exploiter le jardin qui est, paraît-il, très prospère. La légende monacale affirme qu'en cet endroit les Sarrasins massacrèrent une quarantaine d'ermites en 305 sous Dioclétien.2 Il ne faut accepter
1 1 Corinthiens X, 4.
2 On la rapporte aussi à l'histoire de SI-Nil.
cette tradition que sous bénéfice d'inventaire, car il y eut, nous l'avons dit, plusieurs persécutions de ce genre dans les premiers siècles de l'ère chrétienne.
Il est presque nuit quand je rentre au Couvent et j'apprends que mon vagabondage de l'après-midi m'a fait manquer une cérémonie intéressante, celle de la présentation solennelle des reliques de sainte Catherine. Les moines ont, en effet, consenti à découvrir ces restes vénérables et mes compagnons furent invités à les contempler et à les baiser. A cette occasion chacun de nous reçut en souvenir de son passage au Sinaï une petite bague en nickel, gravée du nom de la sainte et enveloppée dans de l'ouate. Ces objets ont été mis préalablement en contact avec les reliques et sont sacrés. Puissent-ils me servir de talismans et me communiquer un peu de la sagesse et des vertus de la Vierge martyre qui est la patronne des philosophes !
CHAPITRE QUATRIÈME
Du Djebel Moûsa à Aïn Qedeïs par Nakhel.
Dans notre cellule, la dernière nuit a été mauvaise ; le Père franciscain est malade : résultat du climat, du changement de régime, de la fatigue, que sais-je encore ? Il n'a pas dormi et moi très peu, étant sans cesse réveillé par des gémissements plaintifs qui partaient du grand lit. J'ai administré au patient tout un flacon de « kirsch », mais inutilement. Et puis, dès trois heures du matin, les moines ont commencé leurs offices et, pour tuer le temps, je me suis promené sur la galerie, attiré par le bruit. De la Basilique, aux vitraux flamboyants et qui projetaient de toutes parts des rais lumineux et colorés, comme si le sanctuaire eût été ceint d'une auréole, les chants des litanies montaient vers le ciel étoilé ; c'était une mélopée dans les tons bas, traînante, qui s'arrêtait parfois pour ne plus être qu'un murmure, et grandissait tout à coup, s'enflait comme une marée battant son plein. A intervalles réguliers crépitaient les tintements du carillon, une douzaine de notes se succédant et s'unissant quand même en des accords harmonieux, une gamme vibrante, argentine, qui d'abord accompagnait le plain-chant des religieux en prière, puis allait se perdre dans la vallée, dans les montagnes, où des échos timides, toujours plus lointains, couraient en haut les roches.
Dans le concert de ces voix étranges, brusquement, le matin s'est levé. De la terrasse, qui domine le jardin du couvent, je l'ai vu s'annoncer par un bleuissement de l'horizon. Maintenant il est là et le branle-bas du départ commence. Les Bédouins ont fait
irruption dans la grande cour extérieure et à peine Yakoub et Mohammed y ont-ils transporté nos bagages qu'éclate une violente tempête de cris. Deux groupes de chameliers se querellent, s'insultent, se mettent le poing sous le nez ; les uns invoquent le droit du premier occupant ; ils ont guidé la caravane jusqu'ici et ils prétendent la conduire plus loin ; nous leur appartenons corps et biens. Les autres — les nouveaux — protestent contre ces accapareurs ; l'injustice du procédé les révolte ; ils réclament une part des honneurs et des gains. Un moine — le grand noiraud que j'ai déjà présenté au lecteur — s'efforce d'apaiser ces colères et fait entendre la voix de la raison. Mais allez donc réconcilier ces fous furieux ! Nicolas de Flüe y eût perdu son latin. Les palabres durent plus de deux heures, confuses et tumultueuses, tandis que nous faisons le pied de grue. Les chameaux eux-mêmes s'impatientent ; ils beuglent effroyablement, remplissent l'air de ce cri particulier, qui tient le milieu entre celui de l'âne et celui du bœuf et qui est au plus haut point désagréable et hargneux. Quand leur mauvaise humeur atteint son paroxysme, ils projettent la langue au dehors, sur le côté de la bouche, serrent les lèvres, soufflent avec force et la langue gonfle, s'allonge en boudin, frétille et se couvre d'écume et de bave, lancées en gouttelettes comme par un vaporisateur. C'est dans ce vacarme étourdissant que s'opère le chargement. Djema est là ; indifférent en apparence à la lutte engagée par ses compagnons, persuadé que je ne trouverai pas un meilleur guide que lui, il me fait des signes d'intelligence, s'empare de mes bagages, et, sournois, futé, il charge son chameau, clandestinement, sans proférer un mot et avant toute autorisation. Il espère passer inaperçu, se faire oublier et il attend, debout, immobile, muet comme la tombe, le signal du départ. Mais les autres ne sont pas dupes de cette xruse ; ils vomissent des hurlements de colère et de jalousie et s'apprêtent à mettre en pièces l'usurpateur félon. Le grand moine intervient, force le pauvre Djema à déposer les colis à terre et décide que l'escouade des nouveaux chameliers formera la caravane de retour. Mon ami Djema, médite cette profonde vérité: qui veut trop, n'a rien !
Dix heures. Le moment des adieux est arrivé. Plusieurs moines sont sortis de leurs repaires et bavardent avec les Dominicains ; robes blanches et robes noires, catholiques et schismatiques, fraternisent joyeusement. Le sacristain du Couvent, Poly-
carpe, distribue ses cartes de visite, où son nom et ses titres sont imprimés en français et len arabe ; une grande bonté, alliée à un peu de malice, illumine ce visage intelligent, envahi par une barbe grisonnante. En hâte, nous rentrons tous dans le monastère prendre congé du Père supérieur ; il habite une espèce de masure perchée dans les régions élevées de l'édifice. C'est un beau vieillard, athlétique, aux cheveux de neige, à la physionomie expressive. Debout sur le seuil de sa porte, il étend son bras comme pour nous bénir et prononce des paroles grecques que je ne comprends pas.
En guise de réponse, nous nous prosternons très bas, plusieurs fois, et nous nous retirons à reculons.
La caravane s'ébranle et bientôt descend la vallée ; en notre honneur les cloches carillonnent à toute volée ; les Pères, réunis sur la terrasse, nous saluent encore, soulèvent et agitent leurs barrettes. Nous leur crions : Au revoir ! Hélas ! je ne les reverrai jamais, ces bons moines perdus dans leur solitude pour mieux prier, ni ce monastère paisible, ni ce jardin embaumé, ni ces montagnes grandioses où j'ai vécu des heures inoubliables. Plusieurs fois je me retourne pour dire adieu à tant de choses aimées, retarder le moment fatal de la séparation. La vallée fait un coude à angle droit dans la montagne. C'est fini pour toujours.
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Reprenons nos esprits ; chassons cette tristesse qui alourdit la pensée et réfléchissons. L'itinéraire du retour est compliqué ; il prévoit de grands zigzags à travers la presqu'île, un savant louvoyage dans la mer de sable. Le rêve caressé, c'est de visiter Pétra, la ville des tombeaux, creusée dans le Djebel Schera. Pour y parvenir rapidement, il faut se diriger vers l'Est, gagner Akaba, puis Mâan, d'où l'on atteint Pétra en un jour. C'est la route suivie par la caravane biblique de 1902. Mais nos projets sont plus vastes. Le programme du directeur comporte la traversée de la péninsule dans toute sa longueur, avec halte d'un ou deux jours aux endroits les plus intéressants ; du reste, il n'y en a guère que trois, qui réclament une visite sérieuse. D'abord Sarabout el Khadim, célèbre par ses mines de cuivre, exploitées par les anciens Pharaons ; puis Nakhel, au centre du plateau de Tih, bourg sans importance, mais qui est élevé au rang de capitale ; enfin Ahi
Qedeïs, aux confins du Negeb, une des principales stations de l'itinéraire des Israélites. De là, nous tournerons à l'Est et nous tâcherons d'arriver à Pétra par la plaine de l'Araba. Voilà de grandes ambitions ! D'aucuns parleront même de témérité, car enfin quelques-unes de ces régions sont, sinon dangereuses, du moins peu sûres ; des tribus de Bédouins pillards les parcourent, rançonnent les voyageurs à l'occasion, peuvent, à tout le moins, entraver leur marche, en leur suscitant toutes sortes de difficultés. Aurons-nous la chance de passer inaperçus, ou faudrat-il se mesurer avec des adversaires qui ont pour eux le nombre et la connaissance parfaite des lieux ? Il est vrai que le P. Savignac attend du renfort à Nakhel ; une escorte de soldats doit nous y rejoindre et nous accompagner dans ces parages inhospitaliers.
Néanmoins l'entreprise est hardie ; elle peut nous réserver de désagréables surprises, exigera en tous cas beaucoup d'efforts et ne réussira qu'au prix de fatigues prolongées et d'une endurance obstinée. Courage donc ! le Dieu d'Israël est avec nous.
L'ouady Scheik, où la caravane est engagée, s'incline à l'Ouest, tourne le massif du Djebel Frea, s'enfonce dans les montagnes et, après avoir décrit un arc immense, va rejoindre l'ouady Firan, à la passe d'El Bououeb. C'est une belle vallée, large, sinueuse, aux murailles dentelées ; elle est pleine de soleil et un léger vent apporte les parfums sauvages des buissons, qui émergent du sable. On marche sans peine sur un sol ferme mais inégal, coupé de ravines desséchées. On passe devant le tombeau du « scheik » Çalih, qui a donné son nom à la vallée ; c'est un «ouély» quelconque, petit cube de maçonnerie blanche surmonté d'une coupole. Le santon, dont cet édifice rappelle la mémoire, est un personnage semi-légendaire, prophète et thaumaturge de l'époque antéislamique. Les Bédouins l'ont en grande vénération et l'on raconte qu'ils se livrent, une fois l'an, à de longues et bruyantes réjouissances autour de son cénotaphe.
Insensiblement, les montagnes s'abaissent et perdent de leur majesté. La route est monotone, rien ne fixe particulièrement l'attention. Mon chamelier est un vieux paisible, l'antithèse de Djema ; autant celui-ci était loquace et bruyant, autant l'autre est taciturne ; il ne prononce pas une parole et n'exprime ni étonnement, ni joie, ni chagrin ; d'ordinaire, il incline vers la terre son visage chiffonné où flotte une barbe broussailleuse ; il marche à pas réguliers en tirant sur la laisse du chameau, une bête placide aussi, comme son maître. Rien de moins folâtre que ces
deux créatures. Et puis, nous ne rencontrons pas une âme ; pourtant la végétation n'est pas nulle ; des troupeaux pourraient vivre ici, semble-t-il ; le « retem » est abondant et voici des fourrés de tamaris, même quelques palmiers ; donc il y a de l'eau et, en Orient plus qu'ailleurs, surtout dans le désert, l'eau attire l'homme. Certains exégètes sont allés jusqu'à désigner cette région de l'ouady Scheik comme le lieu de campement des Israélites et certes on n'objectera pas à ce choix la stérilité du sol. Mais aucun être humain n'apparaît sur notre route. Je me demande toujours, où gîtent les Bédouins, qui sont censés habiter ces montagnes.
On aperçoit bien parfois des tombeaux ; on traverse des cimetières, reconnaissables à leurs pierres levées ou disposées encercles ; mais les vivants, les indigènes, les fils du désert, en chair et en os, avec leurs campements de tentes noires, leurs troupeaux, leurs tribus, où sont-ils ?
En attendant de voir des gens, regardons les choses. A mesure qu'on avance, le Serbal grandit, là-bas, à gauche ; il se hausse sur la croupe des roches aiguës, scintille au soleil, et ses pics, violemment colorés de rouge, se découpent en vigueur sur le ciel.
C'est comme un phare, qui nous permet de nous orienter un peu, car il faut reconnaître que le chemin est assez compliqué. Ce n'est plus cette suite régulière d'ouadys qui s'emboîtent et se soudent les uns aux autres, bout à bout, ne formant qu'un long corridor. Maintenant, au contraire, toutes les vallées finissent par s'infléchir à l'Ouest et descendent vers le golfe de Suez ; il faut donc passer de l'une à l'autre par des vals de jonction, courts et resserrés, et franchir des cols plus ou moins élevés et en général assez abrupts. A l'intersection des ouadys, les carrefours offrent l'aspect de petites plaines semées de cailloux noirâtres et brillants, qui s'amoncellent par places comme des tas de scories.
L'une de ces plaines, qu'on atteint en quelques minutes après avoir quitté l'ouady Scheik, se nomme Eroueis el Ebeirig ; elle est assez spacieuse, entourée d'une couronne de monts sauvages, qui ont l'apparence d'immenses blocs de schiste ; au centre, deux tertres jaunes surgissent d'un océan de pierres scintillantes où l'on voit cependant quelques bouquets de « retem », comme de petits îlots. Quelques savants ont proposé l'identification de cette localité avec la station de Qibroth Hattaava « les sépulcres de la convoitise» où Israël fut châtié d'avoir mangé trop de cailles (Nombres" XI, 33). Rien n'est moins certain. ------
L'ouady Berrah, qui succède à cette petite plaine, est encore creusé dans le granit ; mais il est peu profond et isa bordure de montagnes, qui court en lignes parallèles, est sans relief et sans couleur. Peu de gorges transversales, ce qui fait qu'on croit marcher entre de véritables murailles artificielles. Paresseusement, dans une chaleur d'étuve, la caravane remonte la vallée ; la pente est légère et elle aboutit à un col, défendu à droite par une for-
FIG. 39. — DANS L'OUADY SCHEIK
teresse de rochers, qui dresse à plus de mille mètres son sommet pyramidal. Passé le défilé, on tombe dans l'ouady Leboueh, beaucoup plus large, à son embouchure du moins ; mais l'aspect est sensiblement le même ; toutefois le granit a fait place au grès. De gros blocs jonchent le sol, parmi les bouquets de « retem » ; des collines rouges, striées de vert, semblent nous barrer le passage ; c'est au pied de ces remparts farouches que nous dressons nos tentes pour la deuxième fois depuis notre départ du Sinaï. Une nuit sereine, admirable, enveloppe le désert. Des myriades d'étoiles palpitent dans le ciel ; pas de vent ; les seyals sous lesquels
repose le campement restent immobiles, comme argentés par de vagues clartés sidérales ; pas de bruit non plus ; décidément notre équipe de Bédouins est moins tumultueuse que la précédente.
Djema n'est plus là pour nous remplir la tête de ses sempiternelles revendications. Il nous a accompagnés pendant la première étape ; naturellement ses adieux furent compliqués et il est parti, Dieu sait où.
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Ce soir, lundi 26 février, nous serons à la Sarabout el Khadim (la colline du château), célèbre établissement des anciens Pharaons, où nous resterons une journée entière. Il nous tarde d'y arriver, de voir autre chose que ces remparts toujours les mêmes, barrant sans cesse l'horizon, autre chose que ces vallons sans fin dont quelques pauvres inscriptions seulement, quelques « naouâmis » à moitié ruinés, deux ou trois cimetières arabes viennent rompre l'affadissante monotonie. Et puis, réellement nous avons besoin d'un peu de repos ; la fatigue commence de faire sentir ses effets ; le Père franciscain est toujours plus malade et moi-même j'éprouve des tiraillements internes de mauvais augure. La route est malaisée ; les chameaux doivent enjam ber des quartiers de roche et zigzaguer sans cesse dans ces grès amoncelés. La caravane s'est disloquée, forcément ; elle s'éparpille maintenant sur un espace de plusieurs centaines de mètres et semble errer au hasard. Encore des « nakbs » escarpés, qu'il faut franchir, puis on se perd dans un enchevêtrement de vallées dont les noms m'échappent. La dernière de cette longue série s'appelle l'ouady Sououey Nous y parvenons vers cinq heures du soir. Le sol est fait de sable fin, coupé de ravins, et le chemin — pour autant qu'on puiss.e employer ce terme — suit le pied des collines, qui se dressent à l'Ouest, presque perpendiculaires.
Dans cette gorge, où le soleil donne de tout son plein sur les rochers, la chaleur est suffocante. On a la sensation d'une brûlure au visage et aux mains, et un accablement douloureux pèse sur les hommes et les bêtes. Nos chameaux, épuisés, assoiffés, trébuchent dans les crevasses et, traînant leurs pieds mous, soulèvent une poussière chaude qui nous enveloppe comme d'un tourbillon d'étincelles. Dans cette atmosphère lourde, étouffante,
FIG. 40. — DANS L'OUADY LEBOUEH
le ciel est jaune mat, sans transparence ; les grès sont noirs et de loin paraissent être des palissades de fonte. Heureux sommesnous, si nous rencontrons un bouquet de « rim», aux longues ramures serrées, qui donnent un peu d'ombre ; les chameaux se précipitent, entrent au milieu du fourré, la tête relevée, s'y plongent comme dans un bain et hument la fraîcheur à pleines narines, en tirant la langue.
L'étape, enfin ! C'est sur un tertre exigu, entouré de monticules de pierrailles grises, que Jakoub et Mohammed dressent nos tentes. Nous sommes au pied du massif minifère de Sarabout el Khadim, dans une région désolée et il faut, je le confesse, un grand effort d'imagination et des preuves matérielles évidentes pour croire qu'autrefois une population nombreuse a pu habiter ici. Quelle affreuse solitude ! quelle sécheresse ! Rien que des pierres, un horizon fort rétréci et pas le moindre petit nuage au ciel pour donner un peu de mouvement à ce spectacle désolant.
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Pour atteindre les terrasses du Sarabout, on suit un sentier rapide, à peine tracé dans les cailloux et qui prend les roches en écharpe ; il n'offre pas de danger immédiat ; cependant, à mesure qu'on s'élève, le gouffre se creuse à droite et Ion est bientôt suspendu au-dessus de l'abîme ; une glissade malheureuse aurait de graves conséquences. Nos compagnons sont tous partis dès l'aube, sauf le P. franciscain qui reste au campement. Quant à moi, un peu courbaturé et souffrant, j'ai fait la grasse matinée et ce n'est que vers 9 heures du matin que j'essaye à mon tour de me risquer, tout seul, sur la côte périlleuse. Mais j avais trop présumé de mes forces ; au bout d'une demi-heure les difficultés de la montée sont telles que je suis prêt à abandonner la partie.
Toutefois, l'espoir de retrouver les Pères m'aiguillonne et, clopin dopant, j'arrive sur une éminence rocheuse d'où la vue embrasse un vaste périmètre. Le pays est affreusement mutilé ; de profondes crevasses aux coupures déchiquetées, aux contours fantastiques, entaillent la montagne en tous sens, comme si elle avait été secouée et craquelée par un formidable tremblement de terre ; sur les bords de ces failles béantes, au fond desquelles ont roulé des blocs pêle-mêle, les rochers s'avancent parfois en cor-
PLANCHE VI
Bulletin de la Société Neuchâteloise de Géographie. Tome XXIII, 1914.
SARABOUT EL KHADIM.
niches désagrégées, et parfois se redressent en colonnes, en fuseaux si bien détachés de l'ensemble quils paraissent devoir s'écrouler au moindre choc. Des plateaux irréguliers, môntueux, sauvages, jonchés d'amas de pierres, s'étagent entre les abîmes et vont se souder vers l'Ouest, pour former la terrasse centrale, d'où dégringolent les vallées. Tout cela a une coloration brune de terre calcinée, avec des taches rouges, des ombres noires, jetées par plaques régulières, dessinant comme des ouvertures de cavernes, des gueules de cratères et faisant penser à un paysage lunaire. Quelques pics de montagnes sombres ferment 1 horizon à l'Ouest et au Sud, tandis qu'au Nord et à l'Est, c'est le panorama monotone et terrible de la grande plaine de Ramleh, que nous traverserons demain, et du désert de Tih, entouré de sa palissade de calcaire.
Nul ne croirait que ce plateau aride a été autrefois le foyer d'une vie intense et d'une activité considérable. Et pourtant, les preuves en sont là, bien évidentes. Des stèles à inscriptions hiéroglyphiques, dont plusieurs sont encore debout « in situ », à côté d'autres que le temps et les hommes ont renversées et brisées ; des ruines d'édifices où les sculpteurs égyptiens ont gravé des bas-reliefs ; des galeries minières en grand nombre ; des tas de scories cuprifères ; des quantités de menus objets de poterie et de mobilier religieux : tels sont les témoins d une antique civilisation, qui s'est échappée des bords du Nil pour venir s'abriter et se développer ici, à l'ombre des grands rochers.
Longtemps ces monuments restèrent ignorés des Européens ; les voyageurs et les pèlerins ne s'aventuraient pas dans ces parages, que la route ordinaire des caravanes ne touche pas. Ce n'est que vers la fin du XVIIIme siècle que l'explorateur Niebuhr réussit à atteindre Sarabout et en publia une description sommaire. L'éveil était donné dans le monde savant. Plusieurs expéditions s'organisèrent durant le siècle passé, parmi lesquelles je me horne à mentionner celle du Survey anglais ; on a dressé des cartes détaillées, photographié les stèles, relevé la position des mines, reconstitué le plan des édifices disparus, déchiffré les vieux textes égyptiens et le bagage archéologique et épigraphique qu'on a ainsi amassé est des plus considérables et des plus intéressants. Le dernier venu de la série des chercheurs est M.
Flinders Petrie, que nous avons déjà rencontré à Maghâra et
dont les écrits ont complété et, sur plus d'un point, heureusement modifié les conclusions de ses prédécesseurs. 1 Sur 1 ordre des anciens pharaons, des équipes d'ouvriers venaient à Sarabout chercher du cuivre et des turquoises. Les mines de cuivre sont situées un peu plus à l'Ouest dans l'ouady Nasb qui communique avec la plaine de Marklia par le grand ouady Baba (voir p. 39). La présence des scories sur les terrasses supérieures de la montagne indique que c'est là qu'on avait bâti les fourneaux pour la fusion du minerai et tout porte à croire que l'exploitation était menée sur une grande échelle. D'ailleurs, les gisements de métal ne sont point épuisés et pourraient encore livrer d'excellents produits. Quant aux mines de turquoises, elles sont disséminées sur toute la surface du haut plateau et non point groupées en un seul endroit comme à Maghâra ; à part cela, l'aspect des galeries est le même et les procédés d'extraction ont dû être identiques. Les inscriptions, dont quelques-unes fort bien conservées, disent toute l'importance de ces entreprises périlleuses et tout l'intérêt qu'elles suscitaient. Gravées sur les stèles et les colonnes, elles sont, pour la plupart, l'œuvre de fonctionnaires royaux et fournissent de précieux renseignements. Nous y apprenons sous quel pharaon telle ou telle expédition a été entreprise, les noms des directeurs et organisateurs des travaux, avec leurs titres et qualités ; de curieux détails relatifs aux résultat des fouilles, aux dangers courus, aux triomphes remportés sur les tribus indigènes, qui se montraient souvent hostiles. Il y avait des équipes de plus de 400 ouvriers, qui travaillaient sous la surveillance d'une centaine de contre-maîtres, de prospecteurs divers, chargés de découvrir les gisements, distribuer les corvées, évaluer les produits et en assurer le transport en Egypte.
L'un de ces inspecteurs possédait même le sceau royal qui faisait foi dans les contrats. Ordinairement, les mineurs étaient recrutés en Egypte, mais on engageait aussi des indigènes, des Rotenous de la presqu'île et de la Palestine méridionale. L'approche de l'été amenait la cessation des travaux. Les campements étaient levés ; on dressait une stèle commémorative, puis ânes et chameaux transportaient jusqu'à la mer Rouge les richesses péniblement acquises.
Un peu moins âgés que ceux de Maghâra, les établissements
1 Researches in Sinai, pp. 55 et suiv.
F/G. H. -:C:'\E STÈLE DE SARAKOIT EL KHADIM
Cliché Sacignac.
de Sarabout remontent cependant aux temps primitifs des empires égyptiens. Les premières expéditions paraissent avoir été entreprises par Snefrou, le fondateur de la IVme dynastie, dont le nom et 1 emblème sont sculptés sur un monument, à moins qu'ils ne soient dus à un faussaire. 1 Mais l'œuvre fut florissante surtout à l'époque de la 12me dynastie, célèbre par ses nombreuses constructions et son activité artistique ; la plupart des rois qui l'ont illustrée, ont laissé ici des traces non équivoques de leur génie civilisateur, en particulier Amenemhat III, le créateur du Labyrinthe, qui, pendant tout son long règne, n'a cessé d'entretenir à Sarabout des colonies de travailleurs. Après cette époque de prospérité, les chantiers furent abandonnés ; l'Egypte, troublée par des guerres intestines et des invasions étrangères, était tombée en décadence et le souci de sa propre existence ne lui permit plus de jeter ses regards au dehors. Il faut descendre jusqu'à la 17me dynastie (vers 1600) pour renouer les fils de l'histoire des exploitations minières. Une ère nouvelle s'est levée sur l'empire des Pharaons et les caravanes reprennent le chemin du désert. Le trafic acquiert une grande extension et se développe pendant plus d'un siècle sans interruption jusque et y compris la 20me dynastie.
Les monarques les plus illustres des annales égyptiennes, les Thoutmès, les Aménophis, les Ramsès, ont marqué leur passage dans ces déserts ; des reines ont associé leurs noms à Iceux des souverains et ont brigué l honneur de laisser à la postérité leurs images gravées sur les monuments. Mais quand l'empire s'écroula vers 1100 et que la Palestine se fut affranchie du joug égyptien, les relations avec l'Asie cessèrent et, du même coup, les travaux de Sarabout prirent fin. Ce fut, semble-t-il, l'abandon définitif, car aucun indice n'atteste une restauration de ces établissements sous les dernières dynasties.
Evidemment la religion devait avoir sa place dans les préoccupations des colons, qu'on exilait chaque année dans ces solitudes et qu'on obligeait à des corvées onéreuses. En effet, l'œuvre et les ouvriers étaient mis sous l'égide et, en quelque sorte, sous l'inspiration de la « Dame des Turquoises», la déesse Hathor, qui régnait aussi à Maghâra. Mais on lui adressait un culte plus développé, exigeant un rituel compliqué et des cérémonies fastueuses. Elle avait son temple, et les ruines qui en sont restées, accu-
1 R. Weill, Recueil, etc., p. 209.
mulées sur le haut plateau, disent assez quels étaient son importance et son crédit. Sans doute, à l'origine, elle n'avait pour demeure qu'un antre fruste, taillé dans le rocher au point culminant de la colline ; mais bientôt le soin de sa dignité réclama davantage ; les pratiques religieuses se multiplièrent, à mesure que l'exploitation florissait, et les meneurs se mirent à bâtir un sanctuaire. Chaque siècle apporta sa pierre ; chaque dynastie,
Cliché Savignac.
FIG. 42. — VUE GÉNÉRALE DU TEMPLE DE SARABOUT EL KHADIM
chaque pharaon en quête de turquoises, ajouta une cour, un portique, un pylône, un élément de décoration, selon un procédé usité dans la vallée du Nil pour la construction de ces immenses édifices religieux auxquels des générations de princes ont travaillé. Ces apports successifs ont fini par donner un ensemble assez imposant. Au temps de Ramsès II (vers 1250) le Temple de Sarabout offrait l'aspect d'une bâtisse cossue, étroite, peu élevée, mais se développant sur une longueur de plus de 60 mètres et comportant une vingtaine de salles soudées les unes aux autres en enfilade. Ces rajouts ne sont en réalité que des compléments du sanctuaire proprement dit, de la demeure pleine d'om-
bre où trônait la mystérieuse Hathor. Le mobilier des appartements sacrés consistait essentiellement en stèles, pièces taillées en forme de cône, brûle-parfums, bassins à ablutions. Sur les murs ou au sommet des piliers, en guise de chapiteaux, on voyait des représentations de la déesse aux cornes de vache, avec ses bajoues bien rebondies et ses yeux mi-clos. Les fouilles ont amené la découverte d'une grande quantité d'objets de piété, d'ex-voto de tout genre. Pour capter les bonnes grâces de Hathor et pour la remercier des faveurs obtenues, Pharaons et mineurs lui apportaient des offrandes variées : vases d'albâtre, ornés de cartouches royaux et de symboles divers, coupes et bols vernissés, très nombreux, avec une décoration sommaire, mais qui ne manque pas d'élégance ; bracelets et anneaux ouvragés, colliers à grains de couleur, baguettes en terre de poterie, munies de l'œil sacré, que les Egyptiens employaient pour marquer le rythme dans les chants religieux ; quelques sistres ou plutôt fragments de sistres, l'emblème particulier d'Hathor ; des animaux sculptés ou gravés sur plaques, notamment des chats ; beaucoup d'autres objets votifs, dont l'énumération serait fastidieuse. Naturellement toutes ces pièces sont en morceaux et une foule d'autres ont disparu à la suite des pillages continuels que les Bédouins indigènes ont fait subir au Temple ; mais ces débris sont néanmoins hautement instructifs et témoignent de la ferveur des colons, qui, pendant des milliers d'années, adorèrent sur cette montagne.
On peut se demander quelle était la destination de ces nombreuses salles adossées à l'enceinte sacrée ? Une observation intéressante a été faite à ce propos par M. Pétrie. Aux abords de la caverne, le long d'un sentier qui y conduit, on remarque une trentaine d'amas de pierres alignés, dont quelques-uns ont, au centre, une stèle debout ; les textes hiéroglyphiques de ces stèles ont une teneur spécifiquement religieuse et démontrent que le monument est une offrande apportée à la « Dame des Turquoises ». Ces cercles de pierres ne sont donc pas des huttes ordinaires, servant de logements aux mineurs ; ils ont une origine et une destination cultuelles et rhynothèse la plus plausible consiste à voir dans ces édicules des abris rudimentaires où les chercheurs de turquoises venaient dormir pour recevoir en songe des révélations de la déesse, qui indiquait, de cette façon, les meilleurs placers. Cette coutume n'est d'ailleurs pas inconnue
ù l'Orient : la Syrie et la Grèce ancienne la pratiquaient, et l'épisode biblique du songe de Jacob à Béthel (Genèse XXVIII, 10 ss.) est un écho de ces vieux ,rites. Avec le temps, ces constructions sommaires devinrent insuffisantes et tombèrent en désuétude.
On bâtit alors pour les remplacer ces cases en maçonnerie attenant au sanctuaire de Hathor et participant de la sainteté du lieu ; elles ne sont ni des chapelles, ni des magasins sacrés, mais des « dortoirs » d'un genre spécial, de mystérieuses cellules où, croyait-on, des miracles s'opéraient.
Toutefois, bien que l'Egypte ait marqué ce sanctuaire de son estampille indélébile, elle ne l'a pas créé. Selon toute probabilité, il existait avant l'occupation pharaonique. M. Pétrie insiste beaucoup sur ce point et il a maison. Des indices non équivoques tendent à démontrer que Sarabout est un haut-lieu sémitique, fréquenté par les indigènes de la péninsule, à une époque extrêmement lointaine. Ainsi, la présence d'un épais lit de cendres, découvert aux abords de la caverne sainte, révèle la pratique des sacrifices ignés, car on ne saurait admettre qu'elles proviennent des foyers allumés pour la cuisson des aliments et les usages profanes ; la place qu'elles occupent, l'absence d'ossements carbonisés, leur mélange avec des débris de poterie sacrée décèlent leur caractère religieux. Or on sait quel rôle de premier ordre le feu a joué dans les hauts-lieux palestiniens, tandis que le rituel égyptien ne comporte le sacrifice brûlé qu'exceptionnellement, et à la suite d'une influence syrienne. De temps immélnorial, sur le «maqam » de Sarabout, on immolait des animaux ; les graisses set les viscères étaient brûlés et le reste des victimes faisait les frais d'un repas sacré en l'honneur de la divinité. Les Cananéens et les Israélites primitifs n'agissaient pas autrement sur leurs « bamoth ». Ce fait est du reste corroboré par d'autres observations. Les petits autels servant d'encensoirs, les bassins destinés aux ablutions, les cônes monolithes trouvés près de l'antre sacré et si fréquents dans les sanctuaires palestiniens, n'appartiennent pas au mobilier réglementaire des temples égyptiens. De même que les huttes de pierres sèches et les cases bâties où l'on dort pour obtenir des songes révélateurs, ces divers objets du culte trahissent une religion sémitique et indigène à laquelle étaient attachés les Bédouins de la presqu'île plusieurs siècles avant que Snefrou songeât à y envoyer des équipes de mineurs.
Il serait très intéressant de savoir quelle divinité des Sémites régnait en cet endroit. Jusqu'à présent son nom n'a pas été retrouvé. On a pensé à la fameuse Isthar. Mais les preuves d'identification font défaut. Recevrons-nous peut-être un peu de lumière sur ce point des quelques lignes d'écriture tracées sur des sculptures votives et qui, malgré leur graffisme fruste, se rapprochent beaucoup du type phénicien archaïque ? Il faut attendre l'expertise des spécialistes. Quoi qu'il en soit, ce fait demeure : une divinité, probablement féminine et appartenant au panthéon sémitique, était adorée à Sarabout dès une époque très reculée : son rituel consistait essentiellement en sacrifices ignés et en offrandes d'encens ; les pratiquants étaient soumis aux ablutions religieuses, érigeaient des cônes symboliques et recouraient aux songes pour obtenir des miracles. Quand les Egyptiens vinrent occuper l'antique sanctuaire, ils jugèrent opportun de se concilier les faveurs de la divinité locale, en adoptant son culte ; la déesse indigène fut vénérée sous les traits d Hathor et on la logea dans un Temple moins rudimentaire qu'une simple caverne de rocher. Cette persistance d'une ancienne religion, qu'on peut dégager sous l'amas des superfétations étrangères postérieures, est un phénomène intéressant dont l'Orient a, du reste, fourni d'autres exemples encore.
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Le mercredi 28 février, nous quittons Sarabout, par une belle matinée transparente, toute dorée de soleil. Le repos d'hier m'a fait du bien. Je n'ai pu retrouver mes compagnons dispersés sur le haut plateau, et, .revenu au campement, j'ai passé une aprèsmidi de « farniente », tantôt somnolant sur les pierres chaudes, tantôt conversant avec Ibrahim et le regardant nettoyer sa batterie de cuisine. Maintenant toute la caravane est en marche et s'engage dans un défilé peu étroit, entre deux pyramides noirâtres. C'est comme la porte de sortie du district montagneux.
De là, en effet, le paysage change complètement d'aspect ; ce sont des terrasses en plan incliné, soudées les unes aux autres, s'abaissant très insensiblement. Nous tournons le dos aux montagnes et nous pointons droit vers le Nord, à travers la vaste plaine de Ramleh ; elle est longue de 60 kilomètres environ et
large d'une dizaine, à l'endroit où nous sommes. C'est une immense nappe de sable et de fin gravier, qui sépare nettement les régions granitiques et gréseuses du plateau calcaire occupant le centre de la presqu'île. En vain chercherait-on à l'embrasser tout entière du regard ; ses extrémités orientale et occidentale se perdent à l'horizon, noyées dans la lumière blanche du matin, confondues avec le ciel. On dirait une mer desséchée et ce qui fortifie
FIG. 43. — LA PLAINE DE RAMLEH
Icette comparaison c'est que, là-bas, en face de nous se déploient en draperies aux plis ombrés les falaises du désert de Tîh tombant droit sur la plaine. La surface du sol, d'un jaune tendre, est presque unie ; seule une légère dépression s'accuse sur la ligne médiane et forme une sorte de vallée. La végétation y est très pauvre, à peu près nulle en certains endroits. On voit des genêts étiques, mourants de soif, avec leurs branches hérissées en l'air, comme des bras tendus vers le ciel pour demander la pluie. Les Israélites ont-ils passé par ici ? Il le faudrait, si l'on adopte l'itinéraire qui les fait venir d'Egypte au Sinaï par la route du Nord. Certains exégètes, en effet, ont supposé qu'au
lieu de s'engager dans les vallées qui aboutissent à l'ouady Firan, Moïse et ses compatriotes seraient montés par l'ouady Homr et auraient touché la plaine de Ramleh, pour se diriger ensuite vers la montagne sainte par l'ouady Scheik. Elle serait, si l'on veut une indication sérieuse, le désert de Sin, qu'un texte relativement jeune du Pentateuque place entre Elim et le Sinaï. 1 Certes, les murmures qu'Israël y fit entendre s'expliquent aisément ; quitter la plantureuse Egypte pour ce pays sans eau, sans vivres, sans rien, c'était dur, et à cet égard la plaine de Ramleh convient à la situation. Mais, est-il croyable que Moïse sortant des griffes du Pharaon, ait commis l'imprudence de venir s'exposer aux attaques de la garnison égyptienne qui occupait les hauteurs de Sarabout, et se jeter en quelque sorte dans la gueule du loup ?
Jusqu'à midi, la caravane erre dans ces sables mouvants. Nos chameaux marchent paresseusement, sous la chaleur torride qui incendie le désert ; le soleil nous frappe dans le dos et nous brûle la peau, à travers nos vêtements ; l'atmosphère est au calme plat ; aucun souffle d'air rafraîchissant ; mais, au contraire, des flammes de chalumeau qui viennent d'en haut et d'en bas aussi, montant du sol surchauffé. A mesure qu'on avance, la plaine s'élargit. Pourtant, peu à peu, la montagne de Tih dessine mieux ses croupes irrégulières, ses pentes escarpées ; çà et là, des enfoncements, des brisures, des taches blanches de craie, apparaissent derrière l'uniformité de couleur, que la clarté du ciel accentue.
Au milieu des sables, dans une crevasse peu profonde, entre des blocs de calcaire taillés en cubes, nous nous installons pour le « lunch » traditionnel. Littéralement nous étouffons dans ce four à chaux. Force est de nous réfugier, par petits groupes, dans des angles d'ombre, tandis que les chameaux rôtissent au soleil, sans paraître d'ailleurs très incommodés. Ils ruminent d'un air béat et leurs dos pelés reluisent comme des plaques de métal. Ce jour-là, les conserves de Chicago n'ont pas de succès.
Leur fadeur fait penser à l'éternelle manne dont Israël se fatiguait ; on se prend à regretter l'Egypte, ses pots de viande fraîche et ses oignons, et instinctivement les yeux se lèvent vers le ciel pour voir s'il ne passe pas un vol de cailles, à portée de
1 Exode XVI, 13; comp. Nombres XXXIII, 11.
nos fusils. Au lieu de manger, on discute et ce n'est pas toujours l'archéologie et l'histoire qui font les frais de la conversation ; maintenant on a mis sur le tapis la question du divorce ; l'abbé G. soutient la thèse catholique avec une ardeur que ne parviennent pas à tempérer d'excellentes tranches d'ananas offertes par le P. Savignac. La riposte est donnée par le capitaine de K., qui fait une savante dissertation sur les inconvénients des mariages mal assortis. J'opine du casque, en apportant ma modeste contribution à l'étude de ces graves problèmes de morale. Jamais, sans doute, pareille dispute ne troubla le silence imposant de la grande plaine.
Mais trêve aux commérages ! Nous allons maintenant prendre d'assaut la muraille qui nous sépare du plateau de Tih et en faif une sorte de forteresse. L'escalade est assez pénible. On suit d'abord le fond d'une gorge creusée dans du calcaire, puis, à son embouchure, on se trouve tout à coup au pied du rempart presque vertical. La caravane des bagages nous a devancés et a vaillamment franchi l'obstacle. Nous la suivons de près ; mais il nous a fallu quitter nos montures, pour leur éviter une fatigue inutile. Le sentier glissant s'accroche aux flancs du coteau et monte en lignes brisées, par des raidillons qui se succèdent sans répit. D'en bas, le spectacle ne manque pas de pittoresque : tous ces chameaux, aux bariolures invraisemblables, dont les files s'étagent obliquement les unes sur les autres, comme des images en couleurs fixées sur du papier jaune.
Au bout d'une heure environ, on arrive au sommet du col appelé Oumm Rakineh. Ici encore se pose la question de savoir si Israël, dans son voyage de retour du Sinaï, a suivi cette voie et fait cette ascension? Il serait très imprudent de l'affirmer.
Identifier chacune des stations de l'itinéraire biblique est une tâche épineuse. De sérieux commentateurs ont cherché ailleurs les localités situées immédiatement après le Sinaï. ills ont placé Tabeera, Qibroth-Hattaava et Hazeroth, dans la région orientale de la presqu'île, entre le Djebel Moûsa et Akaba. Il en résulterait que Moïse et son peuple ont gagné l'intérieur du pays plutôt par l'Est, en franchissant un des « nakbs » qui percent en cet endroit le Djebel et Tih. Ces conclusions reposent, on le voit, sur l'hypothèse que le Djebel Moûsa est le vrai Sinaï.
Et, du haut du col, dans la lumière éclatante de cette soirée, on les voit de nouveau, les montagnes saintes, au fond de l'ho-
rizon, vers le Sud ; rouges de soleil, elles se dressent à la tête d'un escadron de collines, comme des chefs de file, superbes et glorieuses. Je voudrais les regarder longtemps, puisque c'est la dernière fois qu'elles s'offrent à nos yeux. Mais le désert nous réclame. Il est là devant nous, amas confus de tertres pierreux, arrondis, d'une coloration brun-clair, entre lesquels circulent d'étroits vallons desséchés et mélancoliques. Je m'attendais à contempler un immense plateau, sans reliefs appréciables, se développant jusqu'aux lointains du Negeb ; mais pas du tout : c'est un pays bossu et la vue s'arrête à une courte distance, sur un chaos de mamelons arides et disgracieux.
La fatigue de la montée nous oblige à camper tout près du col, sur une petite éminence dénudée. Un vent frais s'est levé, subitement, au moment où le soleil va disparaître ; il fait frissonner le sable et les menus galets courent sur le sol, avec un bruit de castagnettes. Nos cartes géographiques indiquent une altitude de 850 mètres environ ; à la hâte, saisis par l'air vif, nous allons nous blottir dans nos couchettes, après cette épuisante journée.
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Toute la nuit j'ai grelotté sous mes couvertures ; le froid, de plus en plus vif à mesure que l'aurore approchait, m'a tenu éveillé, si bien que je me suis levé avant jour pour rôder autour des tentes, dans l'espoir que la marche réchaufferait un peu mes membres glacés. On entend le ronflement des Bédouins roulés dans des peaux de mouton, par groupes serrés, masses grises que l'aube naissante caresse d'un vague reflet. L'un d'eux est pris de violents accès de toux, qui déchirent le silence. Dans la pénombre, tout autour du campement, les cous des chameaux, dressés verticalement, font l'effet de colonnes surmontées de chapiteaux. Le ciel est encore tout plein d'étoiles, mais dans les lointains de l'Est, une barre blanche annonce le jour. J'arpente longtemps, à pas précipités, le tertre graveleux et vers 7 heures le coup de cornette du P. Savignac retentit soudain, comme tous les matins, vibrant, joyeux, prolongé ; c'est la diane, l'appel à la lutte ; c'est une voix d'espérance, et, en cet instant, elle prend un accent solennel, comme si elle suppliait le désert, où nous
allons pénétrer, d'être propice aux voyageurs. En toute hâte, le camp est levé ; personne n'ose s'attarder aux soins de propreté, aux copieux lavages, qui d'ordinaire nous occupaient une bonne demi-heure. Tant pis ! il fait décidément trop froid ; l'eau de nos cuvettes se couvre d'une couche de glace ! Ces sautes du thermomètre sont fréquentes dans le désert ; elles sont dues non seulement à l'altitude de certaines régions, mais surtout à l'extraordinaire rayonnement de la chaleur ; pendant les nuits limpides, sans nuages, l'immense plaine nue abandonne le calorique qu'elle a reçu du soleil et le refroidissement descend souvent audessous de 0. Le Bédouin, habitué à ces changements brusques de température, n'en éprouve apparemment aucun malaise ; il n'en est pas ainsi de l'Européen fraîchement débarqué en Orient ; les caprices du climat sont de nature à débiliter son corps, qui n'a pas la résistance et la souplesse voulues. Aussi est-il sage de nous vêtir chaudement avant d'escalader nos chameaux : manteaux, bonnets de laine, foulards, couvertures, gants fourrés, tout est mis à réquisition ; ainsi emmitouflés et ficelés, on nous prendrait pour des explorateurs en route dans les régions polaires.
Deux heures durant, la caravane franchit un chaos maussade de dunes de sable et de graviers, amoncelées en dômes, et la rougeur du soleil levant leur prête l'éclat du cuivre et du laiton polis.
On monte, on descend, on remonte. Pas d'eau, pas de végétation, un sol durci où les pierres semblent incrustées. Rien à voir qu'un ciel de nacre rose, étendu comme un suaire sur cette terre morte. C'est le moment propice aux longues méditations.
Les Pères lisent leur bréviaire et n'ont pas l'air incommodés par l'allure des chameaux, nécessairement désordonnée dans ces chemins inégaux. Le front penché sur le gros livre de prières, ils murmurent les matines et le vent qui soulève et gonfle les « abayé » comme les voiles d'un navire, emporte au loin ces discrètes oraisons.
Vers 10 heures, on aperçoit sur la droite quelques « naouamis » ruinés et peu après on fait halte au bord de la source Abou Metâgeneh. C'est une espèce d'étang long de 10 mètres environ et large de trois, situé au pied d'une petite colline de calcaire ; l'eau sourd presque à fleur de rocher, essaye une timide cascade, puis se répand en nappe ; mais comme elle est retenue par une chaussée de rocs haute d'un bon pied, elle ne peut fertiliser le
sol ; quelques arbrisseaux, poussés entre les cailloux, aux abords du réservoir, s'efforcent de sucer un peu d'humidité ambiante et leur maigreur témoigne contre l'avarice de la source. Mais pour le voyageur, celle-ci est une vraie bénédiction et on comprend sans peine pourquoi les populations primitives de l'Orient attachaient aux sources des idées religieuses, leur offraient un culte, voyaient dans ce précieux liquide surgi on ne sait d'où un don providentiel, l'effet d'un miracle et même la demeure des dieux.
Aussi bien est-ce avec une sorte de vénération que nos Bédouins s'approchent du bassin, y plongent pieds et mains, discrètement, et restent muets à contempler leur visage dans le miroir de l'eau. Ibrahim et ses montures font moins de cérémonie, ils remplissent les tonneaux, vulgairement, sans respect pour les êtres mystérieux qui peuvent hanter la piscine. Quant à nos compagnons, plusieurs se payent le luxe d'un bain, et se livrent à des exercices hydrothérapiques qui, en plein désert, ne manquent pas d'originalité. C'est qu'il faut profiter d'une occasion qui s'offre plutôt rarement au cours d'un voyage dans la péninsule. Depuis notre départ du Couvent, c'est la première fois que nous trouvons un point d'eau de quelque importance ; non pas que les sources fassent absolument défaut ; çà et là, au contraire, à travers les fissures des granits, nous les avons vues suinter, très fraîches et très pures ; mais ce ne sont souvent que des filets d'eau, des gouttelettes que la montagne ne distille qu'à regret, comme en pleurant. D'autre part, jusqu'à Nakhel, nous n'avons pas l'espoir de renouveler notre provision d'eau potable et, pour trouver une source jaillissante et abondante, il faudra franchir le désert jusqu'à Aïn Qedeïs, une étape de huit à dix jours !
Au delà d'Aboii Metâgeneh, c'est encore une confusion de dunes calcaires, qui se ressemblent toutes. Le flair exercé de nos guides n'est pas de trop pour découvrir une piste dans ce tohu-bohu de choses pareilles. Cependant l'horizon se dégage peu à peu ; une dernière colline, éclatante de soleil et derrière laquelle on devine l'espace libre, reste encore à gravir et alors, comme un coun de théâtre, se découvre soudain tout le plateau de Tih, baigné de lumière, incandescent, roulant ses vagues de sable. Dix minutes plus tard, nous y sommes. J'éprouve une sensation profonde de gravité, de majesté sauvage. C'est bien le désert cette fois, le vrai désert, dans le sens étymologique du mot, l'abandon. Qu'il est imposant, à cette heure, et terrible ! Une terre de feu, aux con-
tours imprécis, au sol craquelé de sécheresse, qui s étend à perte de vue et d'où montent des vibrations de chaleur comme au-dessus d'une fournaise. La couleur générale est jaunâtre, mais il y a les rayures blanches des falaises crayeuses, les silhouettes indécises de collines basses, étrangement découpées, flottantes comme des spectres dans l'atmosphère .embrasée. Une large dépression, courant au Nord, marque l'ouady el Arisch ; il est incrusté de
n(.. 44. — LA SOURCE ABOU METÂG-ENEH
taches viridines, qui sont des genêts et des broussailles ; d'autres vallées, peu profondes, indiquées seulement, parcourent l'immense plaine et y tracent des ondulations. Aux arrière-plans, très loin vers le Negeb, dans un poudroiement d'or, s'esquissent des montagnes bleues, diaphanes, allongées sur le sol comme des sphynx. C'est un pays de rêve où rien ne ressemble à ce qu'on a déjà vu, où la nature emploie la lumière, la chaleur, l'atmosphère, les vents, pour métamorphoser les choses matérielles en des êtres fantastiques, aériens, prodigieux ; un pays de mélancolie aussi, car la mort en a fait son empire ; sans doute elle règne aussi ailleurs, dans les régions du Sud, que nous avons
parcourues ; mais là, au sein des profondes vallées, la grande oasis de Fîran, les modestes palmeraies, les traces d habitation et de culture, les débris d'une vieille civilisation attestent encore une lutte contre le néant ; et puis, les montagnes sont si belles, la tradition leur attache de si glorieux souvenirs, qu'on leur prête volontiers une âme, un langage, quelque chose qui les fait vivre. Mais ici, l'illusion n'est plus possible, c'est l'horrible désolation, la main-mise de la mort sur une partie du globe et l'on n'imagine rien qui puisse peupler ces solitudes, secouer cette torpeur, troubler limmobilité farouche et impassible de ces lieux.
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Le Badiet et Tih (désert de l'égarement) forme un vaste triangle, dont la base est une ligne brisée, qui partirait de la pointe Sud de la mer Morte jusqu'à la Méditerranée, près d'El Arisch.
Son sommet, situé à l'extrémité Nord-Est de la plaine de Ramleh, est marqué par un repli, tracé presque à angle droit, des montagnes abruptes qui entourent le plateau comme d'une palissade. De ce point, deux chaînes de falaises se dirigent, lune vers Akaba au fond du golfe Elanitique, l'autre vers l'Egypte.
Cette table est inclinée du côté du littoral méditerranéen et sa plus grande altitude est de 900 mètres environ, dans le voisinage du bord méridional. Le relief en est très peu accidenté ; on ose à peine donner le nom de montagne à ces longues collines, qui émergent de la surface presque plane et qui ne sont que des plissements du sol. En conséquence, les ouadys, d'ailleurs rares dans la partie centrale, sont de très faibles dépressions, des creusures, souvent inappréciables, de la croûte calcaire. Ce relief caractéristique est la résultante d'actions diverses, dont l'effet se poursuit sans cesse et aboutira au nivellement définitif du terrain. Les eaux de pluie, qui tombent parfois en véritables trombes dans les régions désertiques, ont un pouvoir érosif considérable ; les roches stratifiées s'effritent ; les saillies du sol sont peu à peu dégradées ; elles s'affaissent en éboulis de pierres, qui finissent par se disperser et couvrir de grandes étendues. C'est ainsi que dans le plateau de Tih, vous rencontrez de vastes champs de cailloux qui ne constituent point une couche
géologique, mais proviennent d'antiques collines détruites ; ce phénomène est, du reste, facilité par l'absence d'un revêtement végétal, causée par l'irrégularité des pluies et la sécheresse de la surface. Un autre agent de démolition doit être cherché dans ces grandes et subites variations de température, que j'ai déjà notées en passant. La chaleur et le froid, se succédant à peu d'intervalle, déterminent une désagrégation sèche des matériaux.
FIG. 45. - UNE HALTE DANS LE DISERT DE TIH
et, comme les couches extérieures sont sans cesse affectées, tandis que la température intérieure reste constante, 1 équilibre est rompu ; un ébranlement se produit dans la masse, qui s'écroule par la dissociation lente de ses éléments. Les vents jouent aussi un rôle de première importance dans ce travail de dénudation et d'aplatissement, qui s'accomplit dans le désert. Ils y soufflent presque sans interruption, d'un bout de 1 année à l'autre la nuit et le jour, et parfois ce sont des rafales d une extrême violence. Leur puissance se manifeste alors dans le mécanisme que les savants appellent ablation ou déflation éolienne. Passant sur les hautes montagnes du Sud, le vent les entame,
arrache des parcelles de roche cristalline, les emporte au loin et va déposer ce sable dans des régions où l'atmosphère est relativement calme. A son tour, le sable, soulevé par la bourrasque, use les parois rocheuses et collabore ainsi à l'œuvre persistante de l'air en mouvement. Sur les terrains stratifiés, désagrégés déjà par l'érosion pluviale et la chaleur, l'action éolienne est encore plus sensible ; le vent balaye les surfaces effritées, transporte les matériaux à de grandes distances, polit les cailloux sur son passage, se charge d'éléments quartzeux, avec lesquels il ira combler les vallées, couvrir les plaines d'un manteau de sable, ou créer ces dunes festonnées, qui se déplacent, selon les caprices de l'ouragan. Dans la presqu'île on rencontre, il est vrai, peu d'endroits occupés exclusivement par des dunes ; en règle générale, ce sont des déserts de pierres, entrecoupés de plaines sablonneuses plus ou moins étendues. Quoi qu'il en soit, la pluie, la chaleur et le vent sont les principaux agents de dégradation, qui, chacun selon ses procédés, et en unissant leurs efforts, tendent au même résultat : l'arasement du terrain, la création de ces grands plateaux monotones, que le voyageur traverse en hâtant le pas.
Le P. Savignac, en effet, presse la marche. La caravane est descendue dans l'ouady El Arisch, connu sous le nom de « Torrent d'Egypte» par l'Ancien Testament et mentionné aussi dans quelques inscriptions assyriennes. Pour les écrivains de l'époque postérieure d'Israël1 il formait la limite théorique et idéale du territoire juif du côté du Sud. Remarquons que ce « torrent» n'a pas une goutte d'eau ; il est aussi desséché, aussi aride que le reste du désert ; cependant, çà et là, un palmier ou un seyal à demi mort trouent le sol et ont l'air de jalons, plantés de distance en distance, pour marquer le fond de l'ouady et tracer la route aux voyageurs. Sans cela, d'ailleurs, rien n'indique qu'on se trouve dans une vallée ; elle est si large et en même temps si peu profonde que ses berges lointaines demeurent invisibles, élevées de quelques pieds seulement au-dessus du lit. La marche est trop lente à notre gré ; les heures succèdent aux heures, lourdes, obsédantes, sous le soleil de plomb. L'ardente réverbération de la lumière devient douloureuse à la longue et m'oblige à clore les paupières et, livré aux balancements régu-
1 Nombres XXXIV, 5; Josué XV, 4; 1 Rois VIII, 85; Esaïe XXVII, 12, etc.
liers et incessants du chameau, je me sens engourdi par une somnolence fiévreuse. Le mal interne dont j'avais déjà éprouvé les atteintes quelques jours auparavant n'a fait qu'empirer, à mesure que nous nous enfoncions dans cette région inhospitalière, exposés aux dangers d'un climat bizarre. Le Père franciscain pousse des plaintes à émouvoir un rocher ; mais le moyen de calmer ses douleurs, quand notre pharmacie se réduit à quelques remèdes anodins, inefficaces dans les cas sérieux ? La patience est de rigueur, il reste environ 80 kilomètres à franchir jusqu'à Nakhel, où nous espérons nous ravitailler et refaire nos forces. En attendant l'oasis désirée, redoublons d'efforts et de vaillance.
Nous campons dans la vallée. Le désert, peu après le coucher du soleil, prend une teinte violacée, du plus merveilleux effet ; les deux masses sombres du Djebel Maymar et du Djebel Soubian el Battieh se découpent dans le ciel encore zébré de bandes lumineuses, tandis que, vis-à-vis, de l'autre côté de l'ouady, court le ruban des roches blanches du Djebel Eijmeh, semblable à une muraille badigeonnée à la chaux, dont les extrémités se perdent déjà dans la brume. Les souffles tièdes du soir ont ranimé nos esprits et c'est au milieu de grands éclats de rire et de joyeuses plaisanteries que Mohamed le farouche sert le potage aux vermicelles. Après le repas, nos Bédouins fabriquent le pain ; depuis trois ou quatre jours la provision, que nous avions emportée du Couvent de Sainte-Catherine, est épuisée et chaque soir on confectionnera de ces galettes de pâte appelées « khoubs » et qui, dès l'époque la plus reculée, sont à la base de l'alimentation des nomades orientaux. Les Israélites des temps antiques connaissaient déjà cet article de boulangerie 1 et les procédés de fabrication n'ont pas varié depuis des milliers d'années. Ibrahim surveille 1 opé ration, mais l'artiste principal est un Bédouin alerte et maigre, au teint de citron, presque nu, qui paraît avoir acquis une certaine maîtrise dans ce domaine. Il dispose en cercle quelques gros cailloux, allume, au centre, un feu de brindilles, sur lequel est placée une plaque de fer ; pendant qu'elle se chauffe, il prépare dans un grand bassin de tôle une pâte assez ferme, sans levain, additionnée seulement d'un peu de sel ; il en -façonne des boules
1 En hébreu : ollgah (rondelle) et Kikkar lekhcm (disque de pain) ; cf. fîcnêse xviii.
6, Juges VJI1, 5, e c.
qu'il aplatit sur son genou avec le poing, puis les étire, pour leur donner la forme d'un gâteau d'un centimètre d'épaisseur environ. Les délicats remarqueront bien que l'eau employée n'a pas toujours la pureté du cristal et que les fétus de paille et le gravier qu'elle contient sont un assaisonnement inutile ; ils noteront que l'opérateur a des mains moins blanches que la neige et qu'il n'use jamais de cet accessoire indispensable aux civilisés : le mouchoir de poche ; qu'importe, il est si amusant, si naturel ! il accomplit son travail avec tant de sérieux, de diligence et de souplesse qu'on oublie vite la rusticité des formes pour ne songer qu'à la succulente galette, qui grille là, sur le fer, avec des sifflements, et se couvre de boutons dorés. Ce n'est pas de la fine pâtisserie, évidemment, et même, si la cuisson est incomplète — cela arrive quelquefois — la pâte coule, quand on déchire le gâteau, ce qui amène des complications ; mais en somme, c'est très mangeable et dans le désert, à plusieurs centaines de kilomètres de toute terre habitée, il convient de n'être pas trop difficile. En temps ordinaire, les Bédouins simplifient encore les opérations ; comme ils n'ont pas toujours de plaque de métal à leur disposition, ils se contentent d étendre la pâte sur la pierre chaude et la couvrent de cendres. On ne saurait être plus primitif.
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Lundi 3 mars.
Hier, je n'ai pris aucune note de voyage. La contemplation incessante du désert épuise et alourdit l'esprit, qui devient incapable de réflexion. L'impassibilité de ce bleu aride du ciel et de ce jaune intense du sable finit par provoquer une sorte de malaise, qui tue la pensée. On croit entendre s'élever de la steppe brûlante une plainte, toujours la même, qui monte, nage, soupire, donne le frisson. Tout ce que je puis dire, c'est que nous avons suivi l'ouady El Arisch, pendant toute la matinée, nous rapprochant sans cesse des falaises crayeuses de YEijmeh ; vers 2 heures de l'après-midi nous doublions la pointe septentrionale de la 'colline, qui s'avance dans le désert comme un musoir et s'achève brusquement en une paroi verticale.
Aujourd hui, la caravane marche droit sur Nakhel. La plaine est absolument nue, brillante ainsi qu'un miroir métallique, qui
renvoie le soleil et aveugle. Ce matin il gelait. Maintenant — midi — le sol est en feu ; des ondes caloriques courent à la surface. L'air tremble, les choses tremblent et paraissent se déplacer ; la ligne de lhorizon, cercle immense tracé tout autour de nous, flotte, vacille, voilée de vapeurs diffuses. Toute végétation a disparu. Nulle part un point d'ombre, dans cette pleine lumière. En certains endroits, nos chameaux marchent sur un
FIG. 46. — EN ARRIVANT A NAKHEL
lapis de galets noirs, calcinés, polis, qu'on prendrait pour des morceaux de houille. Ailleurs, dans les bas-fonds ensablés, on voit de temps en temps fuir une gerboise, mais si vite qu'elle effleure à peine le sol, traçant des zigzags rapides et nombreux ; et de petits serpents jaunes, effrayés à notre approche, filent comme des flèches et chatoient sous les rayons du soleil. Le chemin est bien marqué ; plusieurs sentiers parallèles se déploient en rubans étroits, piétinés par les caravanes qui, de toute antiquité, ont traversé la presqu île. Les communications entre centres habités, — Tôr, l'oasis de Pharan, les monastères de la montagne — et la Palestine, s'établissaient soit par les rou-
tes d'Akaba et de l'Arabie, soit directement par celles du plateau de Tih. A l'époque byzantine et au moyen âge, les pèlerins les plus fervents organisaient souvent des voyages au Sinaï traditionnel, après la visite des places mémorables de la Terre Sainte ; beaucoup, dans leur hâte d'arriver au but, gagnaient la région d Hébron et de Gaza, et de là s'enfonçaient dans le désert pour atteindre un des « nakbs » du bastion méridional et rejoindre le réseau des chemins de la zone montagneuse.
A 4 heures de l'après-midi, subitement, nous sommes en vue de Nakhel. Très loin, sur le bord du désert, à quelque distance d'une ligne de collines basses et décrépites, on aperçoit une chose grise, vaguement carrée, qui a l'air d'un castel rasé à mi-hauteur, avec des décombres tout autour : c'est Kalaat en Nakhel, la « Forteresse du palmier ». Je m'attendais, je l'avoue, à une tout autre apparition. On avait chanté sur tous les tons les louanges de la capitale. «Nakhel, me disait l'abbé G***, avec conviction, vous verrez, c'est une grande ville.» Et nos Bédouins donc ! Avec quelle émotion ils en parlaient, comme d'un pays de Cocagne, d'une oasis féconde, où l'on trouve tout en abon dance. Et notre imagination de trotter, de trotter. Par association d'idées contraires, elle opposait au désert mort une terre plantureuse. Exaspérée par le spectacle monotone de la sécheresse, elle voyait des sources s'ouvrir, débordantes d'eaux limpides et fraîches, elle se promenait dans des jardins, des bosquets, des hautes palmeraies, elle cueillait des blés mûrs dans les champs, et entendait, ravie, le bêlement des troupeaux de moutons. L'espérance crée parfois de ces chimères.
Nous approchons. Une forteresse carrée, trapue, flanquée de quatre tours d'angle, sur un monticule ; à côté, un peu plus loin, une autre construction massive, du même genre, mais plus petite.
Immédiatement au pied du monticule, un pâté de pauvres masures, très basses, en terre battue, collées les unes aux autres, d'un jaune terne, semblables à des casemates ; d'étroites venelles circulent là-dedans, disloquant la masse comme des fissures.
D'arbres, point ; si, pourtant, une touffe de branches, pendue il la muraille de la forteresse ; aucune culture ; le village est em prisonné dans le désert; où qu'on pose le regard, on ne voit que la même plaine désolée et stérile ; en fait de source, un puits très médiocre, qui est l'âme de ce modeste groupement. Nul bruit
révélateur d'êtres humains ; ces huttes semblent inhabitées ; pas un filet de fumée, un indice quelconque, qui montre qu'on arrive chez des gens. Pas d'animaux non plus, pas même une poule ou un chien, bêtes qu'on rencontre dans le plus misérable hameau de l'Orient. Voilà Nakhel.
Nos tentes sont dressées sur une petite éminence, à proximité de la citadelle. Peu à peu, des enfants sortent de leurs tanières
KICJ. 47. — KALAAT EN NAKHEL
et arrivent, par groupes ; très sommairement vêtus, aux cheveux luisants de graisse, aux frimousses apeurées, ils se tiennent à distance du campement, immobiles, intrigués. D'ailleurs, aucun des habitants adultes du village ne se dérange pour nous voir. Seul, M. Braml,ey, gouverneur général de la Péninsule, vient saluer les voyageurs ; un homme jeune encore, élégant, moustaches blondes, la taille bien prise dans un veston croisé de couleur olivâtre, petit feutre mou sur la tête ; un parfait gentleman du reste, parlant correctement le français et qui nous témoigne dès l'abord la plus chaude sympathie. Gomme la presqu'île appartient à l'Egypte, il représente l'Angleterre ; au fond,
c'est là sa seule mission, car il n'a pas à défendre ici des intérêts commerciaux. La signification de Nakhel est essentiellement politique, à l'heure actuelle ; appuyé par une escouade d'une douzaine de soldats, sous les ordres d'un caporal, le gouverneur est chargé d'affirmer, par sa simple présence, les droits de possession des Egyptiens — lisez des Anglais — sur cette région. C'est un honneur qu'il revendique même au prix d'un isolement qui doit être assez pénible. Il fait pourtant de réels efforts pour rendre sa résidence aussi agréable que possible. Les communications avec l'extérieur sont assurées au moyen de chameaux de course, qui, en quelques heures, ont franchi le désert jusqu'à Suez, d'où ils remportent le courrier ; une correspondance régulière est ainsi obtenue entre la capitale et l'Egypte. M. Bramley s'ingénie aussi à fournir de l'eau potable à ses administrés, qui ne sont pas gâtés sous ce rapport. Il a fait ouvrir des tranchées en plein sable pour atteindre la nappe d'eau souterraine. On sait que le produit des averses désertiques ne s'écoule jamais immédiatement à la mer ; dans les ouadys, les torrents s'arrêtent en chemin et parfois disparaissent avant d'avoir atteint l'embouchure des vallées ; d'autre part, ils ne recueillent pas toute la masse de l'eau tombée ; une bonne partie est absorbée directement par le sable et retenue dans la profondeur des couches poreuses ; il se forme ainsi dans le sous-sol un réservoir d'eau sans issue qu'on ne peut utiliser que par le forage de puits. Instruit de ce phénomène, le gouverneur de Nakhel essaie de capter ces sources sous-jacentes. Dieu veuille qu'il réussisse et qu'un jour il puisse, par ce moyen, faire refleurir le désert. On n'attend pas moins du génie colonisateur des Anglais, qui éclate même dans ces entreprises de second ordre et qui, partout où il a passé, a produit des merveilles. Une merveille, à coup sûr, c'est de pouvoir, dans une retraite aussi éloignée du monde, dans une contrée aussi déshéritée de la nature, offrir aux voyageurs. du Champagne ! C'est ce qui est arrivé positivement. Le soir même, un joyeux repas réunissait dans le donjon du gouverneur les touristes encore valides de l'expédition et le vin généreux coula. Preuve qu'avec un peu d'ingéniosité et de l'argent surtout, on peut embellir l'exil et mêler aux charmes platoniques du désert les douceurs plus tangibles du confort moderne. Les Anglais seuls sont capables de ces tours de force.
Quant aux malades de l'expédition, ils durent se contenter de déguster du mousseux en pensée, d'avaler à sa place un remède
obligeamment offert par notre hôte, une drogue verdâtre, huileuse, exécrable, mais d'un effet, dit-on, aussi merveilleux que le Champagne.
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J'aurais beaucoup désiré voir à Nakhel des pèlerins musulmans en route pour la Mecque ; mais il n'y en avait pas. Ce n'était sans doute pas l'époque du passage des grandes caravanes ; il faut en outre remarquer que les pèlerinages égyptiens prennent actuellement, plus volontiers, la voie de la mer Rouge — plus courte et plus facile. Autrefois, on traversait la péninsule dans toute sa longueur, de Suez à Akaba. Cette route est ancienne ; peut-être la Table de Peutinger la mentionne-t-elle déjà ; en tout cas elle en indique les deux points extrêmes : Clysma (Suez) et Aila (Akaba) mais ne cite pas Nakhel. Quelques-uns des géographes arabes — entre autres Edrisi (XIIme siècle) — la connaissent aussi, sans qu'il soit possible d'identifier chacune des stations au'ils notent. Ils ignorent également Nakhel, si je ne fais erreur. Il faudra descendre jusqu'au milieu du XVIIme siècle 1 pour trouver la mention de cette ville ; dès lors, elle est citée par tous les voyageurs qui ont parcouru cette zone de Tîh, et dont nous possédons les récits. En général, les caravaniers, qui se hasardent encore à suivre la voie de terre, prennent le désert un peu au Nord de Suez, enfilent l'ouady el Hadj, passent à Nakhel, et descendent sur Akaba ; c'est un parcours d'environ 250 kilomètres. De là, on rejoint en quelques heures la grande route qui met en communication la Syrie avec la ville sainte des Musulmans et le long de laquelle a été établi récemment le chemin de fer des pèlerins.
En adoptant cet itinéraire, nous serions à Pétra en 5 ou 6 jours, mais nous ne verrions pas Aïn Qedeïs ; or, quand on prétend marcher sur les traces d'Israël, il importe de ne pas manquer une station où Moïse a fait un séjour si prolongé et si fructueux ; c'est un privilège qui n'est pas donné à tout le monde et notre désir
1 Dans le catalogue des stations entre Le Caire et La Mecque dressé par le pèlerin turc Kalfa, en 1658 cf. Ritter, op. cit., p. 152. La même année, Jean de Thèvenot fait le voyage au Sinaï, rencontre sur sa route un bey de Tunis qui revenait de La Mecque, et lui communique une liste des stations du désert de Tih. Relation d'un voyage fait au Levant, Paris 1664. Cf. Rôhricht : Bibliotheca geographica Palestinae, 1890, p. 265.
de visiter ces régions mystérieuses et réputées impénétrables est si vif, que nous acceptons d'avance les périls du voyage. Seul, le Père franciscain manque d'enthousiasme ; il parle même de retourner à Suez pour s'y faire soigner ; mais il faudrait pour cela organiser une nouvelle caravane, ce qui n'irait pas sans de réelles difficultés. De son côté, le P. Savignac est impatient de recevoir des renforts sur lesquels il compte. Il attend l'arrivée à Nakhel de son collègue de l'école biblique, le P. Jaussin, qui doit amener des Bédouins pour nous guider dans ces terres presque inconnues des Européens. Viendra-t-il ? Aura-t-il pu franchir, sans être arrêté par les indigènes, la longue étape de Jérusalem à Nakhel ?
S'il n'est pas au rendez-vous, adieu nos beaux projets, Pétra et ses splendeurs : nous rentrons en Palestine par Gaza et la Philistie.
Dans la matinée du dimanche 4 mars, le P. Jaussen arrivait avec une escouade d'Arabes, salué par les hourrahs de tous les voyageurs. Grande animation dans le campement et chez nos Bédouins. Le nouveau venu est entouré, complimenté et surtout harcelé de questions : il apporte la correspondance ! Tous les visages s'épanouissent d'une joie enfantine, comme à une distribution de jouets : des lettres de la patrie, de la famille, des amis lointains ; c'est plus qu'il n'en faut pour que nos cœurs vibrent d'émotion. Depuis un mois séparés du monde, nous savourons le bonheur d'apprendre des nouvelles et chacun de se plonger dans la lecture de pages intimes qui nous disent qu'on pense beaucoup à nous là-bas, par delà la grande mer. Un billet d'une de mes anciennes catéchumènes me demande. des cartes postales illustrées ! L'excellent P. Jaussen est joyeux de notre joie ; un large sourire illumine sa figure debonnaire et fait trembler sa grande barbe blonde ; en dépit de son embonpoint, il court de groupe en groupe, alerte, nullement gêné par son habit de moine, donnant des ordres à droite, à gauche, racontant son voyage, ses démarches, ses craintes, ses espoirs. Ce n'est pas sans peine qu'il put réunir un certain nombre de Bédouins fidèles pour conduire la caravane dans les déserts impénétrables du pays d'Edom ; les tribus du centre de la péninsule sont en guerre avec celles de l'Est de l'Araba et ne pouvaient, sans danger, fournir des guides jusqu'à Pétra. D'autres clans du Negeb vivent en mauvaise intelligence avec les Arabes d'Egypte et n'osaient se rendre à Nakhel où l'affaire devait être conclue. D'autres encore —
tels les Azazmeh — jouissent d'une piètre réputation ; ils sont pillards et vindicatifs et il fallait se passer de leurs services. Une difficulté sérieuse provenait aussi du fait qu'à ce moment venait d'éclater le conflit turco-égyptien, dont j'ai déjà parlé, et l'effervescence politique est toujours à redouter chez ces populations remuantes, chatouilleuses, où la guerre est un mal endémique.
Mais le P. Jaussen connaît les Bédouins et les aime ; il parle leur langue admirablement ; il a fait plusieurs séjours dans les déserts, vivant de la vie des nomades, pénétrant dans leur intimité, s'initiant à leurs mœurs, à leur religion et surtout, grâce à une bienveillance inlassable, réussissant à gagner leur confiance.
Armé de patience, rompu aux exercices oratoires des Arabes et secondé par une fine diplomatie, il triompha de tous les obstacles ; en cours de route il recruta, de ci, de là, un petit contingent de Bédouins appartenant à quatre tribus différentes et un troupeau de chameaux vigoureux, capables de fournir de fatigantes étapes.
Tout ce monde de gens et de bêtes est arrivé à Nakhel sain et sauf, prêt à partir pour l'inconnu. Aux abords du campement surgit un grand brouhaha ; les Bédouins discutent avec animation ; de ma tente, où je fais la grasse matinée, je perçois des sons rauques, des exclamations de colère, un tintamarre de paroles gutturales ; il en sera ainsi pendant toute cette journée de dimanche où le P. Jaussen prépare l'expédition, de concert avec M. Bramley, affronte et apaise les exigences des chameliers qui nous ont conduits ici et qui réclament le privilège de nous piloter jusqu'à Gaza, dans l'espoir d'un gain supplémentaire. Ils durent se contenter d'un droit de passage et remettre les voyageurs, qu'ils convoitaient comme une proie, aux mains des nouveaux guides. Mon vieux chamelier, qui ne m'avait pas adressé deux fois la parole depuis le Sinaï, s'est senti pressé de me faire ses adieux ; ils sont touchants et sincères et me remplissent d'émotion ; ce brave homme a eu à mon égard des prévenances délicates et des soins patients ; sous cette rude écorce bat un cœur sensible ^t compatissant ; je regrette cette bonne figure d'hirsute et ces attentions discrètes. Il a bien mérité le « bakchich » qu'il sollicite, en murmurant des bénédictions qui doivent sceller notre amitié réciproque.
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Notre départ de Nakhel, le 5 mars, suscite quelque mouvement dans la population. Les hurlements des Bédouins ont attiré des groupes d hommes et d'enfants. La matinée est splendide ; quelle clarté, quelle transparence dans l'air ! quelle gloire dans le soleil rouge qui monte là-bas sur le désert immense ! Vraiment, ces premières heures du jour, dans ces solitudes éternelles, sont d'une douceur exquise. Je n'ai vu nulle part en Orient de spectacle plus somptueux, plus simple en même temps ; des teintes infiniment harmonieuses, des lignes pures, des tons chauds et francs ; toute la magie d'un coloris sobre et puissant, admirable traduction de la pensée religieuse qui plane sur ces lieux extraordinaires.
Nos cœurs sont tout à la joie et à l'espérance. Au moment où la caravane s'ébranle, les soldats du fort s'alignent au garde-à-vous, l'arme aux pieds, encadrant M. le Gouverneur, qui fait le salut militaire ; sur un tertre, les indigènes, parmi lesquels quelques vieillards solennels, se bornent à regarder, sans rien manifester.
Tout de suite après Nakhel, le désert reprend et il ne nous lâchera pas de sitôt. Une forte dose de patience et de courage nous est nécessaire. Mais la troupe est bien équipée et prête à toute éventualité. Tous nos chameaux sont des bêtes superbes et me paraissent plus résistants, plus agiles, que les précédents. Quelques Bédouins sont armés de carabines et portent à la ceinture la cartouchière garnie. Les guides ont été triés sur le volet, ils connaissent fort bien le pays et ont une prodigieuse mémoire des sites et des noms géographiques ; habitués à être sans cesse sur le qui-vive ils avancent avec une prudence toujours en éveil. Je ne puis pourtant pas dire que mon chamelier ait un air imposant ; c'est un jeune homme de 15 à 20 ans, qui répond au nom de « Mansour » ; tout blond, avec une figure toute blanche, rien en lui qui rappelle un nomade, un être qui vit de soleil et de vents ; n'était son costume sommaire, sa chemisette grise et son « keffiyé», on le prendrait plutôt pour un Germain quelconque ou un Slave émigré de fraîche date dans les pays brûlants ; mais il est vif comme un singe et toujours en mouvement ; à tout bout de chemin, il abandonne son chameau, le laisse folâtrer, gambade lui-même vers ses compagnons, insouciant, débraillé. Il est
borgne, le malheureux, mais de son œil unique, il regarde partout à la fois et quand il rit, ce qui lui arrive tant que le jour dure, sa grimace est effrayante. Du reste, ses compatriotes — pour autant qu'on peut employer ce terme — ne sont pas tous bâtis sur le même type ; ils sont maigres en général, mais la hauteur de la taille et le galbe diffèrent sensiblement d'un individu à l'autre ; il en est de petits, malingres, à face émaciée, comme perdue dans les plis du « keffiyé » ; d'autres ont une mine rondelette, voire bouffie et une bouche lippue. Le plus drôle de la bande, c'est un grand sec, au cou de girafe, qui dépasse ses frères d'un bon pied ; il est tout en longueur celui-là, tête, torse, bras, jambes ; on le croirait passé à la filière, et ce qui ajoute encore à cette minceur, c'est qu'il porte à la grenadière un fusil à canon libre, démesurément long et grêle. Mais en dépit de ces difformités plus ou moins accentuées, tous ces nomades portent beau, ont l'allure dégagée, le regard fin. Ils me paraissent éprouver un saint respect pour le P. Jaussen ; en tout cas, ils lui parlent avec une déférence marquée et subissent docilement l'ascendant de sa parole brève et énergique. En tête de la caravane, monté sur une gracieuse chamelle blanche, interpellant les Bédouins sur la route à suivre, dirigeant la manœuvre comme un chef de troupes, le révérend moine a l'attitude d'un croisé en marche à la conquête de Jérusalem.
La région que nous traversons maintenant n'offre rien d'intéressant. Nous sommes toujours dans l'ouady El Arisch, la seule curiosité géographique de quelque importance. Il s'élargit de plus en plus et devient, en certains endroits, une vraie plaine ; en outre, il m'apparaît plus fertile, si l'on ose parler ici de fertilité ; en tout cas, il est pourvu de buissons plus nombreux et mieux venus que dans sa partie supérieure. Nous côtoyons parfois d'épais fourrés de « retem » et de genêts, aux tiges filiformes ; alors le P. Jaussen suspend la marche de la caravane et permet aux chameaux de flâner dans les bosquets ; ils le font avec un plaisir qui s'exprime par des grognements sonores ; ils se vau trent dans cette fraîcheur et leurs flancs calleux en ressortent tout humides et tout parfumés. L'ouady reçoit une quantité de vallées latérales, qui toutes portent des noms, bien que les cartes publiées jusqu'à présent n'en fassent pas une mention détaillée.
L'onomastique du désert est beaucoup plus complète qu'on ne pourrait le croire. Les Bédouins sont obligés de désigner chaque
accident de terrain par un vocable spécial, tiré de la configuration du sol ou de sa fertilité ou d'autres caractères de ce genre ; ils savent ainsi l'endroit précis où ils ont laissé paître leurs troupeeaux, où tel événement mémorable s'est passé. Ils connaissent leur pays jusque dans ses moindres détails et ces appellations, parfois très anciennes, se transmettent de génération en génération, avec une étonnante sûreté.
Je me garderai bien de transcrire ici tous ces noms propres.
La carte ci-jointe, dressée avec un soin minutieux par les PP.
Jaussen et Savignac, est suffisamment explicite. Je noterai seulement les sites les plus pittoresques.
Ils sont rares, je l'avoue. Pendant quatre jours la caravane se traîne paresseusement à travers des solitudes vraiment effroyables. Seuls, l'aurore et le crépuscule ont ce charme grandiose que tous les voyageurs ont subi. L'air est alors respirable ; il se produit une détente dans l'esprit et dans le corps, et comme la beauté des choses est souvent un reflet de la quiétude intime, tout nous paraît beau et, en réalité, tout est beau. Mais pendant les interminables journées sous le soleil, quand tout brûle autour de soi, que la tête est en feu et que la fièvre circule dans les veines comme un torrent de flammes ; quand les morsures d'une chaleur implacable torturent la chair, alors cette nature nous paraît farouche et cruelle. Un sol noirâtre, entrecoupé de réservoirs de poussière, où vont plonger les chameaux ; des dunes maussades, d'une énervante monotonie, sans relief, sans accident ; de vastes plaines dont on n'aperçoit pas les limites et qui meurent, languissantes, sur les berges de l'ouady ; un spectacle infiniment triste qui n'offre rien à l'imagination et rien au cœur. Si les foules d'Israël ont passé par ici, — et tout porte à le croire — on ne s'étonne plus qu'elles aient été décimées par la faim, la soif et les privations de toutes sortes et que la mort ait emporté toute une génération d'individus. On en arrive à excuser leurs murmures et sans peine on met leurs nombreuses révoltes au bénéfice des circonstances atténuantes.
Ce royaume de l'ennui procure cependant au voyageur un divertissement original : le mirage. Plusieurs fois déjà, j'avais cru remarquer que le paysage changeait d'aspect brusquement, comme les décors d'un théâtre. Dans la lumière aveuglante, les collines se mettaient à trembler, puis paraissaient s'évanouir, pour être aussitôt remplacées par d'autres, dont les formes étran-
PLANCHE VII
Bulletin de la Société Neuchâteloise de Géographie. Tome XXIII, 1914.
ges, les contours ondulants, se refusent à la description. J'attri.buai ces phénomènes à la fatigue cérébrale, qui nous envahissait de jour en jour davantage, et je n'y pensai plus. Mais une aprèsmidi, la vision fut particulièrement intense et m'arracha un cri d'admiration et de surprise. Dans le lointain, devant nous, le terrain prit tout à coup une teinte bleuâtre, très douce, très pure, comme si un immense voile de gaze, aux bords frangés de blanc, se fut posé sur le désert ; et ce voile frissonnait, secoué par d'imperceptibles brises, de sorte que je croyais voir une nappe d'eau et des vagues aux crêtes écumantes. Cela ne dura pas longtemps : la vision s'en alla aussi vite qu'elle était venue, mais l'illusion fut si complète que je dus, pour rentrer dans la réalité, recourir aux explications du P. Savignac, qui avait été souvent témoin de ce phénomène d'optique. Aujourd'hui encore, je bénis cette minute d'hallucination ; en général, on fait au mirage une mauvaise réputation ; ce mot est entendu dans un sens défavorable ; on y attache une idée de déception, de duperie amère et déconcertante, qui apporte le trouble dans l'âme. Rien n'est moins vrai ; le mirage est une tromperie, sans doute, mais combien délicieuse ! il poétise l'horrible solitude, lui donne quelque chose de féérique et de vivant, interrompt un moment la tristesse du pèlerin et jette une note gaie dans l'atonie du désert.
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* *
Le 8 mars, vers 10 heures du matin, nous traversons l'ouady Djerollr. Il nous faut atteindre aujourd hui Ain Qeseimeh. L'étape sera longue. Hier, notre marche a été entravée par la pluie. Un orage, amassé derrière le Djebel Khrim, creva sur la caravane, pendant l'après-midi. Depuis notre départ de Suez, c'est la première fois qu'il pleut sérieusement : ce sera aussi la dernière.
Sous l'averse et le vent, nous dûmes abriter notre campement derrière un pli de terrain. Ce ne fut pas sans peine ; le montage des tentes présentait de grandes difficultés, les toiles s'envolaient avec des claquements sonores ; des torrents d'eau boueuse dévalaient des pentes, arrachaient les pieux, entravaient la manœuvre. Il fallait creuser des fossés autour de nos fragiles demeures <et, malgré cela, nos lits trempaient dans la vase. Mais la tem-
pête fut aussi courte que violente ; une heure après, le soleil avait chassé les nuages et reprenait possession du désert.
L'ouady Djerour est remarquable par son ampleur ; de tous les côtés 1 horizon est découvert ; à l'Ouest on aperçoit la masse bleuâtre du Djebel Helal, accroupi comme un chien gigantesque, à l'échiné inclinée. Certains exégètes ont pris cette montagne pour le vrai Sinaï, mais elle n'a rien de particulièrement imposant ; c'est une simple colline qui ne se distingue que par sa forme un peu bizarre et par son isolement au milieu de la grande plaine. Le massif du Djebel Maqra, qui se dresse à l'Est comme une barrière redoutable, attire davantage les regards. Son arête très déchirée, coupée d'échancrures profondes, ses pentes abruptes, sa couleur sombre qui s'étend sur toute une partie du ciel, le font ressembler à une énorme muraille en ruine. En allant droit sur ces rochers, on pourrait atteindre Ain Qedeïs en une journée ; mais la caravane oblique vers le Nord pour visiter une région célèbre par ses nombreuses sources et qui excite au plus haut point l'intérêt des biblistes. L'ouady Djerour lui-même ramène nos pensées à l'Ancien Testament. Est-ce le « Guérar » de la Genèse, illustré par le séjour d'Abraham et d'Isaac ? La notice Genèse XX, 1, qui place Guérar «entre Qadès et Schur », paraît assez favorable à cette identification ; d'autre part, les indications de Genèse XXVI nous obligent, semble-t-il, à distinguer deux localités du nom de Guérar ; l'une au pays des Philistins, l'autre, la « vallée de Guérar », dont la situation est inconnue. Serait-ce notre ouady Djerour? Peut-être, mais j'admettrais difficilement l'existence d'établissements de longue durée dans cette région. Elle n'a pas d'eau ; nos Bédouins, il est vrai, racon tent qu'il existe des bassins d'eau, à quelque trois kilomètres d'ici, et que la vallée renferme d'anciens puits actuellement bouchés. Ces renseignements sont bien vagues et l'ouady Djerour est et restera une terre de sécheresse et de stérilité.
Maintenant la caravane est comme emprisonnée dans des vallons étroits, bordés de dunes pierreuses, sortes de cuves ovales, qui sont soudées les unes aux autres ; nous avions déjà remarqué une semblable configuration du sol dans la région qui longe le golfe de Suez. Dans ces entonnoirs, il fait une chaleur étouffante, et puis, pas moyen de jouir des beautés du paysage. Mais pourquoi a-t-on l'impression de n'être plus tout à fait dans le désert? Je ne sais quels souffles parfumés nous arrivent du fond
des gorges et vivifient nos poumons. Voici l'ouady Seisab, que nous traversons un peu avant midi ; eh bien ! c'est une petite oasis entourée de rochers ; de grands tamaris, des buissons de fleurs blanches lui font une parure de printemps. Un peu plus loin, nouveau miracle : la vallée, qui s'est élargie tout à coup et qui se déploie en face d'une ligne de hautes collines, est recouverte d'un tapis verdoyant. De l'herbe ! je n'en puis croire mes yeux ; mais c'est bien de l'herbe ; il y a même, çà et là, quelques petites fleurs jaunes, qui ressemblent à des clous fixés dans une tapisserie. Mieux encore ! Nous arrivons bientôt au bord d'un ruisseau, qui roule une eau claire et abondante. Quel délice ! Nous sortons du désert aride et morne ! Nous recommençons de vivre. Nos Bédouins, qui n'ont pas trouvé d'eau depuis Nakhel, bondissent de joie ; ils se précipitent dans le torrent, poussent des cris, remercient et invoquent Allah, dispensateur des pluies. Nous sommes à l'entrée d'une belle et large vallée, abritée des vents par des monticules rocheux, qui la bordent à l'Est et à l'Ouest. C'est l'ouady Moueileh, bien connu des indigènes, à cause de sa richesse en eau. Des vestiges de murailles démontrent qu'autrefois ce pays était habité. Le sol est recouvert d'une couche de terre végétale et il est certain que les céréales y croîtraient à merveille. Le fond du val est très humide ; dans de profondes crevasses, on aperçoit la nappe d'eau souterraine. Les Bédouins ont aussi creusé des puits qui leur servent de réservoirs et que le soleil, même en été, ne parvient pas à vider.
Une halte dans cet endroit est jugée nécessaire, et nous voici installés au bord du ruisseau, à l'ombre d'un grand genêt. Il est 2 heures de l'après-midi, mais on ne le dirait pas, tant la fraîcheur monte de la terre et nous enveloppe. Cette heure de repos, venant après de pénibles journées de luttes contre la chaleur, est un bienfait aussi délicieux qu'inattendu. C'est un de ces moments qu'on n'oublie jamais : on ne pense plus aux fatigues passées ; on est tout à la joie du présent ; les visages s'épanouissent, de gais propos s'entrecroisent ; les Pères ont l'air de gambader dans leur robe de laine ; même le Franciscain a quitté son air farouche et renaît à l'espoir d'avaler bientôt un bol de bière bavaroise. Les Bédouins jacassent pis que jamais ; ils entourent le P. Jaussen et lui expliquent les merveilles du pays. L'ouady Moueileh est pour eux un centre important, une
sorte de quartier général et en même temps de sanctuaire où ils viennent chercher de nouvelles forces pour le corps et l'âme, faire trêve à leur vie aventureuse et épuisante. Ils y ont un « ouély» vénéré, qui semble en être le génie protecteur, et plusieurs cimetières. De très loin, ils apportent ici leurs morts, parce que, disent-ils, les morts se trouvent mieux auprès de l'eau. Ils y viennent visiter de chères tombes, auprès desquelles ils célèbrent un culte en se prosternant, en priant Allah et en jetant des poignées de terre sur leur tête. Ce coin de désert leur est sacré ; il leur parle des mystères de l'au-delà, leur ouvre une échappée vers l'invisible, vers les âmes qui vivent une existence supraterrestre, vague mais heureuse, parce qu'elles ont toujours de l'eau.
On trouve, à quelques minutes de l'endroit où nous sommes, deux grottes assez curieuses que l'explorateur Palmer avait déjà signalées ; elles sont creusées dans les collines, l'une à l'Est, l'autre à l'Ouest de la vallée ; la première n'est qu'un antre peu profond, pratiqué dans un rocher bas et incliné, sans caractère spécial ; deux « naouamis » se dressent à quelque distance, sur la hauteur. La seconde, un peu plus éloignée, est intéressante par le fait que la falaise est gravée de ces marques de tribus appelées ouasem et qui ressemblent si bien à des lettres hébraïques. On y distingue d'autres signes encore qui attestent l'importance de la grotte pour ces indigènes ; une petite source s'échappe du pied des roches. A quelle époque remontent ces cavernes ? Sont-ce des habitations très primitives, servant d'abri à l'homme préhistorique ? Dans leur état actuel, elles ne me paraissent pas être fort anciennes, mais il est difficile, même impossible de leur assigner une date précise. Ne seraient-ce point des sanctuaires de l'époque qui précède la conquête islamique et où les tribus du désert offraient un culte aux divinités des sources ?
Quatre à cinq kilomètres nous séparent encore d'Aïn Qeseimeh ; nous les franchissons sans peine en une heure. La route tourne à l'Est assez brusquement, traverse des terrains mous, défoncés et glissants ; à chaque instant on enjambe des ruisselets, on passe sur des fondrières, on franchit de petites prairies gazonnées, on se perd dans l'épaisseur des buissons ; la caravane semble jouer à cache-cache derrière les fourrés. Quel plaisir que de folâtrer ainsi dans toute cette verdure et de se laisser paresseusement bercer par les chameaux, qui ne mettent aucune hâte dans leur
marche, s'arrêtent au milieu des joncs, broutent une touffe, avalent une gorgée d'eau, respirent bruyamment, repartent pour s'arrêter de nouveau vingt pas plus loin.
Le soir descend ; une large traînée de soleil lèche les mamelons grisâtres du fond de la vallée, à l'Est. Dans cette lumière apparaissent soudain nos tentes, en taches blanches sur la prairie ; elles sont déjà dressées par nos « moukres » auprès de la source d'Aïn Qeseimeh. Dix minutes plus tard, nous y sommes.
C'est le lendemain seulement que le site me révèle toutes ses étranges beautés. La source principale est presque à fleur de sol ; elle jaillit en nappe limpide, fraîche, sans bouillonnement, d'une cavité circulaire large de trois à quatre mètres. Elle exerce sur moi une sorte de fascination ; c'est une chose si curieuse que cette eau claire, abondante, qui sourd des entrailles de la terre, au beau milieu d'une plaine, sans qu'on sache d'où elle peut venir.
La vallée n'est qu'un immense bassin, un vaste réservoir naturel où s'accumulent les eaux de pluie ; il est recouvert d'une couche de sable et de terre ; par places, le liquide crève cette croûte : ce sont les sources. Il y en a plusieurs, en effet, dispersées dans l'ouady et signalées par des points de verdure. Si vous vous élevez de quelques mètres, en gravissant une de ces collines arrondies qui encadrent l'oasis, vous apercevez de longs rubans d'herbe qui sillonnent le désert, se réunissent dans le bas-fond de la vallée et vont se perdre dans le Moueileh. Partout où l'eau sourd et passe, la végétation est fort belle ; d'épais buissons de « rim », des pelouses de graminées vigoureuses, des bouquets de joncs serrés et hauts, de sorte qu'il n'est pas téméraire de dire qu'A m Qeseimeh serait une terre fertile si elle était cultivée avec intelligence. Mais les Bédouins actuels, dans leur répugnance invincible de tout travail manuel, la laissent improductive et ne paraissent pas apprécier des trésors que la nature leur donnerait en échange d'un peu d'activité. Il ne devait pas en être ainsi autrefois ; des établissements fixes avaient été créés dans ces lieux ; dès l'époque la plus reculée, les hommes comprirent les avantages d'un pays où les sources abondent, et vinrent s'y grouper. Aïn Qeseimeh est une importante station de l'âge de la pierre. On y trouve, en grande quantité, des silex éclatés et taillés. En ce moment même, dans la douceur d'un splendide matin, nos compagnons sont partis à la recherche de ces vieux cailloux. Au Nord et au Sud de l'ouady s'élèvent deux mamelons très bas, couleur de
sable, avec des taches blanches ; c'est là que les amateurs d'archéologie préhistorique font une ample moisson de beaux silex ; la colline du Nord surtout en contient une grande masse ; il suffit de gratter le sol de quelques centimètres pour mettre au jour de remarquables spécimens d'instruments primitifs : pointes de flèches, couteaux, grattoirs, poinçons, burins ; les uns sont d'un beau quartz blond transparent ; d'autres ont une coloration brun foncé et ressemblent à des morceaux de chocolat. Ces débris sont vénérables ; dès l'antiquité la plus reculée, des humains ont choisi Aïn Qeseimeh pour résidence ; ils ont bu à la source intarissable, ils ont parcouru la plaine verdoyante, posé leurs regards sur la couronne des montagnes qui l'enveloppe presque complètement : ils ont contemplé le massif du Djebel Moueileh avec ses nombreux pics, dont l'un est une pyramide élancée ; ils ont planté sur cette terre mystérieuse, encore pleine de leur souvenir, les premiers jalons de la civilisation.
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Le soleil est chaud quand nous nous mettons en route pour Aïn Qedeïs, vers 9 heures du matin. Pas un nuage au ciel, mais déjà cette vapeur ardente qui remplit l'atmosphère, enveloppe tout de je ne sais quelle éclatante et monotone lumière. La caravane s'est scindée en deux groupes. La première escouade se dirige vers l'Est et se propose de visiter une autre source fameuse : Aïn Qedeirat, située au Nord-Est de Qeseimeh; cette excursion exige une bonne journée et les voyageurs, après avoir parcouru un long circuit, dans les montagnes, ne toucheront Aïn Qedeïs que ce soir ; l'autre groupe se compose des deux éclopés de l'expédition, le Père franciscain et moi ; nous nous joignons à la caravane des bagages qui se rend directement à Aïn Qedeïs en une seule étape. La colonne des chameaux de charge s'ébranle pe samment, dans un bruit de troupeau de vaches. A peine avonsnous quitté la riante plaine que nous retombons dans des champs de cailloux. Le chemin monte légèrement et la vallée, d'abord large, se resserre de plus en plus. Des ouadys étroits s'ouvrent à droite et à gauche, de distance en distance, trouant la barrière des rochers, et vont se perdre dans les montagnes. Parfois
FIG. 48. AÏN QKSKIMKH Au fond, la pyramide du Djebel Moueileh.
Cliché Savignac.
de petits tells de gravier obstruent le passage et les chameaux, qui marchent avec une lenteur aussi désespérante que majestueuse, s'arrêtent, hésitent, cherchent la route en beuglant et ne s'y engagent qu'aux vociférations des Bédouins. Ibrahim somnole sur sa bête ; assis de travers, les jambes molles, dans un amas d'outrés de cuir et de sacs à provisions, il se laisse balancer en tous sens, plie l'échiné au soleil et rêve. Que faire d'autre? A mesure que les heures s'égrènent, l'air devient plus lourd, dans ce couloir de calcaire, de marnes desséchées, d'éboulis mourants qui en sont tout l'ornement. Alors, on renonce à voir, et on se livre tout entier au bercement tendre du chameau.
Seules, les tortures de la soif me tiennent éveillé. L'implacable chaleur 'de midi provoque un douloureux dessèchement de la gorge. Ibrahim n'a pas d'eau et nous ne rencontrons aucune source. J'ai bien ma bouteille de thé, mais ce liquide, surchauffé, brassé, écumeux, me répugne comme une drogue de pharmacie.
Patientons.
Encore deux heures de marche pénible à travers des monticules enchevêtrés, entre lesquels on aperçoit parfois des traces de pauvres cultures. Nous franchissons une petite plaine, puis la caravane oblique vers le Nord et s'engage de nouveau dans un val étranglé entre des remblais de cailloux ardents comme des braises. Une lumière blanche, éclatante, est répandue sur ces tertres arides, au pied desquels le chemin monte en serpentant. Je tiens la tête de la colonne, pressant le pas de mon chameau à coups de talons dans les flancs. Il me tarde d'arriver, de mettre pied à terre, de me désaltérer ; en vérité, je suffoque dans cet embrasement de volcan.
Deux heures. Nous escaladons une dernière colline rocheuse ; et tout à coup, nous voici en face d'un amphithéâtre de montagnes grisâtres, striées de lignes blanches ; au fond, une grande pelouse d'herbe, étendue comme un tapis ; on entend l'eau jaillir d'une source : c'est Aïn Qedeïs ! L'importance considérable de ce nom et de ce lieu (ne doit pas nous faire illusion ; en réalité, l'oasis est fort modeste ; vous en avez fait le tour en vingt minutes ; le revêtement de gazon sur le gravier est mince : un coup de pinceau vert et c'est tout ; quelques figuiers sauvages, au pied d'un tas de pierres à l'entrée de l'ouady. Le reste n'est que désolation et stérilité. Mais enfin, il y a de l'eau et beaucoup d'eau ; à peine descendus de chameau, nous courons à la source, assoif-
FIG. 49. — NOTRE CAMPEMENT A AÏN QESEIMEH
fés, la bouche ouverte et nous avalons goulûment, coup sur coup, une vingtaine de gobelets du précieux liquide. C'était une grave imprudence dont je ressentis plus tard les funestes effets ; mais, à cette heure d'épuisement, au diable les précautions hygiéniques et les conseils de la Faculté ! Buvons encore ! L'eau est excellente, pas trop froide ; elle s'échappe d'une sorte d'entonnoir irrégulier, large de deux mètres environ à 1 orifice, encombré de blocs de calcaire, dont quelques-uns sont grossièrement taillés ; ce bassin est au niveau même du sol, et creusé à une courte distance d'un rocher où l'on distingue des marques de tribus. Du reste, sur ce petit plateau légèrement incliné, l'eau sourd un peu de toutes parts, pas très abondante c'est vrai, mais suffisante pour fertiliser le désert ; elle se déverse au bas de la pente, où elle forme un ruisselet, qui va se perdre un peu plus loin vers l'Ouest. La description d'Aïn Qedeïs, on le voit, ne se prête pas à de longs développements ; je la résumerai d'un mot : une tache de verdure entourée d'un cercle de terrasses rocheuses ; quand j'aurai mentionné encore un « ouely», situé à l'extrémité de la vallée, et quelques sépultures bédouines, j'aurai dit toutes les curiosités de l'endroit.
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Et pourtant nous sommes ici sur une terre sainte ; Ain Qedeïs (la source sacrée) n'est autre chose que le Qadès-Barnéa de l'Ancien Testament. L'importance capitale de ce site a ,été mise en pleine lumière par les historiens modernes d'Israël, à telles enseignes que le Sinaï lui-même semble devoir être relégué à l'arrièreplan. Aux yeux de plusieurs, Qadès est le principal lieu de rassemblement des bandes israélites après la sortie d'Egypte ; c'est là que le peuple se serait constitué, aurait reçu une religion nouvelle, sous l'influence de Moïse et, devenu une unité puissante, aurait pu songer à la conquête de Canaan. Je ne puis discuter ici la valeur de cette hypothèse. 1 Qu'il me suffise de rappeler que des textes très précis attestent que les Hébreux ont fait un long séjour dans ces régions.2 La tradition y place la mort de Marie, les murmures du peuple, 1 intervention de Moïse qui frappe le
1 Voir plus loin l'Appendice.
2 Deutéronome I, 46 ; NombresXX, 1 b; cf. Juges XI, 16 suiv., Deutéronome II, 14.
rocher pour avoir de l'eau. De Qadès partirent des messagers israélites pour demander au roi d'Edom le libre passage sur son territoire 1 ; c'est dire que le plan d'attaque contre les Cananéens était déjà conçu et dressé, et si Moïse se sentit assez fort pour une entreprise de cette taille, il faut croire qu'il l'avait préparée de longue main. Il semble même, si l'on s'en tient au passage Nombres XXI, 1-3, que des combats d'avant-postes se livrèrent déjà dans les environs de Qadès et qu'Israël remporta quelques succès.
En tout cas, cette station est sans conteste la plus célèbre de toutes celles que mentionnent les annalistes hébreux ; elle fut un centre de ralliement des tribus israélites, un point de concentration de leurs forces militaires, et on peut admettre que sans la résistance des Edomites aux sollicitations pacifiques de Moïse, l'entrée en Palestine se fût certainement faite par le Negeb.2 Chose étrange, les géographes et voyageurs anciens et modernes ont eu mille peines à retrouver cette célèbre localité. Du point de vue topographique, les textes bibliques n'ont pas, il est vrai, toute la clarté désirable ; ils sont susceptibles de plusieurs interprétations, surtout si l'on ne tient pas compte de la diversité des documents primitifs. Les confusions, les erreurs sont faciles, et elles n'ont pas manqué de se produire dès qu'on a voulu essayer des identifications. Les renseignements fournis par la littérature juive postérieure sont vagues. Josèphe pourtant place Qadès à Pétra 3, mais il n'est évidemment guidé par aucune tradition sérieuse et c'est, selon toute probabilité, l'importance considérable de la ville nabatéenne à cette époque qui lui a suggéré ce rapprochement. Eusèbe, dans l'Onomastique, et son traducteur Jérôme, hésitent et emploient des formules peu précises. Ainsi, pour le premier, Qadès Barnéa est « un désert qui s'étend du côté de Pétra, ville d'Arabie 4 », définition que Jérôme cherche à rendre plus nette en déclarant que « Cadès est dans le désert qui.»5, etc. Ailleurs, à propos de la localisation de Guérar, Qadès est mis en rapport avec le pays des Saracènes. D'autres notices éparses dans l'Onomastique n'apportent pas plus de lumière. J'ai l'impression que ni Eusèbe, ni Jérôme ne savaient exactement où se
1 Nombres XX, 14-21.
2 Ce problème est discuté dans l'Appendice.
3 Antiquités IV, 7-1.
1 Kdôrjç BaQvfi, ëpriuoç fi naoazeivovaa TLéxna nÓÀet Trie 'Aoat3(aç.
5 Cades Barne in deserto, quae conjungitur civitati Petrae in Arabia.
trouve la fameuse oasis ; de leur temps, la tradition géographique est déjà éteinte sur ce point ; en tout cas, il n'en reste que de faibles échos.
De là les confusions, les inexactitudes, qui se perpétuent pendant des siècles. Les nombreux itinéraires que le Moyen Age nous a transmis n'ont point d'intentions scientifiques ; les pieux voyageurs se bornaient à visiter les lieux déjà consacrés par une longue vénération et n'enviaient pas l'honneur d'en découvrir de nouveaux ; du reste, Qadès était trop excentrique, trop loin des routes connues, pour tenter la curiosité des pèlerins. Ce n'est guère qu'avec l'invention de l'imprimerie que le goût des études palestiniennes se réveilla. On se mit à dresser des cartes ; on voulait illustrer l'Exode dans les éditions populaires de la Bible.
Mais la perplexité des géographes est manifeste, en ce qui concerne Qadès. Ils s'appliquent à concilier des données contradictoires : les textes bibliques d'une part, oui tendent plutôt à localiser la ville dans la région méridionale de la Palestine, et les indications d'Eusèbe d'autre part, qui ramènent le lecteur vers Pétra. Pour 'vaincre la difficulté, on statue l'existence de deux Qadès, l'une en Edom, l'autre au Sud de la mer Morte, dans le voisinage de la métropole nabatéenne. Aussi bien, loin de s'éclaircir, le problème s'embrouillait.
Des recherches directes, faites sur le terrain, une enquête méthodique sur l'onomastique de la péninsule, étaient nécessaires pour découvrir la vérité et le XIXme siècle, qui ouvre l'ère des voyages scientifiques en Orient, devait apporter la réponse définitive. Evidemment, la lumière ne se fit pas tout d'un coup. La période des tâtonnements, des hypothèses plus ou moins séduisantes, fut assez longue ; les solitudes presque inaccessibles du pays d Edom, les dangers d'une expédition parmi des tribus à demi sauvages, l'idée préconçue que ce district désolé n'intéresse pas la géographie biblique, arrêtèrent plusieurs voyageurs et l'opinion de très célèbres explorateurs comme Burckhardt, de Laborde, devint prépondérante : Qadès doit être cherchée dans l'Araba, cette grande dépression qui fait suite à celle de la mer Morte jusqu'au golfe d'Akaba. L'Américain Robinson 1 désignait même un point précis, Aïn Oueibeh, source importante située dans la partie septentrionale de la plaine.
1 Son premier voyage en Arabie Pétrée date de 1838; cf. Ritter, Erdkundc XIV, pp. 1052 et suiv.
FIC. 50. — AÏN QEDEÏS
Pourtant des voix, d'abord timides, puis de plus en plus impérieuses, osèrent proclamer une autre solution du problème. Déjà en 1807, Seetzen 1 parcourait le Negeb et, traversant le territoire des Azazmeh, atteignait une vallée qu'il nomme Wadi el Kadeis ; il retrouvait ainsi pour la première fois, depuis des milliers d'années, le vieux nom du sanctuaire israélite. Mais cette découverte n'eut point le retentissement qu'elle méritait ; les récits de Seetzen ne furent publiés que longtemps après sa mort et lui-même n'avait d'ailleurs proposé aucun rapprochement entre le site révélé et Qadès Barnéa. Il n'en fut pas de même d'un touriste anglais, le Rév. John Rowlands, qui, en 1842, s'était donné pour tâche de découvrir à nouveau l'introuvable cité. Guidé par un sûr instinct et par une connaissance suffisante des textes bibliques, il fait deux expéditions dans la Palestine méridionale ; dans la première, un « scheik » lui apprend qu'effectivement il existe un endroit du désert appelé « Kadese », mais le temps lui manque pour le visiter ; dans la seconde, il explore minutieusement le pays, sous la conduite de quelques Bédouins Terabin, passe l'oasis du Moueileh et arrive enfin à Aïn Qedeïs, dont il relève la position géographique. Le but est atteint. Rowlands ne juge pas à propos de faire connaître au public le résultat de ses recherches ; il se borne à communiquer sa découverte à son ami C. Williams, chapelain à Jérusalem, qui l'avait accompagné dans son premier voyage. La lettre, débordante de joie et d'enthousiasme, mais aussi remarquable par la précision de son contenu scientifique, ne fut publiée qu'en 1845 ; elle servait d'appendice à l'ouvrage de Williams : The Holy Cily.2 Dès lors, le monde des Palestinologues se divise en deux camps et la lutte fut épique : d'un côté les partisans de Robinson, dont les vastes travaux faisaient autorité en cette matière ; ils se recrutaient surtout parmi les savants anglais et américains ; ils contestaient la compétence de Rowlands, doutaient de l'exactitude de ses observations, objectaient qu'il avait mal compris les Bédouins et que son argumentation ne reposait que sur une confusion de noms propres. L'autre camp réunissait un petit nombre d'érudits et d'exégètes allemands, plus indépendants, mieux familiarisés avec les textes de l'Ancien Testament ; ils surent apprécier toute
1 Reisen durch Syrien, etc. Publié par Kruse en 1854 ; 4 vol.
a The holy City, or historical and topographical Notices of Jerusaleni. London, 1845.
l'importance des conclusions de Rowlands ; mais, n'ayant pas l'autorité des explorateurs qui peuvent appuyer leur jugement sur l'étude directe des lieux, la victoire ne paraissait pas devoir couronner leurs efforts.
De nouvelles expéditions dans la péninsule s'organisèrent ; mais elles n'eurent, en ce qui concerne Qadès, aucun résultat appréciable. Même l'infatigable Palmer, pour qui le pays ne semblait plus avoir de secret, échoua ; son voyage de Nakhel à Hébron le conduisit dans le territoire des Azazmeh, lui permit de visiter une vallée située à la limite méridionale de la région montagneuse et où il rencontra trois « themaïl » (étangs). Il appelle cet endroit Aïn Gadès et se montre disposé à y placer la cité biblique. 1 On peut se demander d'où il a tiré cette appellation, car enfin l'oasis de Palmer n'est pas celle de Rowlands. L'Américain Bartlett, en 18742, n'aboutit pas à de brillants résultats. Il n'a, semble-t-il, rien vu du tout, malgré de patientes investigations ; il doute même de l'existence d'Aïn Qedeirat, attestée pourtant par tous ceux qui ont traversé la région, même sans avoir visité l'endroit précis. L'expédition de l'Anglais Holland, en 1878, fut plus heureuse ; après plusieurs tentatives infructueuses, le courageux explorateur eut la chance d'atteindre la célèbre source, et il en a donné une description intéressante3 ; mais sa découverte passa à peu près inaperçue.
L'affaire en était là et rien ne faisait prévoir une prochaine solution du problème, auand l'Américain H. Clary Trumbull résolut de tenter à son tour l'aventure. Le 26 mars 1881, il est à Nakhel avec deux de ses amis, pour préparer le raid. L'opération est délicate, car les Bédouins Tyaha ne vont pas volontiers chez les Azazmeh. Mais les circonstances favorisent les voyageurs. Le vieux scheik Mouslih est malade ; son frère Suleiman est parti pour une razzia ; ces deux individus, rusés et méfiants, étaient soupçonnés d'avoir joué un rôle plus ou moins louche dans les précédentes expéditions, pour lesquelles leur concours avait été sollicité ; on les accusait d'avoir trompé les voyageurs qui recherchaient Qadès et provoqué l'échec final. Trumbull pouvait se féli-
1 The desert of the Exodus, 1871. Trad. allem. Der Schauplatz der vierzigjàhrigen Wütenwanderunq Israels. Gotha, 1876, pp. 269-272.
* Front Egypt to Palestine. New York, 1879.
Journal of the Transactions of the Victoria Institute. Vol. XIV, p. 11. Quarterly Statements du Palestine Exploration Fund. Avril 1879.
citer de ne pas tomber entre les mains de tels guides. Une autre chance encore lui était réservée. Les autorités turques avaient emprisonné à Jérusalem quelques Tyaha accusés de pillage ; parmi eux se trouvait un jeune homme, Housan, parent du scheik Mouslih ; celui-ci le déclarait innocent et obéissant à un amour tout paternel, il supplie Trumbull d'intercéder en sa faveur et d'obtenir sa liberté, promettant, en cas de réussite, les plus belles récompenses. Rassuré sur ce point, il se mit obligeamment à la disposition des explorateurs. La caravane quitte Nakhel le 28 mars au matin, sous la conduite d'un Bédouin intelligent, qui connaît fort bien la route, pour avoir parcouru souvent le pays des Azazmeh. Je ne puis reproduire ici l'intéressant récit que Trumbull publia de son voyage; i j'en note seulement les points principaux. Jusqu'à l'ouady Djerour tout va bien. La petite troupe est arrivée sans peine aux premiers contreforts des mon- tagnes sauvages où jaillit la source sacrée. Mais là, quand Trumbull interroge les Bédouins sur l'emplacement de Qadès, personne ne sait rien, ni le drogman, ni les deux pauvres soldats qui l'accompagnent, ni surtout Audeh, le guide, sur les lumières duquel on comptait. Pour vaincre cette ignorance suspecte et voulue, le voyageur est obligé de ruser, de jeter un défi aux Arabes, en prétendant connaître le pays mieux qu'eux-mêmes, de les provoquer à jalousie, ce qui ne manque pas de produire l'effet calculé : pressé de questions, mis au pied du mur, Audeh avoue qu'il sait où sont Qeseimeh et Qedeirat et Qadès, mais que jamais il n'oserait y conduire la caravane et l'exposer à la haine des farouches Azazmeh. Cette demi-victoire remportée, Trumbull s'enhardit et paie d'audace. Successivement il convertit à ses projets le drogman, le guide, les scheiks, distribue des « bakchichs », fait mille promesses, calme toutes les craintes et en fin de compte, triomphe de l'entêtement systématique des Arabes. Le 30 mars on se remet en marche vers l'Est, dans la direction de l'oasis désirée, en laissant à gauche le chemin du Moueileh ; dans la matinée, la caravane s'engage dans l'ouady Qedeïs, dont elle suit tous les lacets et s'enfonce dans le désert, anxieuse, redoutant une attaque des indigènes. Les Tyaha surtout ont une véritable frousse.
1 Kadesh-Barnea; its importance and probable site. London, 1884. — Nous avons emprunté à cet ouvrage plusieurs des renseignements sur l'histoire de la découverte de Qadès. Voir aussi : Zeitschriit des deutschen PalâstinaVereins. Vol. VIII, pp. 182 ss.
Par moment, l'explorateur se croit la victime d'une nouvelle supercherie des Arabes et regarde Audeh de travers. Enfin, au commencement de l'après-midi, il arrive à Aïn Qedeïs !
La description qu'il en donne manque un peu de sérénité, 1 il voit les lieux au travers de sa joie, et, derrière ce prisme, Aïn Qedeïs devient un vrai paradis. Il le compare à l'oasis de Fîran, y remarque des figuiers portant des fruits, des fleurs en quantité et de toutes nuances, semées dans les herbes hautes ; c'est trop dire. Le bonheur est une fée ; sous sa baguette, le désert se transforme en jardin et les facultés d'observateur s'enfuient en déroute.
Qui donc oserait reprocher au hardi voyageur son extravagant enthousiasme ? Il a constaté ce fait, dont l'importance n'échappe à personne : tout ce qu'avaient dit Rowlands et Holland quelques années auparavant sur la position de Qadès se trouvait confirmé ; les objections soulevées par Robinson et ses partisans tombaient ; les textes bibliques s'éclairaient d'un jour tout nouveau : Qadès Barnéa était retrouvée et un grave problème d'exégèse et de géographie recevait une solution définitive.
J'ajoute que Trumbull, encouragé par cet éclatant succès, poursuivit sans tarder sa route vers le Nord et découvrit Aïn Qedeirat, qu'aucun voyageur des temps modernes n'avait visité.
Le lendemain, en dépit de grandes fatigues, il atteignit Aïn Qeseimeh, déjà connu et décrit par d'autres savants, mais que plusieurs avaient confondu avec Aïn Qedeïs ; il rectifiait ainsi une erreur assez répandue et son exploration intelligente et minutieuse de toute la région mettait le point final à une discussion qui menaçait de s'éterniser.
J'ignore si Trumbull eut beaucoup d'émules parmi les Européens, qui depuis lors parcoururent la presqu'île sinaïtique. Peu, sans doute, ont eu l'envie et l'audace d'aller se promener dans ces lieux excentriques. Pourtant, l'Ecole des Dominicains de Jérusalem n'a pas reculé devant les difficultés et, en 1896, une caravane biblique, conduite par le Révérend P. Lagrange, visitait les oasis désormais célèbres. 2 L'itinéraire adopté est à peu près celui de Trumbull ; la première partie amène les voyageurs de Nakhel à Aïn Qedeïs; la seconde d'Aïn Qedeïs à Aïn Qeseimeh ; le retour se fait par Gaza. On dut malheureusement re-
1 Op. cit., pp. 372 ss.
2 Revue biblique, 1896. pp. 440 ss.
noncer à voir Aïn Qedeirat, mais l'expédition permit au P. Lagrange de préciser et aussi de rectifier certaines affirmations du savant américain.
Et nous voici, dix ans après, au bord de la même source sacrée, à écouter le murmure des eaux tièdes, qui descendent en cascades dans les pierres. Maintenant que le soleil a tourné et s'approche de l'Occident, l'air est respirable ; une paix vraiment divine repose sur l'oasis et, couché devant ma tente, en face des roches nues qui prennent des tons de cuivre, je tombe dans un demi-sommeil et une longue rêverie. Par quel attrait mystérieux Moïse avait-il choisi cette retraite impénétrable ?
*
* *
La nuit va tomber, quand nos compagnons rentrent d'Aïn Qedeirat. Ils nous disent les merveilles de ce que les Arabes appellent « la vraie source». La vallée qu'elle arrose est très fertile ; le sol est en grande partie cultivé et les voyageurs ont passé par des champs d'orge et de froment ; des « naouamis » rappellent une antique civilisation ; des travaux d'art, murs, bassins, canaux, réservoirs, qui remontent peut-être à l'époque byzantine, marquent l'importance de l'oasis dans les temps anciens. « Depuis le réservoir, écrit le P. Jaussen,1 jusqu'à l'extrémité de la gorge, le fond de cet ouady forme un délicieux panorama de fraîcheur et de verdure. Une eau abondante et limpide coule doucement à travers le terrain fertile. Un mur, dont on distingue parfaitement le tracé sur le flanc des montagnes, faisait de cette oasis un véritable jardin fermé au milieu duquel se trouvait une forteresse. La source jaillissant au pied de la roche avait été captée, comme l'attestent les restes de constructions anciennes. C'est la source connue sous le nom d'Aïn el Qedeirat, ainsi nommée, affirment nos Tyaha, parce qu'elle appartient à la tribu de Qedeirat.
Mais sa dénomination spécifique est Aïn el Mufdjer. »
Et maintenant, une question se pose très nettement à mon esprit, tandis que, sous un ciel crépusculaire, tout marbré de violet, j'arpente le tapis de gazon étendu au pied des rochers.
Est-il bien certain que les Israélites, dans le désert, aient été
i Revue biblique, 1906, pp. 450-451.
de purs nomades, comme on est coutumier de le dire ? Du pays de Gosen, ils arrivent à Qadès où ils se fixent pendant quelques années. Ce n'était, sans doute, qu'une étape dans leur migration vers la Terre de Canaan, mais cette étape fut un véritable établissement, du moins tout porte à le croire. La contrée était riche ; les trois sources formaient un point d'eau exceptionnellement favorable à un séjour permanent ; on pouvait se livrer aux travaux agricoles, élever du bétail, créer toute une colonie capable de se développer et de constituer une unité sociale relativement homogène. Sans doute, aucun renseignement précis ne nous est parvenu de cette époque lointaine ; les traditions posté rieures n'ont qu'une valeur très relative et elles semblent du reste se donner le mot pour laisser dans l'ombre les événements de Qadès ; mais il n'est pas téméraire de supposer que Moïse donnât à son peuple les premiers éléments d'une organisation politique et religieuse, qu'il réglât certains costumes, qu'il fixât les points de droit qu'il était indispensable d'établir si l'on voulait vivre en communauté ; une société d'hommes, si rudimentaire qu'en soit la culture, ne saurait subsister sans l'obéissance à un minimum de règles simples qui déterminent les rapports entre les individus et fondent la morale collective. Si le recueil législatif qu'on est convenu d'appeler le « Code de l'alliance » 1 date, dans sa forme actuelle, d'une époque plus basse que celle dont nous parlons, il ne me paraît pas douteux qu'il renferme des éléments plus anciens et que telle ou telle de ses dispositions trouvait une application pratique dans la vie chez les Israélites séjournant à Qadès. Les coutumes sont tenaces chez les Orientaux et leur codification par l'écriture laisse intact le problème de leur origine première.
1 Exode XX, 23, - XXIII, 33.
CHAPITRE V
D'Aïn Qedeïs à Pétra
En route pour Pétra ! Un jour gris, un ciel triste, barbouillé d'ocre et traversé de bandes de vapeurs, qui ne semblent être ni des nuages, ni du brouillard, mais des traînées de poussière soulevées par je ne sais quelle rafale. La caravane marche vers le Sud-Ouest, d'abord au travers d'énormes taupinières de cailloux, puis au fond même de l'ouady Qedeïs, qui s'évase en une petite plaine et laisse voir les taches vertes de quelques champs d'orge. Il n'existe, à vrai dire, aucun chemin en cet endroit ; un sentier monte dans les collines stériles et sombres, qui bornent l'horizon à notre gauche ; nous pourrions, à la rigueur, l'utiliser ; il nous conduirait directement au Sud et nous permettrait de trouver en peu d'heures la grande route des caravanes qui relie Gaza à Akaba. Mais ce sentier est, dit-on, impraticable pour les bêtes de somme. Il nous faut donc tourner le massif rocheux que dominent le Djebel Merayfig et le Djebel Eneigeh, errer un peu au hasard, me semble-t-il, dans un district frappé de mort, épuisé de sécheresse. Des gorges descendent des hauteurs, s'élargissent en vallées ; ce sont les ouadys que nous avons traversés la semaine dernière, en venant de Nakhel ; nous les retrouvons ici, plus encaissés, mieux découpés, à peu de distance de leur point d'origine, presque parallèles et courant vers la dépression d'El Arisch. Les entre-deux sont remplis par des plateaux bosselés, des collines pâles d'un calcaire effrité ; la lumière du plein jour le blanchit encore et, à distance, lui donne l'aspect du marbre.
Dans ces régions si peu connues, le P. Jaussen juge prudent de voyager de conserve avec la caravane des bagages. De quoi demain sera-t-il fait? Qui sait si quelque clan d'Azazmeh, en embuscade dans les flancs escarpés du Djebel Merayfig, n'attend pas une occasion favorable pour s'approvisionner gratuitement et à nos frais ? Les razzias ne sont pas rares par ici et le P. Jaussen nous raconte que quelques jours auparavant un campement de Bédouins fixé dans l'ouady Seisab fut dépouillé de tous ses troupeaux. Donc, tenons-nous sur nos gardes ; ouvrons l'œil et le bon. Je dois dire que nos soldats ont l'air de prendre leur rôle au sérieux. On les voit voltiger de droite et de gauche, se tapir derrière des replis du sol et, tandis que nous passons, ils restent à faire le guet, pour rallier aussitôt après le gros de la troupe et recommencer plus loin leurs exercices d'éclaireurs. Ce beau zèle efface de mon cœur toute trace d'inquiétude ; c'est si pittoresque ces guerriers demi-nus, n'ayant pour vêtements qu'une chemise et une cartouchière, rampant sur le sable comme des tigres en chasse et revenant bredouille invariablement. L'un d'eux surtout m'amuse beaucoup, un grand de six pieds au moins, d'une maigreur invraisemblable, tout en jambes et en bras, avec une tête effilée, terminée par une calotte noire adhérente au crâne. Celui-là ne court pas dans tous les sens comme les autres ; il tient toujours la tête de la caravane, semblable à un jalon ambulant, et sa silhouette démesurée est un point de direction où convergent tous les regards. A lui seul, il est toute l'avant-garde ; malheur aux pillards ! Il aura vite fait de les balayer à grands coups de sa carabine, aussi longue que lui, qu'il serre contre le flanc.
Dans la matinée de ce samedi 10 mars, nous traversons un campement de Bédouins. Enfin ! soupirai-je, voilà donc des indigènes, de vrais fils du désert, en pleine nature, sans tricherie, ni conventions d'aucune sorte. C'est, en réalité, la première fois que la presqu'île nous offre ce spectacle divertissant. Quatre ou cinq tentes soudées ensemble, ouvertes d'un seul côté, comme une rangée d'alvéoles ; trois lignes d'épieux, maintenus par des cordes ; ceux du centre sont d'une hauteur à peu près double ; une grande toile noire, grossière, fripée et graisseuse recouvre ce mince échafaudage. Il y a, je pense, une douzaine de personnes là-dedans ; l'intérieur est si sombre qu'on n'y distingue rien, seulement quelques apparitions fugitives ;
mais on entend le bruit sourd et comme lointain d'une conversation animée. Aux abords du campement, un groupe de Bédouins assis sur le gravier, les genoux au menton, bavardent ; quelques chèvres et un âne, vieux et râpé, flairent le désert aride et voudraient bien « casser une croûte » ; mais pas plus d'herbe que de poil sur un œuf, et les pauvres bestioles roulent des yeux ronds, étonnés et tristes.
Du reste, aucune curiosité à signaler. Pendant toute la journée nous avons suivi la route qui mène à Akaba ; elle est très capricieuse, coupe droit les vallées, monte et descend, se modèle sur le relief très accidenté du terrain. Presque toujours l'horizon est resserré ; la chaîne de collines au Nord-Est est peu découpée ; c'est plutôt une ligne de festons, d'un dessin monotone. La plaine du Sud ne se découvre nulle part, cachée qu'elle est par de nombreux promontoires arrondis et stériles. Nous rampons dans l'ouady Mezeira.
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* *
Aujourd'hui, 11 mars, nous marchons résolument vers l'Est, à travers un pays de cailloux brûlés, de ravins profonds, de gorges étroites où s'accumule la chaleur solaire. C'est bien l'Arabie Pétrée, le désert de pierres qui n'offre aux voyageurs qu'un intérêt de curiosité et d'où l'on a hâte de sortir. A notre droite, à quelques kilomètres au loin, un monticule blanchâtre attire le regard ; ce serait, me dit-on, la ruine romaine de Lussan, dans l'ouady du même nom ; comme elle est en dehors de notre route, nous ne la visitons pas ; du reste, elle ne doit avoir que fort peu d'importance, car nos Bédouins l'ignorent complètement. 1 Passé l'ouady, après avoir aperçu, dans la direction du Sud, le dôme gracieux du Djebel Ereif, nous pénétrons dans un défilé sauvage, inhospitalier, vrai repaire de brigands ; mais bientôt il débouche dans une vallée plus large, l'ouady May in qu'il nous faut maintenant remonter jusqu'à son origine, et, à
1 Une station du nom de Lysa est indiquée dans la Table de Peutinger ; elle est sur la route qui relie Aïla à Jérusalem. Ptolémée (V, 17) la connaît aussi.
Elle est, du reste, citée à côté de plusieurs autres localités du désert, ce qui tendrait à démontrer qu'à l'époque romaine toute la région était bien connue et assez peuplée.
mesure que nous avançons, des traces de culture réapparaissent un peu partout ; ici, ce sont des murs bas, à peine ébauchés, qui divisent le sol en champs plus ou moins réguliers ; là, vous rencontrez des troupeaux de chèvres et de moutons, peu nombreux, sans berger, mais qui annoncent l'existence d'un point d'eau ; plus loin, la caravane passe près d'une tente de Bédouins, toute solitaire au milieu d'une clairière inclinée : les cris d'un nourrisson s'en échappent. A quelle tribu appartient cette pauvre famille ? D'où vient-elle ? La sécheresse l'a sans doute chassée du désert et elle est venue se réfugier ici en quête d'un peu de nourriture. Précisément, nous rencontrons une troupe de Bédouins, en route pour la montagne ; ce sont, au dire de nos gui des, des Heiouat, qui habitent les districts orientaux du plateau de Tih et s'en vont dans les ouadys du Maqra chercher des pâturages pour leurs troupeaux ; c'est là une des principales occu pations du nomade ; en été, tout le désert est brûlé ; seules les hautes vallées conservent un peu d'humidité et de verdure et c'est souvent au bout de longs voyages que le bétail trouvera une végétation suffisante.
A midi, halte au Bir Mayin, un petit plateau, entouré de collines, bien clos de tous côtés et dans lequel ont été creusés arti ficiellement plusieurs puits, s'ouvrant à quelques mètres les uns des autres. Ce sont de simples cavités, pratiquées dans le gravier, sans maçonnerie ni accessoires d'aucune sorte, mais profondes de plusieurs mètres et à demi remplies d'eau douce excellente. Il semble probable que le sous-sol est formé d'une de ces nappes d'eau qu'on constate parfois dans le désert ; il suffirait de quelques coups de pioche pour que le liquide bienfaisant jaillisse à la surface. Aussi bien Bir Alayin, sans avoir l'importance d'Aïn Qedeïs, est un lieu de rendez-vous des Bédouins de la région ; ils viennent ici pendant l'été cultiver le blé, abreuver leurs chameaux et jouir d'un peu de fraîcheur et de confort.
Pour le moment, nous nous croyons, comme eux, en villégiature dans cette oasis ; nos bêtes se désaltèrent longuement, nos « moukres » remplissent les outres, nos Bédouins se livrent aux joies de la paresse, accroupis au bord des puits ; nous-mêmes, étendus sur nos couvertures, après un pique-nique frugal, nous nous laissons bercer par de vagues rêveries, dans un demi-sommeil reposant ; seul, le P. Jaussen est en mouvement, comme toujours ; il court d'un puits à l'autre et prend des mesures.
A Bir May in, sommes-nous, comme on l'a supposé, 1 au puits où dut s'enfuir la malheureuse Agar, chassée par Sara,! et où elle fit boire son enfant mourant de soif ? 2 La Genèse l'appelle le puits de Lakhaï Roï (XVI, 14), et nous apprend que l'endroit fut habité un certain temps par Isaac (XXIV, 62, XXV, 11).
Comme toujours, les textes ne fournissent pas des explications géographiques d'une lumineuse clarté, non que les auteurs bibliques aient péché par ignorance, mais nous manquons de points de repère. Dans la tradition jahviste, le puits est situé sur le « chemin de Schur », « entre Qadès et Bared » (Genèse XVI, 7, 14). Le premier de ces renseignements, à supposer qu'il appartienne au texte primitif, 3 est vague ; sans doute, « Schur » représente très probablement la région frontière de l'Egypte du côté de l'Est ; mais, de Canaan à cet endroit, les chemins ne manquent pas. L'autre donnée, « entre Qadès et Bared », est plus pré- cise, mais il faudrait savoir où situer « Bared ». Eusèbe et Jérôme prétendent que, de leur temps, on montrait encore le puits d'Agar, mais ils négligent de nous dire exactement en quel lieu. Ontils pensé à notre « Bared » lorsque, dans une nomenclature de puits, ils notent une localité du nom de Berdan, qualifiée de « puits du jugement », et qui serait située dans la région de Guérar? L'hypothèse a paru séduisante à certains exégètes,4 mais elle ne nous semble pas acceptable. Eusèbe distingue nettement les deux sources, puisqu'il les mentionne à des endroits différents et l'on ne peut, sans autre preuve, l'accuser de s'être si gravement mépris sur le sens de ces noms. En citant Berdan, il a en vue, selon toute apparence, le récit de Genèse XXVI, 18, où il est question d'une querelle entre les bergers de Guérar et ceux d'Isaac à propos de la possession d'un puits.
La version élohiste du même épisode (Genèse XXI, 8-21) ne nous tire pas d'embarras ; la scène se passe dans le « désert de Beerscheba », notion géographique trop flottante pour permettre une conclusion définitive. Remarquons cependant que tôt après (v. 20 s.) l'écrivain sacré nous apprend que l'enfant d'Agar habite le désert de Paran, ce qui nous ramène de beaucoup au Sud de
1 Revue bibliaue. IflOfi. nn. 595 et, suiv.
2 Genèse XVI (tradition iahviste) ; Genèse XXI, 8-21 (tradition élohiste).
3 Cf. Gunkel, Genesis. 1901, P. 170.
4 Wellhausen, Der Text der Bûcher Sam., p. 213, note. Von Gall. Altisraelitische Kùltstàtten, p. 43.
Beerscheba, car il me semble acquis que le désert de Paran correspond à peu près au désert de Tih. Mais tout cela est vague et ne fixe pas la situation de Bared qui, du reste, n'apparaît pas dans le texte.
Serons-nous plus heureux en consultant l'onomastique de cette partie de la presqu'île ? Effectivement, à quelques kilomètres du puits où nous sommes, s'élève à l'Est du Djebel Samaoueh une petite montagne que les Arabes appellent Oumm el Bared et, comme ce nom rappelle le terme biblique, on est tenté d'identifier les deux localités. En ligne droite Bir May in est à égale distance de ce point et d'Aïn Qedeïs, en conformité avec Genèse XVI, 14 ; ce serait donc le puits d'Agar. On objectera à cette hypothèse que la signification géographique d'Oumm el Bared est bien minime, alors que l'auteur sacré parle de Bared comme d'une localité connue qui devait jouir d'un certain prestige, puisqu'elle est prise comme point de repère. La discussion du problème reste ouverte et il sera sans doute toujours difficile de trouver une solution satisfaisante en tout point. J'incline à croire que toute la légende d'Agar-Ismaël est originaire du désert de Paran ; elle doit être fort ancienne et l'imagination des conteurs hébreux s'en est emparée pour marquer les rapports ethnographiques qui unissaient Israël et les Bédouins de la presqu'île.
De Bir-Mayin, le chemin descend dans des gorges étranglées et sauvages. De nouveau l'horizon est fermé ; pendant plusieurs heures, la caravane se traîne mollement, sans enthousiasme, entre des remparts de rocailles en décomposition. Vers la fin de l'aprèsmidi seulement, on quitte les bas-fonds des ouadys et par un sentier tortueux où les chameaux de charge s'époumonnent, on atteint une éminence en forme de dôme et tout à coup le désert entier se découvre en un superbe panorama. L'immense plaine de Tih est devant nous, blanche et silencieuse, brûlée du soleil.
La lumière arrive de l'Ouest, frappe de biais les rives des vallées, les monticules dispersés dans la vaste étendue et y allume des feux éblouissants, dont l'éclat est rendu plus vif encore par la juxtaposition des ombres. Aussi loin que l'œil peut voir, c'est un scintillement grandiose, une illumination fantastique qui laisse une impression ineffaçable. Toute la caravane reste muette en contemplant ce spectacle extraordinaire. Là-bas, dans la rougeur de l'Occident, le Djebel Helal trace une bordure violette,
qui semble être l'extrême limite du désert, et sur notre gauche, au delà de la crevasse profonde de l'ouady Khereizeh, l'énorme masse du Djebel Maqra, sculptée dans le grès, avec son premier contrefort, le Djebel Samaoueh, dressé comme une estrade allongée, derrière laquelle s'étagent des gradins, des bancs de rochers, des pics aigus, confusément. Mais le plus beau décor de la scène, c'est, au loin, vers l'Est, le ruban bleu des montagnes de Pétra. Pour la première fois, nous l'apercevons, le magique pays des Nabatéens ; il se révèle ici comme une chaîne d'Alpes peu découpée, ondulée seulement, mais toute pareille à un front de glaciers, d'une radieuse symphonie de couleurs ; sur un fond bleuâtre s'enlèvent des taches roses, et on croirait que le désert a mis un diadème de pierres fines ; cela étincelle et chatoie au bord de l'horizon, dans un tremblotement de lumière vive. Troublante vision qui me rappelle celle du Sinaï et qui me fait vite oublier les déceptions, les fatigues, les énervements de la longue traversée du Tih. Elle nous accompagne pendant plus d'une heure, tandis que le soleil s'incline et qu'à l'éblouissement du jour succèdent les douceurs du couchant. Je le répète encore, parce que, dans cette minute même, je l'éprouve plus fortement que jamais : ces approches du soir, dans la tranquillité religieuse du désert, ont je ne sais quoi d'enveloppant, de voluptueux, qui saisit l'esprit et le corps et vous transporte hors de la réalité. Est-ce l'étendue sans bornes ? Est-ce l'immobilité fixe et éternelle des choses ? Est-ce la lumière apaisante qui s'épand et traîne partout son voile diapré ? Est-ce la solitude, qui nous rapproche de Dieu ? Je l'ignore, mais je note ici une impression qui n'a rien d'imaginaire.
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* *
Il nous a fallu deux jours pour atteindre l'Araba, la grande plaine qui sépare la mer Morte du golfe d'Akaba. La première étape nous a conduits jusqu'à l'entrée de l'ouady Djerafeh, vaste sillon qui court au Nord-Est, coupant le désert d'une ligne franche. Cette gorge profonde reçoit toutes les eaux qui descendent du massif du Maqra et les déverse dans l'Araba. Le 13 mars, à 9 heures du matin, nous étions dans l'ouady Kerayeh, en face d'un promontoire gris appelé par les Bédouins Oumm Hallouf,
« la mère du sanglier». C'est en cet endroit que passe la ligne de partage des eaux de la péninsule. On ne s'en aperçoit guère du reste ; toute cette région est extraordinairement désolée. Allah, disent les Bédouins, a maudit cette terre, parce qu'un jour le diable y a laissé son fils mourir. Un de nos guides raconte au P. Jaussen que le choléra avait menacé les indigènes quelques années auparavant, mais qu'il n'a pas osé pénétrer dans le Tih, tellement on y souffre de la soif. Il est de fait que la sécheresse sévit ici cruellement. Depuis trois ans, au dire des Arabes, le ciel n'a pas donné de pluie, sauf quelques ondées passagères et inutiles. Cependant nos chameliers cherchent toujours de l'eau ; ils inspectent les ouadys, scrutent le sable, visitent les « ghadirs » : tout est à sec. Je transcris de mon carnet de voyage cette note qui me dispense d'autres commentaires : « Midi, chaleur suffocante, soif terrible, pas d'eau ; interminable désert, mon Bédouin chante » ; et il chantait, en effet, l'héroïque Mansour, dans un tourbillon de poussière brûlante soulevée par la caravane. C'était un étrange solo, monotone et traînant, une complainte infiniment triste ; chaque lambeau de phrase était repris en chœur par d'autres Bédouins et la mélopée s'achevait dans un éclat de voix très guttural, profond, une sorte de coup de glotte intraduisible en musique.
L'itinéraire que nous adoptons doit nous conduire directement à Pétra ; certes il existe d'autres chemins encore pour gagner l'Araba ; ainsi nous laissons maintenant, à droite, la grande route d'Akaba, parce qu'au milieu de l'agitation politique qui règne actuellement sur le pays, la prudence conseille d'éviter cette bourgade ; on pourrait aussi s'enfoncer dans la montagne au Nord et chercher un passage par les nombreux défilés qui y forment tout un réseau de voies de communication. Les Bédouins nous indiquent en particulier un chemin praticable qui suit la base orientale du Djebel Samaoueh et aboutit aux ruines d'Abdeh dans le Negeb ; par là, on atteindrait sans trop de peine un des ouadys qui débouchent dans la plaine. Mais le Djerafeh est l'issue naturelle, la porte de sortie obligatoire du désert de Tih vers l'Orient, de sorte que, depuis Qadès, notre itinéraire consiste à contourner l'énorme agglomération du Djebel Maqra, dont nous apercevions déjà la silhouette peu de jours après notre départ de Nakhel.
L'imposant système du Djebel Maqra mérite de retenir un
instant notre attention ; il occupe tout le district nord-est de la péninsule, sur une surface de plusieurs centaines de kilomètres carrés. Ses limites ne peuvent en être fixées avec toute la précision désirable. Les Bédouins eux-mêmes diffèrent d'opinion sur ce point. C'est que le massif montagneux est formé d'une partie centrale dont les plus hauts sommets atteignent jusqu'à 1200 mètres d'altitude, un peu au Nord de Bir-Mayin, tandis qu'autour de ce noyau s'étend, dans toutes les directions, une zone de collines qui s'abaissent graduellement, sauf à l'Est, où elles sont arrêtées d'une manière plus franche par la profonde dépression de l'Araba. Les points extrêmes du groupe central seraient à peu près : le Djebel Samaoueh au Sud, le Djebel Moueileh à. l'Ouest, la station d'Abdeh au Nord et l'embouchure de l'ouady Djerafeh à l'Est. Mais toute la région septentrionale n'est en réalité qu'un vaste plateau, coupé de vallées, incliné légèrement, et qui va mourir dans l'ouady Esch-Scheba, à la frontière palestinienne. La contrée est sauvage, les rochers y sont à nu ; aucune forêt n'en adoucit la sévérité et ne vient réjouir le regard du voyageur ; les torrents y sont à sec la plus grande partie de l'année ; des averses souvent très fortes n'ont qu'une utilité relative et offrent parfois des dangers ; le fond des vallons seulement se prête à la culture de quelques céréales. Rien d'étonnant si les populations clairsemées qui vivent dans ces régions aient conservé des mœurs rudes en rapport avec la nature qui les a façonnées.
Et cependant, le rôle qu'a joué cette inhospitalière contrée dans l'histoire de l'antiquité n'est point méprisable. Les biblistes ont intérêt à savoir que le Djebel Maqra n'est autre chose que la « montagne de Seir», si souvent mentionnée dans l'Ecriture sainte et qui fut la demeure primitive des Edomites. Je n'ignore pas qu'à l'ordinaire on cherche ailleurs cette fameuse montagne et qu'on a cru la trouver dans la grande chaîne rocheuse qui se développe à l'Est de l'Araba, entre la mer Morte et le golfe élanitique et dont la partie centrale et méridionale porte, en effet, le nom de Djebel Esch Schera. Certes, nul ne méconnaîtra l'importance géographique du Schera : il dresse, comme des sentinelles, ses pics rougeâtres, rangés en bataille pour défendre les hauts plateaux arabiques ; il surplombe toute la grande plaine, la domine de sa masse imposante et fière ; il est célèbre parce que, dans ses flancs, se cache la mystérieuse Pétra et aussi parce que, selon
la tradition, l'honneur est échu à l'un de ses sommets, le Djebel Haroun, de recéler le tombeau d'Aaron. L'obscur Djebel Maqra n'a pu rivaliser avec toutes ces gloires et les siècles l'ont dédaigné.
Pourtant les textes, interrogés sans parti-pris, lui apportent une éclatante réhabilitation. Dans les vieilles poésies connues sous le nom de « Cantique de Débora » et de « Bénédiction de Moïse », Séir est mis en parallèle avec les « champs d'Edom » (Juges V, 4) ou avec « la montagne de Paran » et « Meribath Qadès» 1 (Deutéronome XXXIII, 2), ce qui nous conduit évidemment dans la région méridionale du pays de Juda. C'est là, on n'en saurait douter, que se passe l'histoire de la brouille entre Jacob et Esaii ; or, nous apprenons que ce dernier habite le « pays de Seir» (Genèse XXXII, 3, XXXIII, 14, 16, JE). Les indications vraisemblablement deutéronomiques de Josué XI, 17, XII, 7, conduisent au même résultat : l'auteur veut marquer l'étendue des territoires conquis par Josué en Palestine et il fixe, comme limites extrêmes, le Liban au Nord et la « montagne dénudée qui s'élève vers Seir» au Sud. N'est-ce point-là une description très exacte de cette rampe de collines qui, de degré en degré, atteint les hautes cimes de Djebel Maqra? Du reste, le récit des négociations de Moïse avec les Edomites à Qadès nous montre l'étroite relation géographique qu'il y a entre le pays d'Edom et la source ellemême ; celle-ci est à la frontière de celui-là (Nombres XX, 16, E) et si, dans les anciens textes, comme nous l'avons vu, les « champs d'Edom » représente un même concept que le « pays de Seir », l'emplacement de ce dernier ne soulève plus aucun doute.
On invoque d'autres passages où se rencontre l'expression « montagne de Seir » et l'on objecte qu'elle ne peut s'appliquer qu'au Djebel Schera.2 Mais, pourquoi le Maqra, avec ses mille mètres d'altitude, n'oserait-il prétendre au titre de montagne ?
Si cette région ne peut, comme on l'affirme, recevoir que le nom de « champ », « campagne », n'oublions pas que le terme hébreu correspondant tsâdeh ne signifie pas exclusivement un endroit plat ou peu accidenté, mais aussi, par analogie avec les autres langues sémitiques, un lieu montagneux, formé de vallées et de collines (cf. Juges V, 18) 3, de sorte que les expressions : « champ
1 Il faut lire Meribath Qadesch, et non meribeboth qodesch (des saintes myriades). Sur ce point, consulter l'Appendice.
2 F. Buhl, Geschichte der EdomiterA893, p. 29.
.t J. Barth, Etymologische Studien, 1893, pp. 65 ss.
d'Edom » et «montagne de Seir», loin de s'exclure, s'appellent l'une l'autre et caractérisent toutes les deux, de la façon la plus heureuse, le district dont nous parlons. D'ailleurs, les passages cités ne nous paraissent pas infirmer notre hypothèse. On fait surtout état des renseignements fournis par les deux premiers chapitres du Deutéronome, lesquels sont comme une revue à grandes lignes de l'itinéraire israélite depuis l'Horeb jusqu'au territoire des Ammonites, dans la Palestine transjordanique. Il peut sembler, en effet, d'après ces textes, que les pérégrinations du peuple, lesquelles, de Qadès au torrent de Zered, sur la frontière de Moab, durèrent 38 ans (II, 14), ont couvert un terrain beaucoup plus étendu que celui de Maqra et que, par conséquent, la montagne de Seir, qu'il s'agissait de tourner, doit être placée plus à l'Est ; cela paraît d'autant plus probable que les Israélites prennent, de Qadès, la route de la mer Rouge (II, 1) et que, de là, ils reçoi-
vent l'ordre de remonter vers le Nord (II, 2) ; ainsi donc, à première vue, toutes ces indications nous amènent à l'identification de la montagne de Seir avec le Djebel Scherci. Pourtant, ne seraitce point le fait d'une illusion et l'examen plus attentif du récit n'aboutirait-il pas à une autre conclusion ? Je le pense. Il faut observer tout d'abord que le deutéronomiste, rappelant la défaite de Khorma (I, 44), place cette dernière localité « en Seir » ; il s'est vraisemblablement inspiré, sur ce point comme sur d'autres, du document élohiste qui mentionne cet événement à Nombres XIV, 45, et, quel que soit d'ailleurs le crédit qu'on accorde à cette tradi tion, elle nous apprend en tout cas que Khorma est situé dans la Palestine méridionale, ce que viennent confirmer et la relation jahviste (Nombres XXI, 3) et la notice Juges I, 17 : on devra donc placer Seir dans la région avoisinante. 1 En prenant Deutéronome I, 44 comme point de départ pour la détermination géographique de Seir, les autres textes s'expliquent sans trop de peine. De Klwrma, Israël rebrousse chemin dans la direction du Sud 2, puis contourne la « montagne de Seir », qui est
1 Il est arbitraire de supprimer les mots « en Seir » à Deutéronome I, 44, comme le fait Steuernagel (Deuteronomium und Josua, 1900, p. 7). Quant à la leçon des LXX, Vulg. Syr. : « de Seir », adoptée par Dillmann, elle est encore plus défavorable à la théorie que nous combattons. Dire que les Israélites, qui, de Qadès, cherchent à pénétrer en Canaan, ont été battus depuis le Schera (de Seir) jusqu'à Khorma (dans le Negeb), n'a pas de sens.
2 La notice I, 46 ne nous paraît pas être dans son contexte ; elle trouverait sa place naturelle après I, 19 ; on peut même se demander si elle n'est pas une glose,
la propriété des Edomites, et enfin remonte vers le Nord (II, 1-2).
Cet itinéraire convient très bien au massif du Maqra et je ne vois pas la nécessité de conduire les Israélites jusqu'au golfe élanitique pour tourner ensuite le Schera. Sans doute, le voyage fut long, au dire de l'auteur deutéronomique ; il dura même 38 ans (II, 14), mais ce chiffre, qui appartient à un système chronologique artificiel, ne doit pas nous arrêter ; qu'on lise attentivement le passage II, 8, et on verra qu'il ne s'explique que dans l'hypothèse que nous défendons. Si les Israélites ont franchi le Schera à la hauteur d'Akaba, l'auteur n'avait nullement besoin de nous rappeler qu'ils sont alors « loin », « à distance » d'Elath et Ezion-Guéber ; ces précisions géographiques sont superflues ; en outre, dans cette supposition, le peuple n'était pas obligé de « tourner » pour entrer dans le pays de Moab ; il lui suffisait de poursuivre directement sa marche vers le Nord.
Tout s'explique si Israël, après avoir contourné le Maqra, est descendu dans l'Araba, puis, sans atteindre Elath ni EzionGuéber et changeant brusquement de direction, s'est mis à remonter la grande plaine 1 ; arrivé à son extrémité septentrionale, il tourne vers l'Est et entre dans le désert de Moab. Ce texte me paraît donc très favorable à l'identification de la montagne de Seir avec le Djebel Maqra. Il faut en dire de même de la notice I, 2, qui est significative. « Il y a onze journées depuis Horeb, dans la direction de la montagne de Seir, jusqu'à Qadès Barnéa. » Si, comme je le crois, 2 l'Horeb du deutéronomiste est situé dans le Sud de la presqu'île, le voyageur qui, de là, veut atteindre Qadès n'ira pas se perdre dans un détour inutile par le Schera, mais suivra directement la route du Nord qui touche au Djebel Maqra, c'est-à-dire à la «montagne de Seir».
Les textes anciens, on le voit, s'accordent à dire que la demeure primitive des Edomites, le pays et la montagne de Seir, était située à la fois au Sud de la Palestine et à l'Ouest de l'Araba ; aucune région ne satisfait mieux à ces données que celle du Djebel Maqra. Nous ne pensons pas cependant que ce peuple se
car l'auteur deutéronomique désigne toujours la localité en question par Qadès Barnéa.
1 Les LXX (jtaçà TT]V Ódàv) et la Vulg. (per viarnJ ont, en effet, lu bederek (par le chemin, le long du chemin) au lieu de midderek (depuis le chemini du texte massorétique, qui ne s'explique pas ici.
Voir Appendice. - - -
soit confiné toujours dans ces frontières assez étroites. Dans la suite des temps, le royaume édomite prit un grand essor et son territoire s'étendit au delà de l'Araba. Les listes, consignées dans Genèse XXXVI, des nombreuses tribus issues d'Esaü, des rois et des princes qui ont gouverné ces peuplades, est un document géographique de haute valeur, qui atteste la prospérité remarquable de la nation édomite et nous oblige à fixer ses frontières orientales au dehors de la péninsule. 1 Une conclusion semblable sera tirée des passages comme 2 Chroniques XX, 10, 22 et s., Ezéchiel XXV, 8, où Seir est mis en rapport étroit avec Moab et Ammon. En tout cas, Eusèbe n'hésite pas à placer la montagne de Seir dans la Guébalène, c'est-à-dire dans la partie septentrionale du Scliera. 2 Cette transposition était inévitable et s'est faite d'une manière toute naturelle. Ensuite de l'occupation de ces régions par Edom, la chaîne de montagnes qui les caractérise acquit une importance de premier ordre et l'antique Seir, moins privilégiée sous tous les rapports, tomba dans l'oubli. Il faut observer encore que Josèphe identifie Qadès avec Pétra ; la tradition arabe fait de même, et, comme l'Ancien Testament établit une relation étroite entre Qadès et Seir, il parut tout indiqué de fixer ce dernier point géographique dans les environs de Pétra.
Tout concourait ainsi à créer une confusion, que seule une étude indépendante et attentive des textes pouvait dissiper. 3
*
Le 14 mars, à 10 heures du matin, nous débouchons dans l'Araba. Soudain, en effet, au contour d'une roche en éperon, l'ouady Djerafeh s'évase, écarte ses flancs largement, et c'est comme un éventail qui s'ouvre. Nous occupons la pointe d'un vaste triangle de sable, qui forme une sorte d'estuaire, appelé Râs el Bahah et qui va s'élargissant de plus en plus, pour se confondre bientôt avec l'Araba. Le spectacle m'impressionne beaucoup. Par cette majestueuse ouverture, au delà des ondulations de la grande plaine, on voit les monts de Pétra, estompés dans la brume, et en particulier le Djebel Haroun qui se dresse
1 Ed. Meyer, Die lsraëliten und ihre Nachbarstâmme, 1906, p. 345 et suiv.
2 A Genèse XXIV, 6 : 000: 'EÔOJU, ëv&a (ôxei 'Haav, iv tfi Tefiakrivj).
Il Revue biblique, 1899, p. 376.
en sentinelle et a l'air de veiller sur la cité endormie à ses pieds.
Malgré la chaleur qui déjà se fait sentir, je respire plus librement, comme un captif échappé de sa prison. Les larges horizons sont délicieux, au sortir des défilés qui nous ont enfermés pendant deux jours. Ah ! ce Djerafeh, quel coupe-gorge ! Dans sa partie supérieure, il n'offre rien d'extraordinaire ; c'est un interminable couloir, monotone, sans horizon, sans beauté ; un tapis de gravier, des roches arides ; point de perspective ; de temps en temps, la trouée d'un ouady ; à droite ou à gauche, une échappée rapide sur les pics du Maqra, qui disparaissent aussitôt pour montrer de nouveau, un peu plus loin, leurs flancs escarpés et nus. Mais, après plusieurs heures de marche, dans cette vallée brûlante qu'aucun Européen n'a jamais traversée, nous arrivons en face d'un étranglement des montagnes, gorge sauvage, aux parois à pic coupées franc dans le grès. Ici commence le « Sik », le défilé qui se prolonge sur un espace de plusieurs kilomètres. Au fond, les quartiers de roc chevauchent les uns sur les autres, s'empilent, bouchent le passage et nos chameaux raidissent leurs muscles, allongent leur croupe, multiplient leurs efforts pour franchir les obstacles. A chaque instant, je pense chavirer ; la pente est si raide que je me trouve comme suspendu en l'air, agrippé à la bosse de l'animal, et le dos rejeté en arrière pour ne pas piquer une tête dans le vide. Il faut admirer la souplesse et le sang-froid de nos bêtes ; dans les passages difficiles, elles sont d'une extrême prudence, flairent le danger, s'arrêtent un moment pour réfléchir, cherchent une issue, calculent les distances et n'avancent qu'à bon escient ; souvent, perdu au milieu des blocs menaçants, enfermé de toutes parts, isolé du reste de la caravane, je me demande avec angoisse : Comment allons-nous sortir de ce mauvais pas ? Mais le chameau hardiment s'élance sur une roche, s'y cramponne, puis, au risque de se rompre les os, plonge dans l'abîme ses pattes de devant et ne se presse point de quitter cette position presque verticale; lentement, il ramène l'arrière-train et le voilà prêt à recommencer. Mais à certains endroits, le couloir est décidément impraticable; ce sont des rapides, des gouffres creusés dans les roches et la marne ; alors, nos Bédouins se frayent un passage dans les flancs même de la montagne, pour retrouver plus loin le fond de l'ouady. Ainsi bousculés, cahotés, nous marchons plus de deux heures ! Ah ! ce Djerafeh, quel souvenir !
Que ferions-nous, dans cette souricière, si quelque tribu de pillards nous attaquait ? Le pays n'est pas sûr du tout ; les Azazmeh, descendants des rudes Edomites, occupent ces territoires et rançonnent les caravanes ; ils sont presque toujours sur pied de guerre ; qu'il leur prenne fantaisie de livrer bataille et c'en est fait de nos bagages et peut-être de nos vies. Une autre éventualité non moins désagréable peut se produire aussi, c'est d'être surpris par l'orage au passage du « Sik». La gorge alors s'emplit d'eau, tous les ouadys qui s'y déversent deviennent des torrents ; un fleuve impétueux se précipite en cataracte, balayant tout ce qu'il rencontre. Ce danger n'est pas imaginaire ; les Bédouins ont gardé le souvenir d'un événement de ce genre : un de leurs campements a été subitement emporté par le torrent et dès lors, ils ont donné à la vallée le nom de Djerafeh, « celui qui emporte tout ». Nous n'avons aucune crainte aujourd'hui, le soleil a desséché le pays ; dans le val, nous ne rencontrons qu'un seul point d'eau : les puits d'Eben Aoudeh, creusés non loin de l'extrémité du défilé, où nous avons passé la nuit du 13 au 14 mars.
On s'étonne peut-être que les Bédouins viennent camper dans ces lieux désolés ; ce n'est point pour faire paître leurs troupeaux, car la végétation est ici à peu près nulle ; mais ils se réunissent en nombre considérable chaque année au mois d'avril, près du tombeau de l'ouely Soueireh, simple tas de pierres brutes, qu'on rencontre en arrivant au «Sik». Soueireh passe pour l'ancêtre des Saoudiim, tribu qui habite les vallées orientales du Maqra, à proximité des Azazmeh et qui s'étend même jusque dans l'Araba. La tombe de ce personnage fabuleux est devenue un sanctuaire et le rassemblement des Arabes a un caractère sacré ; c'est une fête religieuse qui dure trois jours ; on immole des moutons ; on organise des courses de chameaux ; on distribue de la nourriture aux pauvres ; on se réjouit devant Allah. Nos guides connaissaient ce lieu de culte et ne manquèrent pas d'y courir faire leurs dévotions. Je n'ai pas pu assister à la scène, étant trop en arrière du gros de la caravane. Mais, au dire du P. Jaussen, la cérémonie est assez curieuse. Les Bédouins se prosternent, le front dans la poussière, se frottent, avec de la terre, la nuque et le visage, et en jettent à poignées sur le poitrail des chameaux ; cette terre bénie a le pouvoir de les protéger. En témoignage de reconnaissance, l'un de nos Arabes arrache quel-
ques crins à la queue de sa chamelle et les attache en ex-voto à une branche de tamaris dressée au milieu des pierres de la sépulture. Du reste, toutes les routes du désert sont jalonnées de sanctuaires, dont la plupart sont des tombes ; elles sont les centres de ralliement des nomades, les seuls lieux de culte de quelque importance ; la vie religieuse s'y réfugie et s'y nourrit de légendes invraisemblables et naïves.
Maintenant, nous sommes dans l'Araba ; mais, au lieu de la traverser directement, nous suivons à main gauche le pied des monts, par un chemin qui s'infléchit vers le Nord. La chaleur est lourde ; la sieste de midi, sous un grand seyal noir, à moitié desséché et qui nous mesure l'ombre avec parcimonie, ne nous a pas reposés ; au contraire, étendus sur le sable brûlant, nous nous sentons pris d'une sorte d'engourdissement, de somnolence douloureuse, que rien ne peut chasser. Depuis le matin, un vent de feu s'est levé ; il souffle du Sud, nous envoie des bouffées de flammes, comme dans une chambre de chauffe. L'air est épais, de couleur grise ; on le croirait chargé de cendres ; à travers ce voile, le soleil est obscurci et tout le pays est baigné dans une brume vaporeuse, embrasée, irrespirable. La caravane avance péniblement, enveloppée d'essaims de mouches. L'intention du P. Jaussen est d'atteindre ce soir encore Aïn Oueibeh, une des sources les plus fameuses de la plaine, celle-là même que Robinson avait cru pouvoir identifier avec le Qadès biblique. Mais les voyageurs sont fatigués et, après avoir parcouru une dizaine de kilomètres, nous dressons le campement dans la plaine, à une courte distance de la montagne, au milieu des tertres incultes.
Seuls, quelques intrépides poussent une reconnaissance jusqu'à Aïn Ghamer, plus au Nord, sur le chemin d'Aïn Oueibeh, et nos Bédouins en rapportent une bonne provision d'eau potable.
*
* *
Le lendemain, dès l'aube, nous sommes en route pour Pétra.
Le ciel est toujours brouillé de vapeur ; pas un souffle d'air frais.
Une même lourdeur pèse sur le désert. Nous devons traverser l'Araba et nous marchons vers l'Est, en droite ligne, le regard fixé sur le Djebel Haroun, superbe édifice de grès rouge-
brun, dont la pointe anguleuse déchire le ciel. Le fond de la vallée est beaucoup plus inégal qu'il me semble tout d'abord ; la surface est coupée de profondes ravines longitudinales, irrégulières, dessinant comme un réseau de canaux; ailleurs, disséminés partout, des tumulus de graviers, de sable, d'argile, qui font penser au lit d'un lac desséché. Partout des arbustes étiolés, des taillis de broussailles où gîtent les animaux du désert ; des débris végétaux de toutes sortes gisent dans les passages. Nécessairement la marche est très lente dans ce dédale et nos guides profitent des arrêts forcés pour se livrer aux plaisirs de la chasse. En effet, de gracieuses petites gazelles, effrayées, fuient dans les fourrés ; notre grand Bédouin, l'homme à la calotte noire, est parmi les plus enragés ; on le voit embusqué derrière les buissons, et les décharges de sa carabine claquent comme des coups de fouet, secs, sans écho, dans l'air pesant.
Inutile de dire que pas une gazelle, grâce à Dieu, n'a été touchée.
Ce n'est qu'une fois parvenus au milieu de la plaine, que nous pouvons nous rendre compte de l'immensité de cette dépression, une des plus étonnantes du globe. L'Araba est le prolongement naturel de la vallée du Jourdain et du bassin de la mer Morte, jusqu'au golfe d'Akaba, et chacun sait que le niveau du lac asphaltite est à près de 400 mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée. Le point où nous sommes est à une altitude beaucoup plus élevée — une centaine de mètres au-dessus de la mer ; mais la hauteur des montagnes qui encadrent la plaine, à l'Est et à l'Ouest, lui donne une profondeur excessive et l'ouady est comme un gouffre immense, une fissure colossale de la croûte terrestre. Il offre cette particularité d'être divisé en deux parties bien distinctes par un seuil situé à quelques kilomètres au Nord et qui marque la ligne de partage des eaux ; sa hauteur est de 250 mètres environ. Au Nord de cet exhaussement de terrain, la vallée s'incline vers la mer Morte, d'abord en pente douce, puis, brusquement, s'enfonce dans le Ghôr ; au Sud, en revanche, le sol s'abaisse graduellement jusqu'au golfe d'Akaba. On a supposé, avec raison semble-t-il, qu'aux temps préhistoriques ces deux bassins formaient des lacs intérieurs, dont le premier cou vrait toute la dépression du Jourdain jusqu'aux abords du grand Hermon, tandis que l'autre était relié au golfe élanitique.
L'aspect général des lieux, comme je: l'ai dit, est très favorable
FIG. 51. — LE DJEBEL HAROUN
à cette hypothèse ; en outre, la présence de grands dépôts marneux au pied de la chaîne orientale et en face d'Aïn Ghamer, la découverte qu'on a faite dans ces terrasses et ailleurs, 1 non loin d'Akaba, de coquillages marins, fort bien conservés, sont des preuves concluantes. Il ne paraît cependant pas possible que ces étendues d'eau aient jamais couvert le seuil central qui est trop élevé et formait une barrière infranchissable.
L'Araba est bien connue des écrivains hébreux, quoique ce nom soit pris souvent dans un sens large et s'applique aussi à la vallée du Jourdain.2 Nous avons déjà dit que d'après l'itinéraire deutéronomique, Israël traverse la plaine dans toute sa longueur ou à peu près. L'Ancien Testament mentionne quelques noms des localités qui s'y trouvaient autrefois, à l'époque où les Edomites occupaient ces territoires et que les Israélites ont aussi possédés à diverses reprises. Ainsi, il est certain que la sta- tion de Phounon, citée dans le catalogue de Nombres XXXIII, 42 et 43, et que Genèse XXXVI, 41 attribue aux Edomites, doit être cherchée dans l'Araba. Eusèbe la situe « entre Pétra et Zoar » et nous apprend qu'il s'y trouvait des mines de cuivre. La supposition de Seetzen, que cette localité est à identifier avec les ruines de Phénan situées au pied du Guébal, à quelques kilomètres au Nord du point où nous sommes, a été justifiée par les récentes découvertes. Le P. Lagrange a retrouvé Phounon. Il y a remarqué les restes de deux églises, d'un aqueduc, de tas de scories cuprifères. 3 On sait qu'au temps des persécutions des chrétiens, spécialement sous Dioclétien, en 307, de nombreux confesseurs furent condamnés aux mines de Phounon. Quand la persécution se ralentit, les chrétiens de cet endroit eurent assez de zèle pour fonder des Eglises et l'on connaît les noms de plusieurs évêques de cette communauté religieuse.4 Le P. Jaussen désirait beaucoup pousser une pointe dans cette direction, mais la fatigue de plusieurs voyageurs ne permit pas de réaliser ce projet. — Rien n'est resté, en revanche, de la ville autrefois fameuse d'Ezion Guéber. On sait que Salomon y équipa une flotte pour des expéditions lointaines. fi La possession de ce port fut une cause de
1 Ed. IIull Mount Scir, 1889, pp. 78 et 100.
2 Ainsi Josué VIII. 14: XI. 2; 2 Samuel IV, 7; etc.
3 Revue bibhove. 1898. DD. 112 et suiv.
4 Lenain de Tillemont, Op. cit., V, pp. 85 et suiv., 460. Cf. Ritter, Op. cit., XIV, pp. 125-128.
:. 1 Rois IX, 26.
longues luttes entre Edomites et Israélites. Les uns et les autres comprenaient toute l'importance commerciale d'un débouché sur le golfe élanitique. L'entreprise de Salomon fut renouvelée par Josaphat, 1 mais sans succès, et il ne paraît pas que d'autres tentatives de ce genre aient jamais été faites. La ville perdit peu à peu sa signification primitive. Il faut, je crois, faire entrer en ligne de compte le retrait progressif de la mer, l'ensablement continuel de l'extrémité du golfe, ce qui amena la disparition du port, puis de la cité elle-même. Aussi bien, éprouve-t-on une grande difficulté à déterminer sa situation géographique. Eusèbe n'est pas d'une lumineuse précision ; il place la ville « près de la mer Rouge et d'Aïla» et rapporte que de son temps on l'appelait Asia ou Aïsia (Jérôme : Essia). D'après ces données, on doit placer Ezion Guéber dans l'Araba, à quelque distance du rivage, peut-être dans le petit vallon d'Aïn-Ghadjân, arrosé d'étangs et de sources et qui est à proximité de la mer. 2 En revanche, l'emplacement d'Elath,3 que l'Ancien Testament associe souvent à Ezion Guéber, est moins douteux ; elle s'élevait un peu au Nord de la ville actuelle d'Akaba, au fond du golfe élanitique, à l'endroit occupé par la petite oasis d'Ila. Sa prospérité s'accrut à mesure qu'Ezion Guéber vit décliner la sienne ; elle devint un important comptoir israélite, après avoir été rebâtie par le roi Osias, et à cause de sa position exceptionnellement favorable comme port maritime et entrepôt de marchandises pour les caravanes de l'Arabie, elle fut convoitée par les ennemis des Juifs, en particulier par les Syriens (2 Rois XVI, 6). Du reste, nous ne connaissons qu'imparfaitement l'histoire subséquente de la ville. Pline et Ptolémée l'appellent Aeleana ou Elana ; Eusèbe transcrit les noms bibliques à peu près correctement et déclare que de son temps la localité s'appelait Aila ou Aïlas. Elle est mentionnée par tous les géographes arabes ; quelques-uns en donnent une description intéressante et nous apprennent qu'elle était habitée surtout par des Juifs, au moment où elle fit soumission à Mahomet. On sait qu'elle fut occupée par les Francs pendant un demi-siècle environ. Le roi Baudoin 1er, qui s'en empara en 1116, avait compris tous les avantages qu'elle offrait,
1 1 Rois XXII, 49.
2 Hull, Op. cit., pp. 82 et suiv.
3 Elath: Deutéronome II, 8; 2 Rois XIV, 22; Eloth: 1 Rois IX, 26 ; 2 Rois XVI, 6; 2 Chroniques VIII, 17; XXVI, 2 ; Ela: Genèse XXXVI, 41; 1 Chroniques I, 52.
puisque c'est vers elle que convergent la route de la Syrie, par l'Araba, celle de la Palestine et celle de l'Egypte qui traverse le désert de Tih. Aussi bien, les Croisés en firent une forteresse et ce sont eux qui élevèrent sur la petite île de Graye, en face d'Akaba, un château dont il reste encore quelques ruines. Mais Saladin la reconquit en 1170, et la fameuse équipée de Renaud de Châtillon en 1082, ne parvint pas à arracher la ville des mains des Sarrasins. 1 Sous le régime arabe, elle déclina rapidement.
De son ancienne gloire, il ne reste à peu près rien aujourd'hui ; la forteresse est ruinée ; un pauvre village de pêcheurs est le seul vestige de l'antique Elath ; son nom seulement, Akaba — abréviation de Akabath Aïla, l'« échelle d'Aïla » — est encore un écho du passé lointain. Pourtant, il n'est pas entièrement abandonné du reste des hommes ; chaque année, il voit arriver des caravanes de pèlerins qui, d'Egypte par Nakhel, se rendent à La Mecque ; et puis, de temps en temps, des Nomades de la Palestine méridionale gagnent Akaba par le grand chemin qui se détache du plateau des Azazmeh au Nakb es Safa et descend dans l'Araba. Nous venons précisément de traverser cette route qui est assez bien marquée dans les cailloux noirs. Enfin Akaba reçoit parfois la visite des marchands de moutons qui réunissent leurs troupeaux dans le pays de Moab et les poussent dans les pâturages de la presqu'île jusqu'en Egypte.
Vers midi, nous sommes au pied du Djebel Schera. Le sirocco souffle toujours terriblement, mais les bords de la plaine sont ici moins arides ; le long du sentier, le « retem » est abondant ; des buissons tout en fleurs, comme couverts d'une chape de flocons de neige, exhalent une odeur délicieuse, et j'en arrache de grosses touffes pour les respirer à pleins poumons ; il me semble qu'un souffle de vie nouvelle pénètre dans mes membres fatigués et affaiblis ! Un peu d'herbe, par-ci, par-là ; sur une colline en face de nous, au milieu d'une pelouse de verdure, un troupeau de moutons ; des vols d'oiseaux traversent l'air surchauffé et embaumé. Plus nous avançons, plus le fourré se fait épais et c'est au milieu d'une véritable oasis, pleine d'ombre et de fraîcheur, au bord de ruisselets en cascades, que nous faisons une courte halte. Tout de suite après commence la montée. La montagne est coupée d'une profonde entaille, dans des roches de
1 G. Schlumberger, Renaud de Châtillon, 1898, pp. 255 et suiv.
couleur jaunâtre, aux flancs arrondis, rongés par la pluie et creusés de cavités et de niches. C'est la seule entrée de Pétra du côté de l'Ouest. Les Romains avaient autrefois aménagé cette gorge pour la rendre plus praticable ; ils y avaient établi une route ; elle se détachait du chemin de Beerscheba à Akaba, traversait l'Araba en ligne droite, selon l'itinéraire que nous venons de parcourir, et aboutissait à l'entrée du défilé. Ces travaux considérables n'ont laissé que de faibles vestiges. Pour le moment, nous n'en apercevons aucun ; le fond du ravin, où la chaleur est insupportable, est un tapis de gravier, souvent coupé d'éboulis rocailleux. Mais bientôt la pente s'accentue fortement ; un couloir s'ouvre, presque droit, étranglé entre de puissantes murailles. Le trajet est très pénible, pour nos chameaux surtout ; ils s'épuisent à franchir les blocs amoncelés en chaos ; l'un d'eux s'affale entre deux roches et, gêné par sa lourde charge, reste immobile, sans force pour se relever. Les Bédouins s'assemblent pour dégager la pauvre bête ; ils la tirent, qui par une jambe, qui par l'autre, et parviennent, après de longs efforts et d'épouvantables hurlements, à l'arracher à l'étau qui l'écrase. Enfin, nous parvenons au sommet de la rampe ; c'est le Nakb er Rebây, au delà duquel s'étend un petit plateau tout moucheté de buissons vert sombre. Nous nous y arrêtons pour la nuit ; le site est agréable. Une falaise de rochers nous abrite contre le vent ; au loin, dans l'Est, le Djebel Haroun — le mont Hor de la tradition, — dresse sa pointe rougeâtre dans le ciel gris, à plus de 1300 mètres d'altitude. Au crépuscule, le P. P***, un Espagnol qui ne parle que la langue de Cervantes et le latin, rentre d'une excursion dans les taillis voisins et brandit en triomphe un lapereau qu'il vient de tirer ; c'est la seule pièce de gibier que nos chasseurs aient apportée au tableau pendant tout le voyage. L'événement est salué par d'énergiques bravos et chacun veut voir « le » lièvre et en manger.
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* *
16 mars. Encore une journée et nous verrons enfin Pétra. Cet espoir nous soutient ; que de fois nous avons parlé de la merveilleuse cité, cachée dans les montagnes que, depuis plusieurs jours,
chacun saluait du regard. Nous allons toucher au but ; encore un dernier coup de collier. Aussi la caravane s'ébranle-t-elle avec un entrain inaccoutumé. Mais j'avoue que mon enthousiasme tomba bientôt et fit place à une espèce de terreur. D'abord, la nature revêt ici un aspect en quelque sorte farouche ; c'est un enchevêtrement inimaginable de roches, de pics, de falaises, d'arêtes aiguës, où toutes les couleurs, toutes les nuances se brisent et se heurtent, tantôt s'étendant en nappes, tantôt courant en sillons et dessinant des figures fantastiques. Dans le massif du Sinaï, on constate une certaine harmonie dans les tons, une teinte générale sans colorations trop heurtées. Ici, rien de semblable.
Vous passez devant un rocher rouge ; dix pas plus loin, vous êtes au pied d'un autre massif qui est verdâtre ; là-bas, limitant un ravin, c'est une muraille badigeonnée en jaune ; telle colline est en feldspath, telle autre en porphyre, une troisième en basalte.
Il faut se frotter les yeux pour s'assurer qu'on n'est pas le jouet d'une illusion, la victime d'un trouble visuel. Et pendant plusieurs heures la caravane se promène dans cette féerie, la plus troublante que j'aie jamais vue. Et puis le chemin est simplement affreux ; j'admire la hardiesse des vieux Romains d avoir osé se frayer une route dans ce chaos ; car il n'y a pas à en douter, c'est par ici qu'ils pénétraient dans Pétra en venant de l'Araba ; des restes de l'ancienne voie sont encore visibles, fragments de dalles, de pavements, de murs, de remblais. Nous en suivons, grosso modo, le tracé primitif ; mais souvent, taillée dans le flanc des rochers, cette route surplombe de véritables précipices, franchit des gouffres ; ailleurs, elle grimpe en lacets le long de l'échiné des monts, sur des rampes extrêmement inclinées, périlleuses, où l'on n'avance qu'avec une sage lenteur. La route, dans un immense circuit, tourne le Djebel Haroun, dont la pointe est presque constamment visible, pour peu que l'horizon se dégage.
A mesure qu'on s'en rapproche, on pénètre dans la région des grès ; peu à peu, le rouge si particulier à la roche de Pétra, avec ses veines multicolores, s'empare du pays ; c'est le prélude de la grandiose symphonie dont nous allons goûter bientôt le charme infini. Vers 1 heure de l'après-midi la caravane fait halte au pied de la montagne sacrée, sur le flanc oriental. Du point culminant de la route, la vue est magnifique sur l'Araba et tout le plateau de Tih ; nous nous retournons encore et restons longtemps en contemplation devant ce tableau extraordinaire. Tout
le désert sinaïtique s'étale sous nos yeux et semble une surface presque plane ; les chaînes du Maqra sont à peine indiquées comme des renflements, des bourrelets insignifiants. L'air est vif sur ces hauteurs, malgré le plein soleil qui resplendit dans un ciel absolument pur. Le sirocco est tombé ; il y a, dans ce paysage lumineux, sauvage et mélancolique, quelque chose qui frappe l'imagination à tout jamais ; l'esprit du voyageur en garde une vision qui ne s'efface plus.
Quelques-uns de nos compagnons, sous la conduite du P.
Jaussen, s'en vont au sommet du Djebel Haroun, visiter le tombeau d'Aaron, qu'une tradition assez ancienne y a placé. On la trouve déjà citée dans Josèphe ; Eusèbe et Jérôme la reproduisent sans autre ; mais elle n'a pas d'appui dans les textes bibliques. Le mont Hor n'est mentionné que par l'écrit sacerdotal 1 où il est mis en relation avec Qadès ; ce sera donc dans la région du Négeb qu'il faudra le chercher ; c'est du reste l'intention du compilateur de nos documents ; il place le récit de la mort d'Aaron immédiatement avant celui de la défaite de Khorma, qui a pour théâtre la Palestine méridionale et appartient à une autre source. Du reste, une autre tradition rapporte qu'Aaron est mort à Moser 2 et le catalogue de Nombres XXXIII semble avoir combiné ces deux données divergentes. 3 On ne saurait donc accepter l'opinion de Josèphe ; elle repose sur l'erreur initiale qui consiste à identifier Qadès et Pétra, mais s'explique par le fait que Josèphe a parfaitement compris les rapports étroits que la Bible établit entre le mont Hor et Qadès.
La descente sur Pétra est délicieuse ; on va d'enchantement en enchantement. La vieille route est le plus souvent taillée dans le grès et présente des surfaces lisses et brillantes où les chameaux hésitent à poser le pied. A droite et à gauche, des murailles rouges, imposantes, aux larges assises, mais sans arêtes, sans aspérités ; les angles sont arrondis, usés, et la polissure donne à certaines roches l'aspect de masses semi-liquides. La vallée se resserre parfois ; on passe dans des gorges étroites, mais courtes, puis le chemin se perd dans des buissons ; une végétation de broussailles s'épaissit à mesure qu'on descend. Après une marche de deux heures environ, apparaissent tout à coup les premiers
1 Nombres XX, 22-27, XXI, 4, XXXIII, 37-41; Deutéronome XXXII, 50.
1 Deutéronome X, 6 et 7.
3 Toutefois, sur ce sujet, consulter l'Appendice.
tombeaux. En effet, au delà d'une petite combe, s'élève un monticule qui cache encore le panorama de Pétra ; mais à gauche, dans une paroi de rochers sombres, déjà privés de la lumière du couchant, sont creusées et sculptées de nombreuses tombes ; elles s'étagent jusqu'au sommet, en surfaces unies, surmontées de chapiteaux, et ouvrent, par rangées, leurs bouches sépulcrales, gros trous d'ombre, qui percent la montagne. Cette apparition lugubre et infiniment mystérieuse me donne la chair de poule. Je m'attendais si peu à cela ; c'est extraordinaire, cette nécropole suspendue entre ciel et terre, ces montagnes couleur de sang transformées en cimetière. Mais voilà bien autre chose : arrivé au haut du monticule, j'assiste à un coup de théâtre absolument merveilleux. Rien ne m'y préparait. En ce moment, je suis seul, mes compagnons sont dispersés je ne sais où. Tout Pétra est devant mes yeux ; une magnifique enceinte de rochers déchiquetés, minés de centaines de tombes ; dans le fond de ce vaste bassin, protégé de tous côtés par ces audacieux remparts de monts, la ville elle-même, en ruines, avec ses constructions brisées, sa rivière qui se promène dans les décombres. Je m'arrête, anéanti par l'émotion ; assis sur un tambour de colonne qui gît sur le sol, au pied d'un fût encore debout, je regarde, je regarde. Est-ce bien vrai ? Quelle est cette fantasmagorie ? De longs rayons d'un soleil d'or glissent par les échancrures des monts à l'Ouest et vont s'épanouir sur la paroi orientale de la crypte ; elle étincelle de tons fauves et rosés ; on y voit se détacher, dans une gloire antique, les grands tombeaux, les dessins de leur architecture colossale, tandis que, vis-à-vis, l'Acropole est dans l'obscurité, masse noire et triste comme un mausolée abandonné.
Quel spectacle, Seigneur ! A lui seul, il vaut tous les sacrifices d'un pénible et long voyage. Qui n'a pas vu Pétra dans la splendeur du couchant, n'a rien vu. Ce n'est point une exagération. Tout s'unit pour toucher le cœur et charmer l'esprit : le pittoresque du site, la beauté du décor, les souvenirs d'une civilisation disparue, le silence des tombeaux, la majesté de la mort, le bleu du ciel, symbole d'espérance.
Au bas de la colline, le sentier tourne à droite, passe devant le théâtre, franchit le ruisseau, aboutit au campement. Nos tentes sont dressées là, dans les lauriers-roses.
CHAPITRE VI
Trois jours à Pétra.
Le campement est installé sur une terrasse de gravier, près du ruisseau, au pied d'une immense paroi de rochers rouges ; en face de nous, sur les flancs d'un éperon gréseux, se superposent deux ou trois registres de vieux tombeaux nabatéens ; à gauche, les monts se rapprochent et ne sont plus séparés que par une gorge extrêmement étroite d'où l'eau s'échappe en bouillonnant et jette dans le défilé sonore sa chanson éternelle et monotone.
Quel site admirable ! quel repos, après les pénibles journées que nous venons de vivre ! aussi bien, ce matin, 16 février, le réveil de la caravane est-il d'une gaîté extraordinaire. Les visages sont changés ; dans le désert, ils avaient pris la couleur du sable ; la lassitude et l'épuisement leur avaient donné quelque chose de jaunâtre et de terreux ; et puis, sous la chaleur et dans la soif, nous n'avions plus le courage de parler ; tout doucement, nous retournions à la bête. Mais aujourd'hui, métamorphose complète : ces beaux rochers sculptés, ces ruines magnifiques, ces fourrés d'arbrisseaux en fleurs et surtout ce ruisseau qui lutine, folâtre sur les blocs moussus, promène en vaniteux sa vie dans les sépulcres, tout cela ranime nos esprits épuisés et dissipe la fatigue. Nous exultons de joie ! voilà même le Père franciscain qui se met à chanter ! Assis sur sa couchette, il ronronne un lied bavarois, mais d'une voix si basse et si fausse qu'on croit entendre le bruit d'un moulin à café. L'abbé G*** ne tient plus en place ; il a tiré de son kourdi un piolet, des marteaux, des
cordes, tout un attirail d'ouvrier maçon ; il veut partir, séance tenante, à la découverte. Du reste, qui de nous, à cette heure, ne fait châteaux en Espagne? Tandis que le Père Savignac nous distribue, en guise de déjeuner, des tranches de saucisse dure et sèche, les projets s'élaborent, superbes, énormes.
C'est que Pétra étale vraiment toutes ses richesses devant nous et pique notre curiosité encore inassouvie. Le soleil vient de se lever sur l'enceinte des monts ; ce n'est pas un embrasement total. Seuls, les sommets s'illuminent, pendant que le fond du vallon est encore plongé dans des ombres violettes ; mais là, en haut, ce sont des bandes de rayons fulgurants, des traînées de flammes ; graduellement, le feu descend, dévorant les rochers, et dans cet incendie, on voit se dessiner la silhouette des tombeaux, grands cubes réguliers aux fines corniches, aux vastes surfaces unies, brillantes comme des miroirs de métal. Ces rochers, il faut les escalader, les voir de tout près, les entendre raconter leur merveilleuse histoire ; ces tombes, il faut les scruter, en sonder les mystérieuses cachettes, s'imprégner de leur sauvage poésie, écouter la plainte des morts qui semble monter encore de l'immense nécropole.
Toute liberté est laissée à chacun de choisir son but au gré de sa fantaisie et de l'atteindre comme il pourra. Nous avons pour remplir notre programme trois journées entières. C'est peu pour visiter un monde ; aussi bien nos heures sont-elles précieuses et aucune ne doit être perdue. Des groupes se forment selon les impatiences, les désirs, les préférences mises en commun. Les unes iront tout droit voir les grands tombeaux ; les autres escaladeront les collines taillées à pic, au sommet desquelles régnent les vieux sanctuaires. Les troisièmes se contenteront d'abord d'une visite dans la vallée, d'une promenade dans les ruines de l'antique cité. Ce dernier groupe est peu nombreux : à moi seul, je l'incarne tout entier. C'est qu'aussi la prudence m'oblige à ne point abuser de mes forces. A huit heures déjà, le campement est désert : tous sont partis, heureux, à la conquête de l'inconnu.
Ibrahim reste seul, avec les « moukres », mélancolique et philosophe au milieu de ses coffres à victuailles et de ses casseroles.
La gloire de Pétra ne paraît pas l'émouvoir et les soucis de l'archéologie n'effleurent pas son âme vierge. Un jeune Bédouin d'une douzaine d'années, surgi tout à coup de je ne sais quel repaire, rôde autour des tentes à l'affût d'un pourboire ou de
quelque diablerie. Je l'embauche comme guide et porteur ; il s'empare de mon appareil photographique et nous partons.
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Je refais, en sens inverse, une partie du chemin parcouru hier à notre arrivée. Un bon sentier, dans les cailloux roses, entre
F/(;. 52. — I'ÉTRA. LA PAROI DE L'EST.
des bouquets de lauriers, conduit au torrent qu'on franchit en deux bonds. Sur l'autre rive, le même sentier reprend, suit le cours d'eau, s'infléchit vers l'Ouest : dix minutes de promenade et vous êtes au beau milieu de Pétra.
Comment décrire ? Quels mots employer ? Imaginez une immense fosse large d'un kilomètre environ, creusée entièrement dans le grès nubien aux éclatantes couleurs ; au fond, des ruines amoncelées, débris de toutes sortes, fragments de chapiteaux, moellons taillés, culées de ponts, colonnes brisées, arcs de triomphe en lambeaux, édifices pantelants : ce sont les restes de la
ville des vivants ; lentement elle disparaît ; le temps besogne à égaliser ces tertres mamelonnés, à démolir ce qui demeure encore debout, à semer partout des broussailles, des genêts, des fleurs aussi qui recouvrent peu à peu les décombres, grimpent le long des antiques murailles et auront bientôt tout envahi. Le ruisseau même se dessèche ; il traverse le champ de ruines de l'Est à l'Ouest, paresseusement, enfoncé dans les éboulis ; et ici, il est si maigre, si épuisé dans son mauvais lit de pierres, qu'on l'entend à peine murmurer et gémir. Dans les parois de la fosse est taillée la ville des morts ; les rochers, en effet, qui surplombent le bassin d'une centaine de mètres, sont percés de tombeaux, partout, dans toutes les surfaces du haut jusqu'en bas, et forment ainsi la nécropole la plus fantastique qui se puisse imaginer. Où que se porte le regard, il ne rencontre que des sculptures, les unes en saillie et nettement détachées, les autres à peine esquissées sur le grès : des colonnes monolithes, comme enchâssées dans la roche, des pylônes isolés ou rangés en lignes, ou superposés en deux ou trois étages ; grandes façades, ornées de frontons, de listels, de gorges, de moulures diverses ; portails flanqués de pilastres, de corniches ou surmontés d'un registre de métopes ; et partout et toujours au milieu des décors, des motifs architectoniques, les trous béants des sépulcres, gueules énormes, irrégulières, comme fracassées, ouvertes sur la vallée et hurlant à la mort. On voit de ces trous jusqu'au sommet des rochers ; là-haut, ce ne sont plus des tombeaux sculptés, mais de simples cavernes creusées dans la montagne ; on dirait des forteresses garnies de meurtrières. Et sur toutes ces constructions, sur tous ces ornements, toutes ces galeries, tous ces escaliers qui grimpent on ne sait où, ces roches fendues et limées, ces pics aigus qui festonnent l'horizon, est répandue la chaude coloration du grès rouge-brun, rehaussée encore et avivée par l'éclat d'un resplendissant soleil. Mais aucune monotonie dans cette profusion d'écarlate ; au contraire, des nuances infiniment variées : toute la gamme des rouges, depuis le carmin flamboyant jusqu'au rose le plus tendre et le plus délicat ; puis, de loin, certains cubes funéraires apparaissent bleus ou violets, selon le jeu des ombres et de la lumière ; ailleurs, la roche délavée a pris une teinte jaune d'un merveilleux effet, surtout lorsqu'elle se juxtapose aux autres plus éclatantes ; mais, en général, toutes ces colorations ne sont point heurtées, elles se fondent au con-
PLANCHE VIII
Bulletin de la Société Neuchâteloise de Géographie. Tome XXIII, 1914.
PLAN DE PETRA
traire, se marient, associent leurs beautés picturales et leurs valeurs décoratives ; ce sont alors comme des fresques grandioses où se dessinent des volutes, des arabesques, des entrelacs, des rinceaux, toute une prodigalité d'ornements dont la richesse et la variété tiennent du miracle. Et, au-dessus de la cité rouge, le ciel intensément bleu : une coupole de saphir posée sur la nécropole aux multiples reflets.
Encore une fois, comment décrire ? Je reste longtemps à contempler cette féerie, promenant mes regards dans toute les directions et me croyant, à chaque nouvelle vision, le jouet de quelque hallucination ; il me semble que le vertige me prend ; tous ces tombeaux se mettent à bouger ; toutes ces couleurs dansent devant mes yeux, passent en sarabande et me donnent des éblouissements. Je n'éprouve plus cette quiétude que le spectacle du Sinaï avait fait passer dans mon cœur : là-haut, c'était la majesté sereine de la montagne sainte ; c'était comme la porte du ciel. Ici, c'est la porte de l'Enfer, quelque vestibule des demeures souterraines, et si Dante avait vu le cratère de Pétra, il l'aurait choisi pour descendre dans l'Hadès. Le silence n'est pas absolu ; dans les cailloux, le ruisseau semble pleurer ; des rochers, le vent tombe dans le gouffre de l'ouady et fait frissonner les broussailles. Dans les grands tombeaux à colonnes, j'aperçois en face de moi un Bédouin qui promène sa chèvre noire, au pied des pilastres, à la recherche de quelque nourriture. Ces deux êtres sont comme des revenants ; ils se déplacent lentement, entrent dans les trous des tombes, disparaissent un moment, puis réapparaissent tout à coup. Au-dessus des rochers, pas très haut dans les airs, deux aigles planent ; ils tracent de grands circuits sur la nécropole et par instants, quand ils se rapprochent, je crois voir leurs ailes chatoyer au soleil.
Qui a bâti cette ville, sculpté ces tombes, ménagé au voyageur qui parcourt les déserts cette grandiose apparition ? On peut bien dire que l'origine de Pétra se perd dans la nuit des temps. Elle est pourtant, je crois, déjà mentionnée dans l'Ancien Testament.
Ainsi Juges I, 36: Le territoire des Edomites1 s'étend de la
1 D'après LXXfA. Lucien, Syr-hex.).
montée d'Aqrabbim jusqu'à has-Séla et au-dessus. La «montée d'Aqrabbim» est très probablement le Nakb-es-Safâ, col élevé et abrupt qui fait communiquer l'ouady el Fikra, au Sud-Est de la mer Morte, avec le Négeb de Juda. Quant à has-Séla, ce nom commun signifie « la Roche» et ne peut désigner qu'un endroit très connu puisqu'il sert de point de repère ; l'identification avec Pétra (= la Roche) ne me paraît pas douteuse, malgré certaines objections qu'on a faites à cette hypothèse. 1 On voit qu'à l'époque où cette notice a été écrite, les Edomites, dont l'habitat primitif est la région du Djebel Maqra (montagne de Séir2), avaient déjà étendu leur territoire au delà de l'Araba. Une autre mention de Pétra se trouve à 2 Rois XIV, 7 : Amatzia, après avoir battu les Edomites, conquiert has-Séla, la Roche. Ici, il faut songer à une localité importante ; sans cela, ce renseignement n'aurait pas de signification. Le roi de Juda s'est attaqué à la capitale édomite et s'il ne s'agissait pas de Pétra, on ne saurait guère à quelle cité l'auteur du passage pourrait faire allusion. 3 Vers le milieu du Vrne siècle avant Jésus-Christ, une invasion arabe chasse les Edomites de ces régions et ils se retirent dans le Nord de la presqu'île, leur ancienne patrie. La mention de cet événement se trouve dans certains passages de la Bible. Abdias s'écrie : 4
L'enflure de ton cœur t'a égaré, Toi qui habites les trous de la Roche, Qui prends 5 les hauteurs pour séjour, Disant : Qui me fera descendre à terre ?
Si tu t'élèves comme l'aigle, Et si tu places ton nid entre les étoiles, De là je te ferai descendre ! dit Jahvé.
Ils t'ont chassé jusqu'à la frontière Tous ceux qui étaient alliés avec toi.
Ils t'ont trompé, violenté Ceux avec qui tu vivais en paix.
1 F. Buhl. Geschichte de.r Ednmitpr. DD. 25 s.
2 Voir DIUS haut. nn. 12.ir) et ss. - 7 ..-' --
:¡ Es. XVI. l -txGÍ, 11 ont aussi en vue la ville des Nabatéens.
4 v. 3 ss. Le même texte, un peu modifié, a été introduit dans le livre de Jérémie (XLIX, 14 ss.).
s D'après Jér. XLIX, 16.
Une description du même genre se lit dans Malachie I, 2 ss. :
Esaü n'est-il pas le frère de Jacob ? dit Jahvé ; Eh bien, j'ai aimé Jacob, j'ai haï Esaü.
J'ai fait de ses montagnes une solitude, Livré son pays aux chacals du désert.
Quand Edom dit : Nous sommes anéantis Mais nous relèverons les ruines !
Ainsi parle Jahvé des armées : Qu'ils bâtissent, eux ! moi, je renverserai.
On dira d'eux : Pays de criminels, Peuple contre lequel Jahvé s'irrite à toujours.
Ce nouveau peuple qui supplanta les Edomites est celui des Nabatéens. Sont-ce les Nebajoth, nommés Genèse XXV, 13 ; XXVIII, 9 ; XXXVI, 3, parmi les fils d'Ismaël ? On l'a dit, et l'historien Josèphe déjà l'affirme; mais le doute est permis, car l'orthographe des deux noms n'est pas absolument identique.
Eu réalité, les renseignements sur les anciens Nabatéens font défaut. Une seule chose est certaine : c'étaient des Arabes ; tous les noms propres, profanes et divins, que les inscriptions nous ont fournis, sont arabes et les écrivains classiques, comme nous le verrons, insistent sur l'appartenance de cette nation au groupe arabe. Il est évident que les Nabatéens occupèrent la Roche édomite, mais ce ne fut pas, dès l'abord, une ville proprement dite.
Les nouveaux venus étaient encore nomades, ou semi- nomades ; ils s'adonnaient au trafic avec l'Egypte et la Syrie, et Pétra leur servait de lieu de refuge, de forteresse, où ils pouvaient s'abriter en cas de danger.
C'est du moins l'idée qu'on s'en fait à la lecture des récits de Diodore de Sicile (1er siècle av. J.-C.) 2; on sait qu'il parle des tentatives, d'ailleurs infructueuses, que fit Antigone, un des successeurs d'Alexandre le Grand, pour soumettre les Nabatéens.
Ces événements se passent en 312 et nous croyons bien faire de transcrire ici l'intéressante relation de Diodore 3 : « Antigone, ayant sans danger recouvré toute la Syrie et la Phénicie, entre-
Anliquités, I, 12, 4.
La plus ancienne mention de Pétra se trouve dans Agatharchide (2." siècle av. J.-C.). Cf. C. Müller, Geographici graeci minores, I, p. 177.
XIX, 94 ss. Edit. Teubner, 1906, V, pp. 145 ss.
prit de faire une expédition contre le pays des Arabes appelés Nabatéens. Jugeant que ses propres affaires ne préoccupaient pas cette peuplade, il choisit parmi ses amis Athénée, lui fournit 4000 hommes d'infanterie légère, 600 cavaliers propres à la course, et lui commanda d'attaquer les barbares à l'improviste et de s'emparer de tous leurs troupeaux. Or, récemment, avait eu lieu l'assemblée générale des Arabes, à laquelle les peuples voisins avaient participé, les uns pour vendre des marchandises, les autres pour acheter ce qui leur est nécessaire. (Les Nabatéens) vinrent donc à cette foire, ayant laissé sur une certaine Roche leurs biens, leurs vieillards avec les enfants et les femmes. L'endroit est extrêmement fortifié, bien qu'il n'ait pas de muraille et qu'il soit éloigné d'une terre habitée d'un chemin de deux jours. Les soldats d'Athénée épiaient cette occasion pour se précipiter sur la Roche, étantlégèrement armés. De la province d'Idumée, ils franchirent en trois jours et trois nuits 2200 stades à l'insu des Arabes, s'emparèrent de la Roche au milieu de la nuit. De ceux qu'ils surprirent, ils tuèrent aussitôt les uns, firent prisonniers les autres, ne laissèrent que quelques blessés et emportèrent la plus grande partie de l'encens et de la myrrhe, ainsi que 500 talents d'argent environ. Au matin, après quelque temps employé à la garde, ils s'en retournèrent en toute hâte, pensant que les barbares les poursuivraient ; mais, ayant franchi 200 stades, ils dressèrent le camp ; ils étaient fatigués et avaient avec négligence disposé leurs sentinelles, dans la pensée que les ennemis ne pourraient pas arriver avant deux ou trois jours. Mais les Arabes, instruits par ceux qui avaient vu le campement, se rassemblèrent aussitôt et quittant la foire, arrivèrent à la Roche ; ayant appris de la bouche des blessés ce qui était arrivé, ils poursuivirent les Grecs en toute hâte. Tandis que les soldats d'Athénée campaient sans souci, plongés dans le sommeil à cause de la fatigue, quelques prisonniers parvinrent à s'échapper ; par eux les Nabatéens connurent la situation de leurs ennemis et se jetèrent sur le campement vers la troisième veille, n'étant pas moins de 8000. Ils égorgèrent la plupart d'entre ceux qui étaient encore sur leur couche et ils abattirent ceux qui veillaient et couraient aux armes. Bref, tous les fantassins furent tués ; des cavaliers, 50 environ furent sauvés, mais ils étaient presque tous blessés. Les Nabatéens, ayant châtié énergiquement leurs ennemis, revinrent
eux-mêmes à la Roche et y mirent en sûreté leurs biens ; d'autre part, ils écrivirent à Antigone une lettre en caractères syriaques pour accuser Athénée et se justifier eux-mêmes. Antigone leur répondit en attestant qu'ils s'étaient vengés en toute justice ; il accusait Athénée, affirmant que l'expédition avait été entreprise en dépit des ordres qu'il avait donnés. En agissant ainsi, il cachait son propre dessein ; il voulait pousser les barbares à l'insouciance, de façon que, attaquant à l'improviste, il put triompher dans son entreprise ; car il n'était pas facile de l'emporter sans une ruse quelconque, sur des hommes qui ont une prédilection pour la vie nomade et qui ont le désert pour refuge inaccessible. Les Arabes étaient très heureux d'avoir été, en apparence du moins, délivrés de grandes craintes ; cependant ils ne croyaient pas entièrement aux paroles d'Antigone ; mais, comme leurs espérancjes étaient incertaines, ils placèrent des sentinelles sur les collines d'où il était facile de surveiller de loin les défilés qui conduisent en Arabie ; eux-mêmes, ayant pris toutes leurs dispositions, épiaient soigneusement ce qui allait arriver.
Pendant un certain temps, Antigone traita les barbares avec bienveillance ; puis, pensant que, trompés par lui, ils fournissaient eux-mêmes l'occasion favorable, il choisit parmi son armée 4000 fantassins légèrement armés et présentant des qualités naturelles pour la marche, outre plus de 4000 cavaliers ; il leur enjoignit d'emporter avec eux des aliments crus pour plusieurs jours ; ayant désigné son fils Démétrius comme général, il lui ordonna de châtier les Arabes par tous les moyens possibles. Démétrius, traversant pendant trois jours un pays sans route, cherchait avec soin à échapper aux barbares ; mais les sentinelles ayant remarqué l'armée ennemie qui s'avançait, l'annoncèrent aux Nabatéens par des feux qui étaient des signaux convenus. C'est pourquoi les barbares, pensant que les Grecs arrivaient avec rapidité, déposèrent leurs biens sur la Roche et y placèrent une garnison vigilante, car il n'y a qu'un seul chemin d'accès et il est fait de main d'homme. En outre, ils se partagèrent leurs troupeaux et les emmenèrent dans le désert, les uns dans un lieu, les autres dans un autre. Parvenu à la Roche, Démétrius remarqua le butin qui y était mis à l'abri ; il fit des attaques ininterrompues contre la citadelle. Mais ceux qui étaient à l'intérieur se défendirent avec vigueur ; ils avaient facilement l'avantage à cause de la hauteur des lieux ; alors, ayant combattu
jusqu'au soir, Démétrius rappela ses soldats à coups de trompette. Le lendemain, s'étant approché de la Roche, quelqu'un des barbares lui cria : « Roi Démétrius, pourquoi veux-tu nous faire la guerre ? qu'est-ce qui t'y oblige ? Nous habitons dans le désert et dans des lieux qui n'ont ni eau, ni blé, ni vin, ni absolument rien des choses qui sont en usage chez vous ; car, ne pouvant accepter la servitude de quelque manière que ce soit, nous avons fui dans une région privée de tout ce que les autres peuples utilisent, et avons choisi d'y vivre d'une vie solitaire et absolument sauvage ; nous ne vous causons aucun dommage.
Nous demandons donc que ni toi, ni ton père, ne commettiez d'injustice à notre égard, mais que, après avoir reçu de nous des présents, tu lèves le camp et considères désormais les Nabatéens comme des amis, car, d'une part, tu ne peux, de ton propre gré, rester ici longtemps manquant d'eau et de tous les autres.
vivres, et, d'autre part, tu ne peux nous obliger de vivre une autre vie ; mais tu prendras comme esclaves quelques captifs découragés et qui ne supporteraient pas de vivre sous d'autres lois. » A ces paroles, Démétrius, ayant retiré son armée, ordonna aux Nabatéens d'envoyer des ambassadeurs pour discuter l'affaire ; les Arabes lui députèrent les plus anciens ; ceux-ci répétèrent des déclarations semblables aux précédentes et persuadèrent Démétrius d'accepter des dons magnifiques et de terminer ainsi leurs différends. Démétrius, donc, ayant pris des otages et les présents promis, s'éloigna de la Roche. »
Que cette Roche, où les Nabatéens mettent en sûreté leurs femmes et leurs enfants, soit notre Pétra, cela paraît certain.
On peut seulement se demander si Diodore est bien renseigné en tout point ; la Roche dont il parle semble être isolée, ce qui n'est pas tout à fait conforme à la réalité ; en outre, il semble ignorer le profond val que les rochers entourent d'une couronne. Mais, ce qui étonne le plus, c'est la description que Diodore nous fait des mœurs des Nabatéens ; à le lire, on croit avoir à faire à des barbares qui n'ont encore aucune idée des éléments mêmes de la civilisation. « Ils vivent, dit-il, d'une vie en plein air, appellent « patrie » un désert qui n'a ni fleuves, ni sources abondantes auxquelles une armée ennemie pourrait s'approvisionner. C'est une loi chez eux que de ne pas semer de blé, ni planter d'arbres fruitiers, ni boire de vin, ni bâtir de maisons.
Celui qu'on découvrait occupé à de tels travaux était puni de
mort. Ils observent cette loi parce qu'ils estiment que ceux qui possèdent des biens sont facilement obligés de se mettre aux ordres des puissants qui convoitent ces richesses. Une partie d'entre eux nourrissent des chameaux ; d'autres font paître des brebis dans le désert. Parmi les peuples arabes, beaucoup vivent comme des pâtres dans le désert ; mais ceux-ci surpassent de beaucoup les autres en richesses, bien que leur nombre ne soit pas très supérieur à dix mille, car beaucoup d'entre eux s'occupent de transporter à la mer l'encens, la myrrhe et les très coûteux aromates, qu'ils reçoivent de ceux qui les rapportent de l'Arabie appelée Heureuse. Mais ils aiment par-dessus tout la liberté et lorsqu'une puissante force ennemie s'approche, ils s'enfuient dans le désert, lequel leur sert de forteresse ; car, étant privé d'eau, il est impraticable aux étrangers, mais à eux seuls il offre une protection assurée, car ils se sont ménagé des cavités creusées dans le sol et crépies à la chaux ; le sol est à la fois argileux et formé de pierre molle ; ils y creusent de grandes citernes auxquelles ils pratiquent soigneusement de petites ouvertures ; ils les font toujours plus considérables en profondeur ; il en est même qui mesurent un plèthre de chaque côté. Ils remplissent ces cavités d'eau de pluie, cachent les ouvertures et, ayant aplani le sol environnant, ils laissent des signes connus d'eux seuls, mais incompréhensibles aux autres. Ils abreuvent leurs troupeaux, de trois en trois jours, de manière que, dans les temps de sécheresse et de fuite, ils ne manquent pas d'eau nécessaire ; ils se nourrissent de viande, de lait et des aliments que produit la terre. Dans leur pays croît le poivre et, sur les arbres, il y a beaucoup de miel appelé sauvage, qu'ils mélangent à l'eau et utilisent comme boisson. Il existe, du reste, d'autres peuplades arabes dont quelques-unes ont des relations avec les peuples soumis au tribut, cultivent le sol et ont les mêmes mœurs que les Syriens, sauf qu'elles n'habitent pas dans des maisons. »
Diodore met son récit au présent et paraît avoir en vue les Nabatéens de son temps ; mais à l'époque où il vivait, ceux-ci sont un peuple relativement cultivé et connaissant en tout cas l'art de construire les maisons. Du reste Strabon, qui écrit peu de temps après Diodore, trace une esquisse toute différente de la vie des peuplades nabatéennes. Voici ce qu'il écrit1: « Les peu-
1 XVI, 4, 21 et 26. Édit. Teubner, 1904, III, pp. 1087-1088; 1093-1094.
pies les plus rapprochés de la Syrie sont les Nabatéens et les Sabéens ; ils habitent l'Arabie Heureuse et souvent ils y ont fait des ravages, avant qu'elle appartînt aux Romains ; mais maintenant ils sont soumis aux Romains, de même que les Syriens. La métropole des Nabatéens est la ville appelée Pétra ; elle est située dans un endroit d'ailleurs plat et uni, mais fortifié tout alentour par des rochers ; à l'extérieur, ce sont des escarpements taillés à pic ; mais à l'intérieur, il y a des sources abondantes qui donnent de l'eau potable et permettent la culture des jardins. En dehors de cette enceinte, la contrée n'est qu'un désert, surtout du côté de la Judée. Le chemin le plus court conduit en trois ou quatre jours à Jéricho et en cinq jours à la Palmeraie. 1 Ce peuple est toujours gouverné par un homme de race royale, mais le roi a pour intendant un de ses amis qui est appelé « frère ». Athénodore, un philosophe et notre ami, est' allé chez les gens de Pétra et en a raconté des choses merveilleuses. Il déclare y avoir trouvé beaucoup de Romains qui y vivent a demeure, de même que d'autres étrangers ; il vit souvent des étrangers faire des procès les uns aux autres, de même qu'aux indigènes ; en revanche, jamais il ne vit des indigènes s'accuser les uns les autres en justice, mais au contraire ils vivent entre eux dans une paix parfaite. » — « Les Nabatéens sont avisés et jaloux de leurs biens, à tel point que l'autorité publique punit d'une amende celui qui diminue son avoir, mais attribue des honneurs à celui qui l'augmente ; ayant peu d'esclaves, ils se font servir le plus souvent par leurs parents ; ou bien ils se servent les uns les autres ; ou bien encore ils sont eux-mêmes leurs propres serviteurs, si bien que cette coutume est observée même par les rois. Ils organisent des repas en commun, auxquels ils prennent part jusqu'à 13 personnes par table ; deux musiciens sont présents à chaque agape. Le roi aussi prépare dans un vaste appartement beaucoup de ces repas, mais personne ne boit plus de onze coupes, chaque fois dans un vase d'or différent ; le roi est de mœurs si populaires qu'il est son propre domestique et que même parfois il se fait le domestique des autres. Souvent il rend compte au peuple de son administration ; quelquefois même on examine les événements de sa vie privée. Les maisons sont de superbes constructions de pierres,
1 Peut-être Nakliel.
mais les villes n'ont pas de murailles, vu les dispositions pacifiques des habitants. Le pays est en général productif, mais il n'a pas d'huile d'olive et l'on se sert d'huile de sésame. Les moutons ont le poil blanc, les bœufs sont de grande taille, mais le pays ne convient pas à l'élève des chevaux ; en revanche, les chameaux font le travail de ceux-ci. Les Nabatéens ne portent pas la tunique ; ils vont en caleçons et en sandales, même les rois, sauf que ceux-ci emploient l'étoffe de pourpre ; certains objets sont entièrement importés ; d'autres en partie seulement ; la plus grande partie de ces objets sont indigènes, comme l'or, l'argent, la plupart des aromates ; mais le cuivre, le fer, les habits de pourpre, le styrax, le safran, le costus, les objets ciselés, l'écriture, les ouvrages modelés ne sont pas indigènes. Ils considèrent les cadavres comme des ordures, ainsi que le dit Héraclite : Il vaut mieux jeter au vent les cadavres que le fumier.
C'est pourquoi ils enterrent les rois mêmes près des dépôts d'ordures. Ils adorent le soleil, élèvent sur la maison un autel sur lequel ils font chaque jour des libations et brûlent de l'encens. »
Cette description, pour incomplète qu'elle soit, ne manque pas d'intérêt. Le mot Pétra ne signifie pas seulement la Roche : c'est, pour les Romains, le nom propre de la ville 1 ; la situation exceptionnelle de celle-ci a été fort bien remarquée par Athénodore, l'informateur de Strabon. La cité est cosmopolite et cependant les Nabatéens ont conservé leurs mœurs originales et ne sont pas contaminés par la civilisation d'Occident ; ils ne connaissent pas le luxe du vêtement, le despotisme impérial, les excès de la table, le maquis de la procédure ; le roi est le primus inter pares ; l'hospitalité y est tout orientale ; les procès sont inconnus, ce qui fait supposer que les différends étaient tranchés sans appel par la sentence de certains chefs ou du roi lui-même ; en d'autres termes, la justice est exercée d'une façon patriarcale, comme chez les tribus arabes. Adonnés au trafic des marchandises et à la culture de leur sol, les Nabatéens sont des gens pacifiques, ce qui ne veut pas dire qu'ils ne savent pas se défendre à l'occasion : l'échec des expéditions d'Antigone en est la preuve et l'extension de l'empire nabatéen témoigne d'une énergie con-
1 D'après Josèphe, le nom indigène était Arkê (Antiq. IV, 4, 7) ou Arekémê (Antiq. IV, 7, 1) et serait dérivé de Rqem, nom d'un roi madianite, Nomb. XXXI, 8, Jos. XIII, 21. Effectivement, Rqem se retrouve comme nom de personne dans une inscription nabatéenne de Pétra.
quérante peu commune. Cependant, tous les dires de Strabon ne sont pas paroles d'Evangile ; ainsi son histoire de fumier, à propos des coutumes funéraires des Nabatéens, laisse rêveur ; on se demande si le géographe grec n'a pas été la victime d'une mystification de son ami Athénodore1 : les philosophes sont capables de ces tours-là ; en tout cas, les magnifiques tombeaux de Pétra et d'ailleurs protestent contre ces fantaisies.
Abstraction faite des récits de Diodore et de Strabon, les renseignements que nous possédons sur Pétra et les Nabatéens sont clairsemés. L'historien juif Josèphe, les livres des Maccabées les mentionnent assez souvent, mais d'une façon indirecte et comme en passant ; les monnaies et les nombreuses inscriptions nabatéennes apportent aussi quelques précieuses lumières. On connaît les noms d'une quinzaine de rois de Pétra ; leurs années de règne embrassent une période de 250 ans environ, depuis le milieu du deuxième siècle av. Jésus-Christ jusqu'à la fin du premier siècle de l'ère chrétienne. - La ipuissance politique des Nabatéens se développa surtout lorsque celle des Séleucides et celle des Lagides en Palestine et en Syrie fut à peu près ruinée, c'est-à-dire vers l'an 100 av. Jésus-Christ. Alors ils étendent considérablement leur territoire et parviennent à se tailler un Etat indépendant qui ne fut pas sans prestige. Mais en même temps se fonde et grandit d'année en année l'empire juif des Hasmonéens. Nécessairement des relations devaient s'établir entre les deux royaumes voisins et c'est ce qui eut lieu en effet.
Déjà précédemment, à l'époque de la grande insurrection juive contre Antiochus Epiphane, les deux héros, Judas Maccabée et son frère Jonathan, étaient entrés en contact avec les Nabatéens et avaient entretenu avec eux d'excellents rapports (vers 164). Il n'en fut pas de même quand les deux royaumes eurent à leur tête des princes belliqueux et entreprenants, comme ce fut le cas au commencement du premier siècle av. J.-C. Le roi Arétas III (85-60 environ) parait avoir été le fondateur de la puissance nabatéenne ; c'est lui qui étendit très loin les frontières de son empire et remporta d'éclatants succès militaires. Il entra d'abord
A moins d'admettre qu'il a confondu le terme araméen kopràh, gravé sur les monuments funéraires et signifiant « tombeau », avec le mot grec kopros, qui veut dire « fumier ».
* E. Schurer, Geschichte des judischen Volkes im Zeitalter Jesu Christi, 1 (3°e édition), pp. 726-744.
en lutte avec Antiochus XII, fils d'Antiochus Gryphus, et l'un des derniers princes séleucides ; celui-ci s'était avancé à marches forcées contre les Arabes. « Le roi des Arabes, raconte Josèphe, 1 se retirant d'abord vers des cantons plus favorables au combat, fit ensuite brusquement volte-face avec sa cavalerie, forte de dix mille chevaux, et tomba sur l'armée d'Antiochus en désordre. La bataille fut acharnée tant qu'Antiochus vécut ; ses troupes résistèrent même sous les coups pressés des Arabes qui les décimaient. Quand il tomba mort, après s'être exposé continuellement au premier rang pour soutenir ceux qui faiblissaient, la déroute devint générale. La plupart des Syriens succombèrent sur le champ de bataille ou dans la retraite ; les survivants se réfugièrent dans le bourg de Cana ; mais, dépourvus de vivres, ils périrent, à l'exception d'un petit nombre. » Cette victoire valut à Arétas la possession de Damas et de la Coelésyrie, mais provoqua la jalousie du belliqueux roi hasmonéen Alexandre Jannée ; une grande guerre éclata. Alexandre s'empara de plusieurs villes de la Transjordane, mais fut battu sur son propre territoire 2 par le Nabatéen. Ces succès augmentèrent beaucoup sa puissance et ceci explique pourquoi, quelques années plus tard, vers l'an 65, le prince juif Hyrcan II, fils d'Alexandre Jannée, sollicita l'aide d'Arétas dans la lutte qu'il soutenait contre son frère Aristobule. « Il y avait alors, dit Josèphe 3, un ami d'Hyrcan appelé Antipater, possesseur d'une grande fortune, homme entreprenant par nature et remuant, mal disposé pour Aristobule et brouillé avec lui à cause de son dévouement pour Hyrcan. Antipater, voyant donc d'un mauvais œil Aristobule, devenu le maître et craignant que la haine qu'il avait pour celui-ci ne lui attirât des ennemis, conspira secrètement contre ce roi et s'aboucha avec les plus influents des Juifs ; il était injuste, disait-il, qu'on supportât qu'Aristobule gardât indûment le pouvoir après l'avoir arraché à son frère, plus âgé que lui, auquel le trône appartenait par droit d'aînesse. Et constamment, il tenait ces mêmes propos à Hyrcan lui-même, ajoutant
1 Guerre juive, I, 4, 7; Antiq. XIII, 15, 1. Josèphe ne donne pas ici le nom du roi des Arabes, mais immédiatement après il parle d'Arétas, et c'est de celui-ci qu'il s'agit très probablement. Toutefois, consulter, sur ce point, Clermont-Ganneau, Recueil d'archéologie orientale, II, pp. 221 ss.
2 A Adida, près de Ludda. en Judée. Antia. XIII, 15, 2.
a Antiq. XIV, 1, 3-2, 3. Guerre juive I, 6, 2-3.
que la vie de celui-ci était en danger s'il ne se gardait et ne se mettait à l'abri. Hyrcan n'ajoutait pas foi à ces discours, car il était d'un naturel honnête et sa loyauté n'admettait pas facilement la calomnie. »
« Lorsqu'Antipater vit qu'Hyrcan ne prêtait aucune attention à ses discours, il ne laissa plus passer un seul jour sans calomnier auprès de lui Aristobule qu'il accusait de vouloir tuer son frère ; enfin, à force de le presser, il le décida par ses conseils à se réfugier auprès d'Arétas, roi des Arabes : il lui promettait, s'il l'écoutait, d'être lui-même son allié. Hyrcan, sur ces assurances, pensa qu'il était de son intérêt de s'enfuir auprès d'Arétas : l'Arabie est, en effet, limitrophe de la Judée. Il envoya d'abord Antipater auprès du roi des Arabes pour recevoir des assurances qu'il ne le livrerait pas à ses ennemis s'il venait auprès de lui en suppliant.
Dès qu'il eut reçu ces garanties, Antipater revint à Jérusalem auprès d'Hyrcan. Puis, peu de temps après, il sortit de la ville avec lui pendant la nuit et l'amena, après un long voyage, à Pétra : c'est le nom de la ville où se trouvait le palais d'Arétas.
Comme il était grand ami du roi, il lui demanda de ramener Hyrcan en Judée ; grâce à ses instances, qu'il renouvelait chaque jour sans se lasser, grâce aussi à ses présents, il décida Arétas. Hyrcan promit à celui-ci, s'il le ramenait et lui rendait la royauté, de lui restituer le territoire et les douze villes que son père Alexandre avait enlevées aux Arabes. » « Fort de ces promesses, Arétas marcha contre Aristobule avec cinquante mille cavaliers et de l'infanterie ; il le vainquit en bataille rangée. A la suite de cette victoire, il y eut de nombreuses défections en faveur d'Hyrcan ; Aristobule, abandonné, s'enfuit à Jérusalem.
Mais le roi des Arabes, à la tête de toutes ses troupes, vint attaquer le Temple et l'y assiégea avec l'aide du peuple qui s'était prononcé pour Hyrcan, tandis que les prêtres seuls restaient fidèles à Aristobule. Arétas, ayant réuni les forces des Arabes et des Juifs, poussa vivement le siège.» « A ce moment, Pompée, qui se trouvait alors en Arménie, encore en guerre contre Tigrane, envoya Scaurus en Syrie. Celuici, arrivé à Damas, trouva cette ville aux mains de Lollius et Métallus, qui venaient de s'en emparer ; lui-même se dirigea alors rapidement sur la Judée. Dès qu'il y fut arrivé, des envoyés vinrent le joindre de la part d'Aristobule et d'Hyrcan, demandant les uns et les autres son alliance. Aristobule promit
de lui donner 400 talents ; Hyrcan offrit la même somme. Scaurus accepta l'offre d'Aristobule, car celui-ci était riche et généreux et ne demandait que des choses raisonnables, tandis qu'Hyrcan, pauvre et avare, exigeait davantage en retour d'une promesse incertaine. Il était en effet autrement difficile de s'emparer par la force d'une ville assiégée et bien défendue, que de chasser une troupe de transfuges et la foule des Nabatéens peu propres à la guerre. Pour ces raisons, il prit le parti d'Aristobule, reçut l'argent et fit lever le siège, donnant à Arétas l'ordre de se retirer s'il ne voulait pas être déclaré ennemi des Romains. Puis Scaurus revint à Damas, et Aristobule, à la tête de forces nombreuses, marcha contre Arétas et Hyrcan, les attaqua près de l'endroit appelé le Papyrôn, les vainquit et tua environ six mille ennemis, au nombre desquels Phallion, frère d'Antipater. »
On voit que la fin du règne d'Aritas III est marquée par la première arrivée des armées romaines en Palestine. Damas tomba en leur pouvoir ; Pompée s'empara de Jérusalem et de toute la Syrie, dont il confia le gouvernement à Scaurus, en 63. L'année suivante, celui-ci se met en marche contre les Nabatéens. « Scaurus 1 fit une expédition contre Pétra en Arabie. La ville étant d'un accès difficile, il se mit à piller le pays environnant. Comme l'armée souffrait de la famine, Antipater, sur l'ordre d'Hyrcan, lui fournit du blé pris en Judée et tous les approvisionnements dont il avait besoin. Envoyé par Scaurus comme ambassadeur à Arétas, en raison de leurs relations d'hospitalité, il persuada celui-ci de payer une indemnité pour éviter le ravage de son territoire et se porta lui-même garant pour trois cents talents.
A ces conditions, Scaurus mit fin à la guerre, ce qu'il désirait autant qu'Arétas. » Pour cette fois, la Nabatène échappa à la conquête romaine ; elle resta indépendante et c'est à tort que Pompée s'est vanté de l'avoir soumise ; la monnaie qu'il fit frapper à cette occasion et qui représente Arétas à genoux comme un suppliant, n'atteste que l'orgueil du général romain.2 Arétas ne fut rien moins qu'un vassal ; mais, tout en défendant la liberté de son peuple, il n'était point inaccessible aux influences étrangères ; sur ses monnaies, il se donne le titre de Philhellène, « ami des Grecs », et paraît avoir subi le prestige de la civilisation occidentale. On a supposé que c'est lui qui donna à Pétra le carac-
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2 Babelon, Monnaies de la république romaine, I. D. 120 ss.
tère d'une ville véritable. C'est bien possible, quoique les témoignages fassent défaut. Nous savons qu'il y avait fait construire un palais et tout porte à croire qu'il embellit et développa sa capitale.
Les successeurs immédiats d'Arétas III, — Malichou Ier et Obodas II, — sont au fond peu connus. On sait qu'ils eurent des démêlés avec les Romains et qu'ils entrèrent en lutte avec Hérode le Grand. 1 Les biblistes s'intéresseront plus particulièrement à Arétas IV, parce qu'il vivait à l'époque du Christ et que le Nouveau Testament en parle. Son long règne s'étend de l'an 9 avant J.-C. à l'an 40 après J.-C. Ce prince est connu surtout par de nombreuses inscriptions de Hégra (Medaïn-Salih) dans l'Arabie septentrionale et par quelques textes nabatéens trouvés à Pétra, à Madâba, à Sidon et même à Puzzoles ; il y prend le surnom de rakhem ammeh, « celui qui aime son peuple » ; par cette titulature patriotique il veut protester contre le servilisme d'autres rois qui affichaient leur amitié pour les Grecs ou les Romains. Sous le gouvernement d'Arétas IV, Pétra acquit une nouvelle splendeur ; de superbes tombeaux datent de cette époque ; en outre, les relations commerciales s'étendirent au loin.
Hégra était l'entrepôt principal des marchandises de l'Arabie et comme la capitale commerciale de la Nabatène. On recherche l'alliance d'Arétas. Une de ses filles épouse le tétrarque de la Galilée, Hérode Antipas ; mais celui-ci la répudie pour la remplacer par la trop célèbre Hérodias. Ce fut la cause d'une guerre assez longue, dans laquelle le roi arabe vainquit Hérode ; mais l'intervention des Romains empêcha Arétas de bénéficier de ses avantages. Le légat Vitellius s'apprêtait à attaquer les Nabatéens quand, apprenant la mort de Tibère, il renonça à son expédition.2 C'est peu après ces événements, vers l'an 39 après J.-C., qu'il faut placer le voyage de saint Paul à Damas ; la ville était alors, d'après l'apôtre (2 Corinthiens XI, 32), gouvernée par un ethnarque d'Arétas ; est-ce à dire qu'elle fut reconquise par les Nabatéens à la suite d'une guerre contre les Romains ? Selon toute vraisemblance, Damas était restée au pouvoir de l'empire, mais elle fut confiée aux soins d'Arétas par Caligula, qui était coutumier de ce genre d'opérations.
Du reste, l'existence même du royaume nabatéen allait bien-
1 A ntia. XV, 5; xn, 9, 1 ; Guerre juive, 1, 19, 1 ; Strabon, XVI, 4, 22-24.
2 Antiq. XVIII, 5, 1 et 3.
tôt prendre fin ; nous ne connaissons guère que les noms des derniers rois de Pétra, Abias, Malichou II et Rabel ; cela ne signifie point que leur puissance soit entrée dans une période de décadence ; si l'on en croit Josèphe, 1 la Nabatène s'étendit même jusqu'à l'Euphrate, et la découverte d'une inscription de Rabel à Dmer, sur le chemin de Damas à Palmyre, confirme cette indication de l'historien juif. Mais, de plus en plus, les Romains envahissaient l'Orient et la Nabatène devait fatalement tomber en leur pouvoir. C'est ce qui arriva en 105 ; le royaume juif d'Hérode Agrippa II venait d'être réuni à la province romaine de Syrie ; le voisinage immédiat des Nabatéens pouvait amener des conflits et offrir des dangers ; en outre, une assez forte colonie romaine habitait Pétra et les richesses commerciales de l'Arabie devaient tenter les empereurs. Trajan décida la conquête de la Nabatène ; les opérations militaires furent conduites par Cornélius Palma, légat de Syrie. Nous ne savons rien des événements de cette campagne ; nous n'en connaissons que les résultats. Pétra fut prise et tout le pays fit soumission aux Romains. 2 Provisoirement, la contrée fut réunie à la Syrie ; mais l'année suivante, en 106, Trajan la réduisit en province romaine indépendante, sous le nom de Provincia Arabia, avec, pour capitale, Bosra, dans le Hauran.3 Pétra ne perdit rien en changeant de maître ; au contraire, sa gloire brilla de plus en plus ; la ville s'orna de nombreux monuments, temples et tombeaux, dont le style et l'éclatante magnificence contrastent avec la simplicité harmonieuse des édifices antérieurs. Des routes furent construites ; l'une d'elles traversait toute la Transjordane, des frontières de Syrie au golfe élanitique, en passant à Pétra. Il est impossible d'établir l'apport de chaque empereur à cette œuvre de civilisation. Tout porte à croire qu'un des plus beaux monuments de Pétra, dont nous parlerons plus loin, date du règne d'Adrien (117-138). Mais à partir d'Alexandre Sévère (208-235) commence réellement la décadence, ou plutôt on constate un arrêt dans le développement de la cité : la construction des tombeaux cesse, de même que la frappe des monnaies. La ville fut-elle victime d'une catastrophe ?
A-t-elle été conquise et détruite par quelque prince de la dynastie
Anliq. I, 12, 4.
Dion Cassius, LXVIII, 14.
3 Ce qu'on appelle l'ère de Bosra commence, en effet, le 22 mars 106.
des Sassanides, qui venait de s'élever en Perse ? On ne sait. En tout cas, la fondation du royaume de Palmyre explique, pour une part du moins, la déchéance de Pétra ; les voies commerciales s'établirent entre la Méditerranée et le golfe Persique et désormais l'antique capitale des Nabatéens, placée en dehors de la route des caravanes, fut vite abandonnée. Le christianisme même, qui y avait fondé un évêché, ne parvint pas à lui conserver son lustre d'autrefois. La conquête musulmane acheva la ruine de la fameuse cité : l'oubli dans lequel elle tomba dura douze siècles. Le 22 août 1812, l'explorateur suisse Burkhardt, déguisé en Arabe, retrouvait Pétra.
* *
Les plus anciens tombeaux 1 sont précisément ceux qui s'élèvent en face de notre campement. Il y en a là une quarantaine, disposés en ligne sur quatre ou cinq étages ; plusieurs sont fort bien conservés. Ils produisent un effet superbe, le matin surtout, quand le soleil les éclaire doucement ; les façades se détachent avec vigueur ; les cavités qui les entourent restent dans l'ombre et mettent en valeur le dessin des monuments. La forme générale de chacun d'eux est celle d'un îpylône taillé en pleine roche, sur trois côtés seulement ; l'idée du pylône est égyptienne et il est bien possible que nous ayons ici un emprunt à l'architecture religieuse des Pharaons : la tombe nabatéenne serait comme l'entrée d'un Temple où le mort va s'unir à la divinité. Toutefois, il se peut aussi qu'elle ne soit que la reproduction de la demeure des vivants et fournisse ainsi le type de l'antique maison nabatéenne. La décoration est fort simple ; au haut de la façade, un ou deux registres de petits créneaux ; de loin on dirait que le monument est entouré de rubans de dentelle. La porte, quadrangulaire, est, en général, sans aucun ornement ; parfois, le linteau est formé d'une architrave ou d'un fronton ; mais souvent, au-dessus de l'ouverture, le sculpteur a creusé un petit canal transversal qui servait de gouttière. On le voit, rien n'est moins compliqué que le style de ces édifices.
1 Pour l'étude de l'architecture nabatéenne, consulter : Briïnnow et von Domaszewski, Die Provincia Arabia, 1904. Tome I, pp. 137-188.
FIG. 53. — ANCIENS TOMBEAUX NABATÉENS
Toutes ces maisonnettes se ressemblent, et la simplicité harmonieuse de leur architecture caractérise et distingue les tombeaux de l'époque ancienne.
Les autres types qu'on rencontre sur la même paroi de rochers et ailleurs paraissent être de provenance étrangère et de date plus récente. Je n'en signalerai qu'un ou deux spécimens. Voici, dissimulé derrière des broussailles et abîmé par le marteau des pillards, un monument d'un genre bien particulier1 : quatre pilastres surmontés de deux arcs en plein cintre, au centre desquels est sculptée une sorte de rosace. Il n'est, du reste, pas seul de son genre ; on en retrouve de pareils en d'autres endroits, parmi des édifices de basse époque. On a supposé, non sans raison, que ces tombes étaient destinées à des étrangers, peutêtre à des Syriens, puisque l'arc est un motif architectural très répandu en Syrie. Voici ailleurs, un autre type tout aussi curieux et reproduit très souvent dans la nécropole de Pétra : l'édifice 2 est couronné de deux escaliers s'élevant en sens inverse et reposant sur une moulure en forme de gorge ; en revanche, les registres de créneaux manquent souvent. Ce dispositif n'est pas un élément nouveau de décoration et ne nous paraît pas avoir une signification religieuse spéciale ; en réalité, le double escalier n'est que l'agrandissement des deux demi-créneaux qui servent d'angle dans la frise ; quand l'artiste voulut donner à cet ornement des proportions si considérables, il ne put pas le laisser sur la façade du monument, il dut le transporter au-dessus de la corniche où il servait de couronnement à tout l'édifice. Du reste, les tombes de cette espèce ne sont point d'un style tout à fait original ; la gorge est égyptienne et l'influence de l'art grec se remarque à plusieurs détails de sculpture. On peut dire que ce groupe de tombeaux est de date plus récente que celui des humbles pylônes dont nous parlions tout à l'heure.
Quoi qu'il en soit, une chose frappe : c'est la quantité des hypogées creusés au pied de cette colline ; celle-ci est enveloppée à l'Est, au Nord et à l'Ouest d'une ceinture de plus de deux cents tombeaux, depuis les plus anciens, ceux qui viennent d'attirer plus particulièrement notre attention, jusqu'à ceux de l'époque romaine. Aussi bien cette colline est-elle précisément ce
1 On l'aperçoit à gauche de la fier. 53.
2 On l'aperçoit à droite de la (ig. 5i.
FIG. 54. — ANCIENS TOMBEAUX NABATÉENïj
que les auteurs bibliques, Diodore et d'autres, appellent la Roche, c'est-à-dire la forteresse naturelle, escarpée, imprenable où les vieux Nabatéens trouvaient un refuge assuré et qui a défié les attaques de l'ennemi. De l'endroit où nous sommes, au pied de la paroi orientale, il est impossible de se rendre compte de l'aspect général de la célèbre montagne. Mais, faites-en le tour par le Nord, placez-vous à quelque distance de la paroi occidentale, au fond même de la vallée, qui est relativement spacieuse, et vous pourrez embrasser d'un regard d'ensemble la Roche nabatéenne. Du Nord, elle s'élève en gradins énormes jusqu'à une hauteur de cent mètres environ au-dessus du val ; à l'Est et à l'Ouest, elle tombe presque à pic ; au Sud, elle se rattache au système qui se prolonge jusqu'au Djebel Hâroun. Le spectacle est impressionnant. La Roche, teinte en rouge, déchirée par de
profondes fissures, trouée de cavernes et pourtant massive, a un aspect redoutable ; elle est comme dressée sur un piédestal de tombeaux, dont les pilastres et les corniches ont l'air de soutenir l'immense citadelle ; la mort semble couchée au pied de la forteresse et fait bonne garde. Ce lieu est sacré ; au sommet, les dieux nabatéens avaient leurs sanctuaires ; c'est pourquoi la Roche, demeure de la divinité, est devenue une nécropole : elle était à la fois temple et cimetière.
* *
Ce n'est pas un jeu que de grimper là-haut ; un seul chemin est réellement praticable ; il commence au pied de la paroi orientale, non loin des vieux tombeaux nabatéens ; c'est vraisemblablement le sentier que mentionne Diodore de Sicile comme étant l'unique voie d'accès au sommet de la Roche. A voir ces rochers perpendiculaires qui se dressent en cet endroit, on ne croit pas qu'un chemin puisse les escalader ; pourtant, il est là, dissimulé dans les blocs de grès qui s'empilent en un chaos. Je m'y suis engagé avec courage, insouciant des difficultés ; d'abord, on monte sans trop de peine ; des marches d'escalier, bien taillées dans la montagne, facilitent l'ascension ; à mesure qu'on s'élève, le site se révèle toujours plus pittoresque, toujours plus extraordinaire ; la vallée est ici très étroite ; des deux côtés, les roches verticales s'affrontent, semblent se mesurer et se jeter
un défi ; au fond gronde le torrent ; c'est le seul bruit qui trouble ces affreuses solitudes. Je me sens comme perdu dans ce pays de djinns et de revenants : seules, nos tentes, que j'aperçois* là-bas, toutes blanches dans l'incarnat de la montagne, attestent la présence d'êtres humains.
Mais bientôt je constate que le sentier n'est plus qu'un véritable casse-cou ; il s'enfonce dans une fissure profonde et sur-
FIG. 55. - LE HAUT LIEU
Cliché Savignac.
La cour, vue du Sud. Le sanctuaire est à gauche.
plombe un gouffre ; les Nabatéens, en effet, l'ont creusé dans le vif du rocher, dont les parois à droite et à gauche sont à pic.
On imagine difficilement un lieu plus sauvage ; la gorge, très resserrée, a des colorations de feu, des reflets de flammes ; le sentier, toujours montant et toujours cahotant, traverse une fournaise. On ne voit plus que l'abîme et, en levant les yeux, les créneaux abrupts de la citadelle qui dominent le défilé. On comprend pourquoi les anciens habitants de Pétra ne craignaient pas leurs ennemis ; qui donc aurait osé s'aventurer dans ce passage à l'attaque de la Roche ? Aucun n'en serait sorti vivant.
Véritablement, le refuge des Nabatéens était imprenable, au moins par ce côté.
Je n'ose continuer l'ascension et, bien à regret, je redescends au bord du torrent. Il est nécessaire pourtant de dire un mot des curiosités archéologiques que mes compagnons ont eu le privilège de visiter au sommet de la montagne. Là était autrefois le Haut-Lieu des Nabatéens. Il en reste des vestiges assez carac-
FIG. 56. — LE HAUT LIEU L'autel (?), vu de la cour.
Cliché Savignac.
téristiques, bien que la lumière ne soit pas encore faite sur la destination exacte, la date, le sens religieux de chaque monument. 1 Au point culminant de la Roche se trouve le kharam, le lieu sacré où l'on offrait les sacrifices. Ce sanctuaire est entièrement taillé dans le grès. Une grande cour quadrangulaire, orientée du Nord au Sud, d'une quinzaine de mètres de long sur six de large environ, en est l'élément le plus considérable ; elle semble avoir été le lieu de rassemblement des fidèles qui pre-
R. Savignac, Le Haut-lien de Pél.ra, dans Revue biblique, 1903, pp. 280-288.
G. Dalman, Pelra und seine Felsheiligtumer, 1908, pp. 157-183.
naient part aux cérémonies du culte. La cour, en effet, règne immédiatement en face du sanctuaire proprement dit. Celui-ci a pour pièce principale un gros bloc de grès, monolithe, faisant corps avec la colline, au haut duquel on accède par un escalier de quatre marches. Que signifie ce monument? Les archéologues discutent encore ; est-ce un autel sur lequel on brûlait les victimes ? Est-ce un piédestal qui supportait une idole ?
FIG. 57. - LE HArT LlEl: Le dessus de l'autel ('!), vu du Nord-Est.
Cliché Savignac.
On ne sait, mais son aspect, sa disposition, sa structure, attestent que cet objet était vénérable ; du reste, immédiatement au Sud du bloc et en relation évidente avec lui, se trouve un autre autel dont la destination n'est pas douteuse : sur une plate-forme naturelle a été pratiqué un creux d'un mètre vingt-cinq de diamètre, dont le centre est formé d'une petite cuvette circulaire ; de là part un canal aboutissant à un bassin. C'est là, sans contredit, qu'on immolait les victimes ; le sang, recueilli sous l'auge, servait aux libations et, s'il existait une idole sur le gros bloc, à des aspersions destinées à l'image divine.
A quelque distance du Haut-Lieu, au Sud, on rencontre les ruines imposantes d'une forteresse, qui paraît avoir été faite de plusieurs tours d'angle, dont trois sont encore visibles, et entre lesquelles s'élevaient des ouvrages de défense. On a souvent attribué aux Croisés la construction de cette citadelle, ce qui n'est rien moins que prouvé. En tout cas, il est très possible que déjà les Nabatéens aient édifié ici un fort quelconque ; le vieux che-
FKi. 58. — RUINES DE LA FORTERESSE
Cliché Savignac.
min dont nous parlions plus haut aboutit précisément à la citadelle ; en outre, au Sud de celle-ci, on remarque une large et profonde coupure dans le roc ; la montagne a été aplanie sur un grand espace et on a laissé subsister seulement deux piliers de grès, dont le sommet indique l'ancien niveau du rocher. Or ces piliers ont un rapport quelconque avec le culte nabatéen.
Ce rapport est sans doute difficile à établir ; doit-on mettre ces piliers en parallèle avec les obélisques égyptiens qui ornaient la porte d'entrée des Temples? Faisaient-ils l'office de pierres sacrées ? Etaient-ce des cippes consacrés au Soleil ? ou bien des monuments destinés à commémorer quelque grand événement ?
D'autres hypothèses sont encore permises ; aucune n'est irréfutable. On voit que, s'il est bien établi que le principal sanctuaire des Nabatéens était installé au sommet de la Roche, l'incertitude subsiste encore sur l'attribution de tel ou tel objet particulier.
La religion des Nabatéens est peu connue. La divinité qui,
!•■[<;. 59. — I N DES OIŒI.ISQl'ES
Cliché Savignac.
dans leur Panthéon, occupait la première place, s'appelait Douschara, nom qui revient souvent dans les inscriptions et que reproduisent des auteurs grecs comme Suidas et Etienne de Byzance. Cependant, Douschara n'est pas un nom propre ; il signifie « le possesseur, le maître de schara » ; mais que veut dire schara ? Au fond, on n'en sait rien et on n'en saura proba-
blement jamais rien ; l'explication la plus vraisemblable nous paraît être celle-ci : « schara» est le nom même de la chaîne de montagnes où se trouve Pétra et qui est appelée encore aujourd'hui le Djebel-esch-Schera. Douschara était considéré comme le Souverain, le Roi de la montagne. Les Cananéens se faisaient de leur Dieu une idée pareille. Baal n'est ipas autre chose que le « maître » de telle sommité, telle ville ou telle région. Ainsi on ignore même le nom véritable du dieu nabatéen ; ou peut-être n'en avait-il aucun et ses fidèles se contentaient-ils de le désigner par un qualificatif. Cette souveraineté de Douschara semble devoir être mise en rapport avec celle du soleil ; mais, ici encore, il faut se méfier des affirmations tranchantes. Nous ne possédons guère sur ce point qu'un renseignement de Strabon, mentionné plus haut et d'après lequel les Nabatéens adoraient le soleil ; nous n'avons aucune raison de suspecter cette donnée et il est très probable, en effet, qu'à l'origine, Douschara était un de ces dieux de la nature, comme on en rencontre si souvent dans l'ancien Orient. Le parèdre de Douschara était la divinité féminine Allal, mot qui signifie simplement la déesse ; son nom propre est donc aussi inconnu, et quant à sa nature, nous en sommes réduits aux conjectures. Allat représentait peutêtre la lune ou quelque planète et on pourrait vraisemblablement la rapprocher de l'Astarté cananéenne qui, au dire de Jérémie (VII, 18; XLIV, 17 ss. 25), était la reine du ciel. Les Nabatéens avaient aussi établi sans doute des relations d'idées entre Douschara et Allât, mais nous ne sommes pas en mesure de rien préciser sur ce sujet.
Ces deux divinités formaient-elles à elles seules tout le Panthéon nabatéen ? C'est douteux ; les inscriptions contiennent encore, ici et là, d'autres noms divins, mais il est possible que ces dieux secondaires n'aient pas eu d'existence indépendante et ne soient que des manifestations locales de Douschara et d'Allat. En tout cas, une chose est certaine : les Nabatéens déifiaient leurs rois, ou, à tout le moins, leur donnaient le titre de « dieux », soit par conviction, soit par flatterie. L'exemple le plus connu est celui du roi Obodas dont on a retrouvé le sanctuaire à En-Mer, colline située au Sud du Haut-Lieu ; il abritait la statue du prince, et on y lit une intéressante inscription : « Ceci est la statue d'Obodat, dieu, qu'ont faite les fils de Khonainou. pour le salut de Kharetat, roi des Nabatéens, qui aime son peuple, et
de Schouqailat, sa sœur, reine des Nabatéens. en l'an 29 de Kharetat, roi des Nabatéens, qui aime son peuple. » Ce dernier est donc Arétas IV, dont la 29rae année de règne correspond à l'an 20 environ de l'ère chrétienne. Quant à Obodas, le roi divinisé, c'est probablement Obodas II (28-9 av. J.-C.) ; son tombeau est peut-être celui qu'on a découvert à Abdeh, dans le Negeb palestinien. 1 A propos des symboles représentatifs des divinités nabatéennes, Suidas dit en parlant de Douschara : « L'image est une pierre noire, quadrangulaire, non taillée, de cinq pieds de haut et deux de large ; elle repose sur une base dorée. Ils lui offrent des sacrifices, répandent le sang des victimes sacrées et cela leur tient lieu de libations. Mais la maison est toute revêtue d'or et il s'y trouve beaucoup d'offrandes. » On voit, en effet, souvent à Pétra, creusées çà et là dans les rochers, des sculptures représentant un ou plusieurs piliers ; elles sont parfois même gravées dans des niches : ce sont évidemment des symboles de Douschara et, sans doute, aussi d'Allat. La forme de ces bétyles, qu'on retrouve aussi sur des monnaies, n'est pas toujours la même ; mais, avec ou sans socle, pointus ou arrondis en manière de cônes, ils figurent tous l'insigne des dieux nabatéens ; il faut rappeler encore que les Cananéens dressaient de même de ces pierres sacrées appelées « masséboth », dont les formes étaient très variées. L'emblème de Douschara s'élevait, au dire de Suidas, dans un temple magnifique ; jusqu'à présent, on n'a retrouvé à Pétra aucune trace de cet édifice ; s'il est vrai qu'il était orné de décorations ou d'objets en or, il dut servir d'appâts à de nombreux pillards et cela explique sa disparition totale. Les cérémonies du culte nabatéen ne paraissent pas avoir présenté une grande originalité : sacrifices, libations de sang, repas sacrés ; ces rites sont communs à toutes les religions de l'ancien Orient.
Même la curieuse coutume, signalée, comme nous l'avons vu, par Strabon, d'élever un autel sur le toit des maisons pour y brûler de l'encens, était pratiquée par les Israélites 2 et par les Babyloniens. 3 On fera une observation semblable à propos des assemblées religieuses organisées par les Nabatéens ; elles n'ont
Revue bibliaue. 1905. DO. 82-89.
2 2 Rois XXIII. 12: Jérém. XIX. 13: XXXII. 29: Sonh.. I. 5.
3 Zimmern und Winckler, Die Keilinse/iriften unri das Aile Testament, III"" éd., p. 601.
manqué à aucun peuple de l'Orient ; aujourd'hui encore, les Bédouins ont l'habitude de se réunir chaque année en certains endroits pour célébrer de bruyantes cérémonies sacrées. D'après les indices fournis par les monnaies, les grandes panégyries nabatéennes avaient lieu à Bosra et à Adraa. Mais il est certain que Pétra a été longtemps le centre de ces manifestations religieuses ; elle s'y prêtait admirablement ; sa fameuse nécropole, son antique Haut-Lieu, ses Temples et ses sanctuaires, tout la désignait au rôle prépondérant qu'elle avait à jouer dans le monde nabatéen.
Avec l'introduction des idées grecques et romaines, Douschara, Allat et leurs congénères devaient nécessairement se modifier.
Le syncrétisme religieux sévit en Nabatène comme ailleurs ; les légendes occidentales pénétrèrent jusqu'en Arabie. On y confond Douschara avec Dionysos, Allat avec Athéna ; peut-être même le vieux culte national accorda-t-il une place aux mythes égyptiens d'Osiris et Isis. Les solennelles panégyries de Pétra devaient refléter ces hautes fantaisies religieuses et philosophiques ; et, pour se rendre compte du cadre grandiose dans lequel se déroulaient ces fastueuses cérémonies, il faut aller visiter les ruines du théâtre nabatéen.
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* *
Nous y voici précisément. Le théâtre fait suite immédiate aux anciens tombeaux que nous venons d'admirer. Il a été creusé dans le contrefort septentrional de la Roche ; rien n'y est construit ; il est entièrement taillé dans le grès rougeâtre et on imagine sans peine l'énorme travail qu'a dû exiger l'évidement du roc sur un si grand circuit. L'amphitéâtre forme un arc en demi-cercle, dont le rayon mesure bien une vingtaine de mètres. Je n'ai ni le temps, ni les moyens d'en prendre les dimensions exactes, mais ce chiffre approximatif indique assez l'importance de l'enceinte ; les degrés, au nombre d'une trentaine, sont encore fort bien conservés. Sans doute, le temps, les pluies les ont usés oà et là, mais il est étonnant de voir combien les lignes circoncentriques ont conservé leur exactitude ancienne. Au-dessus du dernier degré, le rocher, surplombant les gradins, s'élève perpendiculaire, coupé franc. Dans cette paroi, qui garde encore sa
FIC. 60. LE THÉÂTRE
polissure primitive, s'ouvrent des cavités assez profondes qu'on a prises parfois pour des loges destinées aux personnages considérables de la cité ; mais ces « baignoires » d'un ancien genre eussent été bien malcommodes ; il eût fallu escalader la muraille pour pénétrer dans ces excavations grossièrement taillées. Il est beaucoup plus probable qu'elles ne sont que les extrémités des cavités tombales qui existaient avant le creusage du théâtre.
Celui-ci a donc pris la place d'anciens tombeaux, auxquels il a emprunté quelque chose de leur caractère religieux. Du reste, partout aux abords de l'enceinte, vous voyez des tombes ; les spectateurs étaient entourés de morts. Non seulement ils pouvaient contempler à leur droite et à leur gauche les demeures sépulcrales de leurs ancêtres, mais, face à eux, de l'autre côté du ruisseau, la paroi orientale des rochers leur offrait le spectacle mélancolique d'une quantité de tombeaux aux grandes et sévères façades sculptées.
Sous la caresse du soleil matinal, le théâtre se revêt de teintes admirables ; le rouge des grès se dore, adoucit son éclat, laisse transparaître des veines bleues et violettes, qui courent le long des gradins ou montent en zigzaguant de degré en degré ; on voit, entre ces lignes sinueuses, toutes sortes de dessins, de silhouettes, d'arabesques brodés sur des fonds jaunes et blancs comme sur une riche tenture. Vraiment, de loin, on dirait que les gradins de l'amphithéâtre sont couverts d'un velours diapré, chaud, moelleux et que le long des parois qui l'enveloppent pendent des draperies multicolores. Cette remarque a été faite avant nous par d'autres voyageurs et elle est pleine d'à propos. L'illusion est complète et, pour la dissiper, il faut s'approcher, toucher ces marches satinées et constater ainsi que tout cela c'est bien de la pierre et rien que de la pierre.
Dans ce merveilleux décor se jouaient autrefois les mystères nabatéens en l'honneur de Dionysos-Douschara et d'Allat. De tous les points du pays on accourait ici pour assister aux cultes solennels, entrer en communion avec les dieux et avec les esprits des morts. Nous aimerions à savoir en quoi consistaient ces cérémonies, en connaître tout au moins les actes principaux ; mais nous en sommes réduits à de vagues conjectures. D'après Epiphane,1 les Nabatéens célébraient la naissance de Douschara,
1 Cf. Zeitschrift der deutschen morgenlànd. Gesellschaft, XXIX, pp. 101,et ss.
FIG. 61. — LE KASR FIRAOUN, VU DU SUD-EST.
mis au monde par une vierge. Etait-ce une sorte de glorification du Soleil, envisagé comme un héros qui, chaque année, au printemps, reprend une vie nouvelle ? Faut-il mettre ces pratiques en rapport avec les usages funéraires et y voir le symbole d'une survivance des âmes ? Dans cette ville de tombeaux, où reposaient les grands morts nabatéens, il serait assez étrange qu'une place n'ait pas été réservée à leur souvenir dans les panégyries annuelles, cela d'autant plus que les rois défunts étaient comptés au nombre des dieux. En tout cas, ces cérémonies devaient être toutes pénétrées de la pensée de la Mort ; où que l'assistant portât ses regards, il la voyait errer dans les sépulcres, escalader les rochers, courir le long du torrent en chantant sa complainte douloureuse et éternelle.
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* *
Retournons au centre de la ville. Je l'ai dit, les ruines y abondent, mais le temps me manque pour examiner chaque détail. Du reste, l'avouerais-je, le spectacle magnifique des montagnes ne me prédispose pas à l'étude ; cette féerie paralyse mes facultés d'observation ; je m'y promène en somnambule, incapable de produire un réel effort d'analyse. A l'Ouest de la vallée se dresse l'Acropole, puissant rocher terminé par une triple pyramide ; il est complètement détaché du massif montagneux qui l'environne et la rivière en fait le tour par le Nord. Les grandes ouvertures des chambres sépulcrales en percent les parois à leur base et à mi-hauteur. Peu de tombes sculptées ; en revanche, une particularité attire forcément l'attention : deux ou trois tombeaux sont restés inachevés, et l'on peut, grâce aux parties déjà construites, saisir le procédé employé pour la taille des monuments.
Le rocher était tout d'abord coupé en une grande surface perpendiculaire, sur laquelle on dessinait préalablement l'esquisse de la décoration extérieure. Puis on commençait la taille par le sommet du tombeau. Celui que j'examine en cet instant laisse apparaître une corniche et les chapiteaux de quatre pilastres. 1 Le sculpteur n'a pas terminé son travail ; est-ce faute d'argent, ou bien parce que la roche n'offrait pas ici une homogénéité suf-
1 On l'aperçoit à gauche de la fig. 61.
FIG. 62. — LE KASR FIRAOUN, VU DU NORD-OUEST
fisante pour que l'édifice pût tenir debout? Nous ne savons.
Devant l'Acropole, à l'Est, les restes d'une grande construction, que les Arabes appellent Kasr-Firaoun, le « Château de Pharaon ». On y a reconnu généralement un temple de l'époque romaine. L'édifice, presque carré, est bien mal conservé ; les gros moellons dont il était bâti gisent tout autour, épars dans les broussailles. Il est facile toutefois d'en retrouver le plan, car les murailles sont encore en place. C'est un temple du type in unlis ; le pronaos, orné de quatre colonnes maintenant détruites, donne accès à une vaste cella à trois nefs. L'extérieur est d'une coloration jaunâtre, qui contraste violemment avec le rouge de l'Acropole. Sous la corniche du mur oriental, on voit encore des fragments d'une jolie frise, avec métopes et triglyphes ; les pilastres des antes sont aussi sculptés. Devant le Temple, du côté Nord, une grande dalle quadrangulaire, haute de deux mètres, représente peut-être un autel. Du reste, tout le territoire qui avoisine l'édifice, le long de la rive gauche de la rivière, paraît avoir eu un caractère sacré ; c'était un lieu de réunion, une sorte de forum où s'assemblaient solennellement les fidèles et où convergeaient les' processions religieuses. A quelque distance du sanctuaire, dans la direction de la ville, se dresse, en effet, un superbe portail à trois piliers, monumental arc de triomphe qui marquait le point d'entrée dans le territoire du Temple. Il produit un effet saisissant lorsqu'on le regarde de l'Ouest ; derrière l'édifice, dans le lointain de la vallée, se dessinent les grands tombeaux gréco-romains, qui ornent la paroi orientale des rochers ; on imagine difficilement un fond plus riche et plus harmonieux au tableau de ces hauts piliers bran lants, frappés par la mort à jamais et qui s'élèvent vers le ciel avec des gestes de protestation.
A part les ruines que je viens d'énumérer et dans lesquelles je m'attarde de longues heures durant, toujours accompagné de mon petit Bédouin, il n'est presque rien resté de la ville proprement dite ; ici et là, des débris seulement : ruines de sanctuaires, de ponts, de citernes, ensevelies dans les décombres et les hautes herbes. Au bord de la rivière, près de l'arc de triomphe, on aperçoit encore les vestiges d'un quai, en gros blocs de maçonnerie. Plus au Sud, sur une petite éminence, une colonne nue, sans chapiteau, élève à cinq ou six mètres du sol sa pile de tambours rouges, au milieu d'un champ de pierres taillées, de
FIG. 63. — L'ARC DE TRIOMPHE
FKi. 64. — l'ÉTRA.. VESTIGES DE LA VILLE
FIG. 65. - LE zIIm FIRAOUN
pans de murs éboulés. Les indigènes ont donné à cette colonne un nom bizarre: Zibb Firaoun «le phallus de Pharaon»; ils n'ont pas l'air de se douter que ce sont là les restes probables d'un temple ou d'une église. Dans ces amas de décombres informes qui représentent aujourd'hui Pétra, il faudrait pouvoir pratiquer des fouilles méthodiques ; l'archéologie nabatéenne s'enrichirait sans doute de données précieuses et variées. Mais les entreprises de ce genre sont difficiles et coûteuses et la vieille cité restera longtemps encore endormie dans la poussière, au pied des monts pensifs qui semblent veiller sur son long sommeil.
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* *
En remontant la rivière, on arrive en face des grands tom- beaux ; ils étalent orgueilleusement leur superbe décrépitude ; ceux qui ont été ensevelis dans ces prétentieux monuments étaient des puissants du monde, qui voulaient perpétuer « à jamais », comme le disent certaines inscriptions funéraires, le souvenir de leur gloire. Ils n'ont réussi qu'à demi. Leurs tombeaux sont toujours là, mais combien maltraités, outragés par le temps et les hommes ! L'heure qui en sonnera la complète destruction ne saurait larder beaucoup. Le grès est résistant, sans doute ; mais, à la longue, il s'effrite, se ronge, tombe en miettes ; lambeaux après lambeaux, ces belles demeures des morts, faites pour défier le temps, s'écrouleront dans la vallée ou verront leurs façades grandioses s'user et disparaître « à jamais ».
Il n'est pas facile de photographier ces tombeaux, et longtemps je cherche un point de vue convenable. Ils sont creusés, sans doute, au pied de la montagne, mais celle-ci est précédée de terrasses assez élevées où s'entassent des monceaux de ruines, de sorte que les monuments sont comme accrochés à mi-côte de la paroi rocheuse ; si vous gravissez la terrasse, vous êtes trop près des édifices pour en prendre une image d'ensemble ; si vous restez au fond du val, vous êtes trop loin et votre photographie reproduira mal les détails architecturaux. Je prends le parti de m'installer sur la colline d'en face, et, tant bien que mal, je parviens à braquer mon appareil sur toutes ces splendeurs.
A gauche, se pavane le plus opulent de ces tombeaux ; il est énorme, même dans son état actuel, qui laisse pourtant beau-
coup à désirer. Il est long d'une quarantaine de mètres, haut dune trentaine et superposait autrefois trois étages de pilastres et de colonnes ; le dernier a aujourd'hui presque complètement disparu ; comme il était construit en pierres de taille et non pas sculpté dans la montagne, ainsi que les deux autres, il s'est écroulé. Malgré cela, ce qui reste du monument est encore fastueux ; quatre portes s'ouvrent entre les huit piliers inférieurs et
FIG. 66. — LE TOMBEAU A TROIS ÜAGES
conduisent à des chambres qui pouvaient abriter plusieurs cadavres. Une quinzaine de colonnes engagées forment le second étage ; des frontons de divers genres, des corniches gracieusement moulées, des chapiteaux nombreux, enrichissent cette superbe façade. On dirait celle d'un palais. Les morts qui l'habitaient étaient décidément fort bien logés. On aimerait savoir à quelle grande famille romaine ce mausolée appartenait ; mais aucune inscription n'y a été découverte qui puisse nous mettre sur la voie.
Tout à côté de ce monument, vous voyez un autre édifice
FIG. 67. — LE TOMBEAU CORINTHIEN
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funéraire de grandes dimensions ; on l'a appelé le tombeau corinthien, parce que les chapiteaux sont vaguement d'ordre corinthien. Mais les détails de la décoration sont à peine visibles ; le monument a été mis en pièces par les chercheurs de trésors ; il est comme fracassé; les corniches sont presque entièrement brisées ; l'étage inférieur, éventré, lamentable, présente, au lieu de portes, des baies informes. Pourtant, le dessin général de l'ensemble est assez gracieux ; le corps de l'édifice est surmonté d'une sorte de rotonde, flanquée de deux frontons coupés, ce qui lui prête une élégance que n'a pas le tombeau à étages ; il est moins lourd, moins massif ; il s'élance plus librement vers le ciel et a l'apparence d'un temple plus que celle d'un tombeau.
Plus simple, plus harmonieux, mieux proportionné est le monument qu'on aperçoit un peu plus au Sud, serti dans le cœur de la montagne. Un énorme pan de rocher a été coupé et sur la surface unie ainsi obtenue a été taillée la facade du tombeau ; celui-ci est donc en retrait, comme appliqué au fond d'une niche immense. Sa position est remarquable ; ses grandes proportions — il a plus de 20 mètres de haut — attirent irrésistiblement les regards et fixent l'attention. Sur quatre belles colonnes engagées règne un vaste entablement qui supporte un fronton complet. Au sommet, comme le bouton d'une fleur, une urne a été sculptée, d'où le nom de l'édifice : le tombeau à l'urne. En avant, une grande esplanade, construite sur une double rangée de voûtes et dont les côtés sont ornés de deux portiques à colonnes taillés dans le vif de la roche. Tout cela est simple, mais d'un fort bel effet ; plusieurs nuances de rouge et de bleu colorent cette grande façade à l'aspect plutôt sévère, et les fissures du grès sont comme des rides qui sillonnent son front antique. Rien d'étonnant si ce superbe tombeau a été transformé en église chrétienne quand Pétra eut son évêché.
Une inscription grecque, peinte au minium sur la muraille intérieure, en fait foi et nous apprend en outre que l'évêque d'alors s'appelait Jason. Est-ce au moment de la conquête musulmane que cette transformation s'est opérée? Peut-être; quand les chrétiens de Pétra virent leurs églises dévastées, ils se réfugièrent dans les tombeaux.
Une grande quantité d'autres édifices funéraires accompagnent les somptueuses constructions que je viens de signaler.
Impossible de les mentionner tous et surtout de les décrire.
Dans la partie Sud de la montagne, en face du théâtre, ils s'entassent positivement les uns sur les autres ; et pourtant, beau-
FIG. 69. — LE TOMIÎEAU A L'URNE
Cliché Savignac.
coup ont été détruits ; au pied de la paroi, non loin de la rivière, la roche est fouillée de nombreuses cavités qui sont les restes d'anciennes tombes. Les monuments encore debout appartien-
FIC. 70. — LES TOMBEAUX DE LA PAROI EST, EN FACE DU THÉATHE
Fi Ci. 71. — LE TOMBEAU JI'Ar,,¡CHOU
nent presque tous au même genre et reproduisent le type en quelque sorte classique du tombeau nabatéen de la grande époque. Un des exemplaires les plus parfaits et qui peut servir de modèle est celui qui est accroché au flanc de la montagne, à quelque dix mètres seulement au-dessus de notre campement.
Une inscription nabatéenne gravée sur une dalle, dans la chambre mortuaire, atteste que c'était la tombe d'un certain Anichou, frère de Chouqaïlat, reine des Nabatéens. Cette princesse était peut-être la femme de Malikou et la mère de Rabel, le dernier roi de Pétra. L'édifice est vraiment beau. Les deux pilastres carrés, en bas-relief, sont surmontés de chapiteaux de ce genre très spécial qui caractérise le style nabatéen : ce sont comme deux ailes projetées en avant et assez semblables à des cornes ; au-dessous des pilastres, deux corniches avec gorges et, tout en haut, le double escalier que nous connaissons déjà. La porte' est surmontée du fronton triangulaire. C'est là le type le plus commun du tombeau nabatéen ; partout on le retrouve en plusieurs centaines d'exemplaires, à Pétra, à Hégra et ailleurs encore.
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Ces courses au travers des ruines, par monts et par vaux, pendant près de deux jours, m'ont fatigué. Je suis resté au campement tout l'après-midi du 18 mars, pendant que mes compagnons, toujours plus zélés, explorent les environs.
Ibrahim et Jakoub ont su choisir pour nos tentes un endroit à la fois charmant et commode ; il est abrité des vents par un éperon de la montagne ; celle-ci se dresse au-dessus de nos tètes en une muraille protectrice ; la rivière est tout près et l'eau abondante ; devant nous, un spectacle merveilleux charme nos regards. Que voudrait-on de plus ? Etendu sur une natte, non loin de la porte d'un tombeau à moitié démoli, je m'abandonne à une paresse bienfaisante, dans la chaleur du soleil ; j'écoute les palabres de nos « moukres » assis en cercle sur le gravier, près de la tente d'Ibrahim. Ils discutent ferme, d'une voix tonitruante, capable de troubler les âmes nabatéennes, tranquilles dans les tombes. Ils ont peut-être une excuse : des Bédouins, venus sans doute du petit village d'Eldji, situé à quelques kilomètres à l'Est de Pétra, sont arrivés ici ce matin et ils
ont vraisemblablement beaucoup de nouvelles à raconter, et de graves problèmes à débattre. Ils ont apporté un agneau, des œufs, du lait caillé qu'ils appellent leben, boisson excellente, un peu acidulée, dont le Père franciscain a bu de copieuses rasades.
Parmi les causeurs, je crois remarquer une espèce de gendarme ; petit, un peu voûté, il est vêtu d'un sarrau verdâtre et ceint d'un large baudrier, d'où s'échappe un sabre recourbé. Il n'a pas l'air bien farouche, mais il représente le gouvernement ottoman et il est ici pour nous surveiller. Dès notre arrivée à Pétra, en effet, les autorités de Chobak — gros bourg de Gabalène où résident les hauts fonctionnaires turcs — avaient été avisés de notre présence ; j'ignore de quelle manière et j'ai été stupéfait de voir avec quelle rapidité nous fûmes signalés à qui de droit. On est en plein désert, on se croit perdu, loin des hommes, à l'abri des tracasseries de l'administration, et tout à coup surgit un individu qui vous demande gravement votre passeport. C'est précisément ce qui nous est arrivé ; le lendemain de notre installation déjà, le « moudir » de Chobak — et la ville est à 30 kilomètres au Nord de Pétra — était là pour viser nos papiers et ouvrir une enquête pour savoir si nous n'étions pas des espions anglais ; disons à sa décharge que le différend entre la Grande-Bretagne et la Porte était alors, comme je l'ai rapporté plus haut, dans toute son acuité. Rassuré, le fonctionnaire regagna sa résidence, mais lâcha sur nos trousses quelques-uns de ses sbires pour observer nos mouvements.
Voilà pourquoi ce brave gendarme est là, accroupi sur une pierre, discutant avec verve et chauffant son dos rond au soleil.
Est-ce à lui qu'est arrivée l'aventure de la nuit dernière ? Le campement était plongé dans le sommeil quand, tout à coup, nous sommes réveillés par des vociférations, des beuglements de chameaux, un tapage épouvantable. Je me précipite hors de la tente ; en ce moment partent des coups de carabine ou de pistolet, je ne sais, qui produisent dans les montagnes un roulement de tonnerre ; les éclats retentissent de roche en roche, au milieu de la nuit paisible. La scène est d'un pittoresque achevé.
Sommes-nous attaqués par une bande de pillards ? On entend des cris, des voix dans le lointain, puis tout rentre dans le silence ; je regagne ma couchette, un peu perplexe. Je sus, ce matin, ce qui s'était passé. Un voleur s'était glissé dans le campement et avait réussi à désentraver le chameau. d'un gen-
darme ; il allait partir quand le propriétaire de l'animal s'aperçut du larcin, et le voleur de décamper, le gendarme de hurler et de tirer, le chameau de beugler et nous de rire ; l'affaire n'eut pas de suite et le voleur court encore.
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J'ai passé une bonne partie de la matinée du 19 mars à contempler le Khazné. Le célèbre monument est à proximité immédiate du campement. On suit le « Sik » pendant cinq minutes à peine et on arrive dans une sorte de carrefour, vaste chambre aux murailles rouges, désordonnées, extrêmement sauvages. Le soleil, glissant par l'échancrure supérieure d'un couloir, au Sud, éclaire violemment ces roches nues et leur donne un incarnat sanguin. Au fond, un tapis d'arbustes, de buissons, surtout de lauriers-roses, rehausse de tons verdâtres les parois carminées. Ce lieu est féerique et c'est dans le flanc Ouest du rocher qu'a été creusé le Khazné, immense et fastueux tombeau qui apparaît comme l'œuvre des Génies. L'architecte, en choisissant cette muraille pour y sculpter son œuvre, a certainement visé à l'effet et a voulu frapper l'imagination du voyageur qui se rendait à Pétra ; car l'édifice est situé droit en face de l'ouverture du « Sik », qui débouche ici dans le carrefour. Le voyageur arrivant de l'Est, se trouve ainsi tout à coup, au moment où il quitte la gorge profonde et sombre, en présence du monument flamboyant de lumière.
Notez qu'il est entièrement taillé dans la roche, en un seul bloc, sauf les deux colonnes médianes qui sont rapportées et dont l'une est brisée. Tout le reste est monolithe. Le luxe du monument est extrême ; l'entablement, que supportent les six colonnes à chapiteaux corinthiens, est décoré d'une frise fort jolie où l'artiste a sculpté des sphinx alternant avec des rinceaux ; le tympan du grand fronton est aussi finement ciselé ; les palmettes des acrotères sont encore bien conservées. Aux extrémités de l'attique, deux animaux, qui doivent être un lion et une panthère. Le second étage est formé de trois corps. Au centre, un pavillon qui ressemble au monument choragique de Lysicrate, à Athènes ; il est entouré de colonnettes et surmonté d'une coupole festonnée, au sommet de laquelle repose un
FIG. 72. — LA PAROI Nonn
grand vase. Les Arabes croient que cette urne contient le trésor de Pharaon et cette légende a valu à l'édifice son nom de Khazné Firaoun, le «trésor de Pharaon». On dit que les Bédouins, passant par ici, bombardent le vase mystérieux à coups de pierres ou de carabine, dans l'espoir de mettre la main sur les richesses qu'il renferme. Le pavillon est flanqué de deux édicules, supportant, sur des colonnettes de même style, un fronton coupé.
L'ensemble de l'édifice est vraiment imposant et de belle venue. On aimerait à en connaître un peu mieux les détails ; entre les colonnes et dans les niches sont sculptés une douzaine de bas-reliefs représentant des sujets symboliques. Malheureusement, toutes ces figures ont été brisées, mutilées, à tel point qu'elles sont méconnaissables et qu'il est impossible d'en déterminer exactement le sens. On distingue vaguement, à l'étage supérieur, deux torses d'hommes ; à l'étage inférieur, ce sont plutôt des corps de femmes avec ou sans ailes : sont-ce des déesses, des amazones, des Victoires, des Fortunes ? On ne saura jamais exactement. J'ai essayé, par un grand effort d'attention, d'analyser ces lambeaux de sculpture, de reconstituer l'image que l'artiste a voulu figurer, mais je n'y suis pas parvenu. Le marteau d'iconoclastes farouches a presque tout fracassé.
Le Khazné est très probablement un tombeau, comme la plupart des édifices de Pétra. On a voulu parfois y voir un Temple consacré à la déesse Isis. 1 Le bas-relief de la face antérieure du pavillon représenterait la célèbre déesse ; on retrouverait aussi son symbole dans l'acrotère qui orne le sommet du grand fronton et où l'on remarque un disque entouré de deux cornes.
Cette dernière hypothèse est assez vraisemblable et il est très probable, en effet, qu'Isis a été associée d'une manière ou d'une autre à l'érection du monument. Mais le plan de l'édifice est celui d'un tombeau : trois chambres nues, sans lumière, sans ornement d'aucune sorte ; ce sont des caveaux, disposés de la même manière que dans les autres édifices funéraires de Pétra.
On remarque même dans une de ces salles des niches profondes qui ne pouvaient servir qu'à recevoir des cercueils. Malheureusement aucune inscription n'a révélé le nom de celui qui s'est fait élever ce superbe mausolée : ce fut quelque personnage
1 Rriinow et von Donomaszewski, op. cil., 179-186.
l'fCi. 73. — LE CARREFOUR Dt: SIK
en vue de l'antique cité et si on le juge d'après l'œuvre qui devait abriter son cadavre, on peut croire qu'il ne péchait pas par excès de modestie et d'humilité.
Le Khazné est de l'époque romaine ; s'il fallait préciser, les temps du règne d'Adrien sont ceux qui conviendraient le mieux ; on sait que l'empereur dilettante avait un faible pour le culte d'Isis et d'Osiris, à l'expansion duquel il a beaucoup contribué. En 130 ou 131, il visita Petra et cet événement marqua l'apogée de la culture romaine dans la Nabatène ; dès lors, le syncrétisme religieux triomphe sur toute la ligne. C'est sous l'empire de ces idées que le Khazné a été édifié. Toutefois, l'hypothèse qu'il est l'œuvre d'Adrien lui-même ne repose sur aucun indice certain.
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Il faut prendre ce soir une grave décision. Nous devons partir demain et, pour le voyage de retour à Jérusalem, la caravane se propose de traverser tout le pays de Moab, par Chobak, Tefîleh et Kérak. C'est un trajet d'une dizaine de jours au moins.
Malheureusement, les deux éclopés de la troupe, le Père franciscain et moi, ne pourrions supporter sans danger les fatigues de cette nouvelle expédition. « Gambrinus », en effet, s'est remis à gémir ; l'effet curatif que les beaux monuments de Pétra devaient produire sur lui n'a pas réussi ; les chants ont cessé et la mélancolie s'est emparée de l'âme du malade ; c'est à tel point qu'il croit sa dernière heure venue et il me jure que, si nous atteignons Jérusalem vivants, il me payera une bouteille de champagne. Cette perspective me remplit d'un courage dont j'avais besoin ; une faiblesse envahissante m'a peu à peu déprimé et ce n'est pas trop des promesses de l'excellent Père pour me remettre à flot ; l'espoir de voir bientôt la Ville sainte m'incite à un suprême effort et il me tarde de remplacer les bols de lait de chamelle par un verre de mousseux. Mais en attendant, que faire de nous ? Par quelle voie nous expédier à Jérusalem ? Le Père Jaussen, qui nous témoigne une sollicitude à toute épreuve, est très hésitant ; plusieurs projets sont tour à tour élaborés et abandonnés ; nos Bédouins, qui assistent aux débats, expriment leur opinion avec des hurlements
de bêtes féroces et, à chaque nouvelle proposition, les partis se forment, s'exaspèrent et se crachent à la figure les arguments pour ou contre. Finalement, il nous paraît que le plus sage serait de gagner la ville de Maân, dans le désert arabique ; là, nous pourrions prendre le chemin de fer des pèlerins jusqu'à Ziza, localité située à peu de distance de Mâdaba ; de là, par le mont Nébo, nous serions en quelques heures à Jéricho, qui est aux portes de Jérusalem. Ce projet arrêté, il ne reste plus qu'à en préparer l'exécution. Le Père Jaussen connaît le désert et ceux qui l'habitent, il a vite fait de nous donner un guide sûr en la personne d'un Arabe nommé Audeh, qui se chargera de nos personnes. Je ne sais par quel miracle cet individu se trouve parmi nous ; je ne l'avais jamais vu en compagnie de nos chameliers ; est-il sorti de terre à la voix du Père Jaussen ?
Bref, il est là, et notre directeur a l'air de le connaître intime-ment et depuis longtemps. Audeh se met en quête des montures dont nous avons besoin, réunit les passeports nécessaires, des lettres de recommandation pour les autorités de Maân.
Bientôt tout est prêt.
Nous passons une dernière nuit dans les tombeaux solennels ; le bruit de la rivière, enflé par des échos lointains et profonds, traverse seul le silence de la nécropole ; c'est comme la prière des morts qui s'élève dans un ciel criblé d'étoiles, au-dessus des monts noirs.
CHAPITRE VII
De Pétra à Jérusalem.
Le temps est superbe ce matin 20 mars ; une brise fraîche murmure dans les rochers ; la limpidité du ciel est admirable et je n'ai encore jamais vu quelque chose de plus intensément bleu. Comme d'habitude, le départ fournit à nos Bédouins une excellente occasion de crier, de batailler, de fomenter des querelles à propos de tout et de rien. Audeh, lui, reste calme ; c'est un beau type d'Arabe ; grand, pas trop maigre, avec un visage encadré d'une barbe noire très soignée ; il a une allure noble et fière ; sa tête est enveloppée d'un épais turban et il a jeté sur ses épaules un vaste « abayé », de couleur violette, fait d'un tissu brillant comme de la soie ; ainsi drapé, il a l'air d'un riche seigneur. Il parle peu, commande du geste, écoute avec dévotion les conseils du Père Jaussen et paraît assez indifférent à tout le reste. Au lieu de chameaux, il nous a procuré un cheval et un âne. Vite, le Père franciscain choisit l'âne ; il prétend que son pas est plus doux que celui du cheval, et je n'ai pas assez de relations avec les ânes pour discuter la valeur de cette assertion. Va pour le baudet ! Mais celui-ci est bien petit et bien malingre pour un cavalier de cette taille ! juché sur l'animal, l'excellent Père l'écrase de sa masse, lui enfonce l'échiné ; en outre, ses pieds traînent presque sur le sol. Je constate sans peine que l'esthétique et l'harmonie des lignes n'ont rien à faire avec ce tableau. Mon cheval est brun, pas très haut sur jambes et à son col flotte une crinière longue et touffue.
Heureusement, nous n'avons pas de bagages ; il a fallu les aban-
donner à nos compagnons qui voyageront avec les chameaux de somme. Adieu mon appareil et mes plaques ! Je me demande dans quel état je les retrouverai à Jérusalem.
Le moment de nous séparer est venu. Nos camarades, qui n'ont pas encore terminé leurs préparatifs de départ, nous font une véritable ovation ; c'est un feu roulant de souhaits de toutes sortes, de vœux ardents, d'« au revoir, à Jérusalem ! » Toutes les mains sont tendues vers nous et le Père Jaussen, d'une voix grave et affectueuse, nous adresse encore d'ultimes recommandations. Immédiatement, nous entrons dans la gorge du « Sik», d'où s'échappe le torrent ; nos bêtes piaffent dans l'eau, heurtent de leurs sabots les gros cailloux roses, et tous ces bruits éclatent dans le couloir sonore, frappent les grandes parois rocheuses, multipliés par les échos vibrants. Audeh n'a pas de monture, il fera tout le voyage à pied ; il marche en tête 'de la petite troupe, enjambe les flaques d'eau, saute à droite, à gauche, et son « abayé » violet fait une grande tache mouvante sur le rouge du défilé. Alors seulement je m'aperçois que notre guide a déniché un compagnon dans la personne d'un Bédouin, à peine vêtu, décharné et hâve, qui a l'air d'un épouvantail à moineaux. Une mince chemisette, repoussante de saleté, couvre ses pauvres épaules ; il avance, tête basse, en marmottant, et ses jambes noirâtres et luisantes, parce que frottées de graisse, s'agitent comme des baguettes de tambour.
En passant, nous saluons encore le Khazné, resplendissant dans la lumière matinale. En face, comme je l'ai déjà dit, s'ouvre de nouveau le défilé ; cette fois, il répond bien au nom que lui ont donné les Arabes: le « Sik », c'est-à-dire la « fente».
Figurez-vous, en effet, une coupure franche dans la montagne, une énorme fissure du rocher ; elle n'a guère plus de trois mètres de large ; mais les falaises s'élèvent à une centaine de mètres. Dans cet étroit couloir on ne peut avancer qu'à la file indienne, et lentement. L'obscurité y est profonde ; la lumière arrive d'en haut, mais très affaiblie par la distance ; ce sont quelques lueurs perdues dans le gouffre, éclairant des pans de roches ; c'est à peine si l'on peut voir le fond de la gorge. L'eau clapote à nos pieds, rejaillit sous les pas de nos bêtes qui trébuchent dans l'ombre à chaque instant. L'air est saturé d'humidité ; elle suinte des murailles, se condense en myriades de gouttelettes qui nous arrosent comme de la pluie. C'est un vrai
coupe-gorge ; si Audeh et son compagnon avaient des intentions malveillantes à notre égard et voulaient faire un mauvais coup, nul lieu ne serait plus favorable à l'exécution de tels
FIG. 75. — LE SIlv ; AU FOND, PKTRA
desseins. Comment pourrions-nous nous defendre : Nous n'avons pas d'armes. Le Père franciscain a même dû se séparer d'un petit revolver dont il était très fier et qu'il caressait souvent en ma présence, brûlant du désir d'accomplir un exploit
héroïque. Mais Audeh est un honnête homme, nous aurons maintes occasions de le constater avec joie ; quant au pauvre Bédouin qui l'accompagne, il n'a pas les allures d'un être belliqueux ; à le voir plongé dans l'eau jusqu'aux genoux, pataugeant dans le ruisseau, s'efforçant de garder l'équilibre, on ne soupçonne pas en lui un ennemi bien dangereux, et toute crainte s'évanouit aussitôt.
Le « Sik » était autrefois la principale avenue de Pétra ; maintenant encore, c'est le chemin le plus fréquenté. On remarque ici et là, quand la gorge s'ouvre un peu et laisse entrer plus de lumière, des dalles brisées dans le lit du torrent ; quelquefois même, il faut enjamber des espèces d'escaliers qui obstruent le passage ; ce sont là évidemment les restes d'une route véritable, dont la construction remonte sans doute à l'époque romaine. En outre, le long de la paroi, on aperçoit de temps en temps les vestiges d'un aqueduc ; un canal avait été taillé dans l'escarpement du rocher, presque à hauteur d'homme. Le ruisseau, détourné de son lit, courait ainsi dans les flancs du défilé, tandis qu'au fond un pavement de grosses pierres assurait à la route une grande solidité.
Nous cheminons ainsi, cahin-caha, pendant une demi-heure environ, dans l'ombre tiède, sans voir autre chose que les silhouettes d'Audeh et du Bédouin, passant et repassant comme des fantômes. Pourtant, en certains endroits, je crois distinguer des sculptures dans la roche. Ce sont des niches votives, pas très profondes, abritant des figurines d'un dessin peu net ; ce sont aussi de petits édicules religieux, bétyles ou autels, taillés là, entre ciel et terre, par la piété nabatéenne ; ce sont enfin des graffites, de courtes inscriptions grecques, presque toutes mutilées. Nous passons, sans nous arrêter, devant ces souvenirs d'un temps mort à jamais. Voici l'extrémité du couloir ; devant nous la fissure s'élargit ; des jets de lumière glissent sur les falaises humides et polies ; le torrent apparaît, écumeux, luttant contre les blocs ; là-haut, un arc de maçonnerie, en plein cintre, jeté comme un pont sur l'abîme et reliant les bords du précipice ; sous les culées, des niches vides, mais qui devaient autrefois renfermer des statuettes. Le voyageur qui arrivait à Pétra par le (( Sik » passait d'abord sous cette arche triomphale et pouvait invoquer les idoles protectrices de la cité. Tout de suite après le pont, c'est la pleine lumière, de
FHi. 76. — TOMHEAU A PYRAMIDES, A l'ENTUÉE Dl SIK Cliché Savignac.
nouveau l'éblouissante féerie des collines rouges. L'ouady s'ouvre en estuaire, brusquement, et, de chaque côté, des rochers empilés par masses bondissent les uns sur les autres dans une escalade diabolique et d'une sauvagerie extraordinaire. Là encore sont creusés des tombeaux, en grande quantité, mais ils n'ont pas la magnificence de ceux de la ville ; ce ne sont guère que des cavités plus ou moins régulières, sans ornement.
L'un d'eux, pourtant, frappe le regard. Il est situé à notre droite, c'est-à-dire sur le flanc gauche de la vallée, non loin du torrent.
C'est en réalité l'assemblage de deux édifices ; au pied de la roche, une belle façade avec pilastres, frontons coupés et, sur la porte, une arche ; ce monument, de style gréco-romain, était peut-être un sanctuaire. Immédiatement au-dessus s'élève une tombe d'un genre très spécial : la décoration consiste en quatre pyramides ou obélisques reposant sur une corniche et des piliers ; entre les deux pyramides centrales, une niche ornée de colonnettes, de même que la porte. Je n'ai vu à Pétra aucun autre tombeau offrant ces particularités. Nous n'avons pas le temps de visiter l'intérieur de ces édifices, mais je suppose que leurs chambres et cellules ne diffèrent pas sensiblement de toutes celles qu'on voit ailleurs.
Nous avançons lentement, pendant quelques minutes, sur la berge du torrent, en remontant le vallon qui porte ici le nom de « Bâb es Sik», la «Porte du Sik». Insensiblement, l'aspect des choses change ; on sort du rêve pour rentrer dans la réalité et le connu. La coloration des grès a moins de vigueur et tire sur le jaune ; le fond de l'ouady est un fourré de hautes herbes et de buissons ; dans le lointain s'estompent les monts édomites, masses grises aux contours arrondis, vision douce et reposante après le kaléidoscope des rochers de Pétra. C'est là-haut qu'il nous faut aller pour redescendre de l'autre côté, dans les plaines d'Arabie ; mais il n'y a pas de chemin direct ; c'est pourquoi, au lieu de suivre l'ouady, Audeh nous fait virer à droite, et nous nous mettons à grimper le versant assez raide de la colline. Dix minutes après nous entrons dans le petit village d'Eldji, abrité par un pli du sol, sur une terrasse rocailleuse ; un chemin de pierres, défoncé, cahoteux, poissé par des eaux d'égout et par des flaques de purin : c'est la rue centrale, traversant le hameau.
Tantôt soudées les unes aux autres, tantôt comme empilées, des huttes misérables, à peine bâties, amas informes de cailloux
bruts, servent de repaires aux habitants ; les toits sont de chaume et, ici et là, on voit s'en échapper des langues de fumée par d'invraisemblables cheminées. Le village est presque enfoui dans le fumier et le crottin, où des poules picorent à l'envi ; des bêlements de moutons animent seuls ce pauvre groupement.
La caravane fait halte au milieu du hameau, je ne sais pour quelle raison. Audeh s'est éclipsé dans une de ces masures, devant laquelle nous attendons, sans mettre pied à terre. L'ouverture de la bicoque est en contre-bas du chemin, semblable au trou d'un terrier ; il en sort un relent de graisse fétide, de friture au beurre de Bédouin ; cela me rappelle un peu l'omelette des Pères sinaïtes. Au fond du trou, on aperçoit Audeh et sa tunique violette ; il discute avec les maîtres de céans, longtemps, posément, à voix sourde, tandis que mon cheval, impatient, piétine le sol de ses sabots. Enfin, la discussion est achevée et la caravane se remet en route ; mais nous ne sommes plus que trois : le Bédouin, qui nous avait accompagné jusqu'ici, a disparu. La ruelle monte, embrasée de soleil et bourdonnante d'innombrables moustiques ; elle nous conduit, au sortir du village, sur le flanc de la montagne et l'escalade recommence, fatigante et sans répit. La colline est ici formée d'une succession de terrasses étroites, mais assez hautes, entre lesquelles se faufilent des sentiers raboteux. Pendant plusieurs heures nous grimpons ainsi, d'étage en étage, péniblement, dans les éboulis mouvants, sous le soleil qui brûle de plus en plus. Nos bêtes s'époumonnent et je prends en pitié l'âne de mon compagnon ; il se raidit sous sa charge et, de son museau gris, frôle le sol comme s'il cherchait à y lire un mot d'espérance.
* *
Vers midi, nous arrivons près des sommets. La chaîne du Djebel Schera se déroule à l'Ouest en une série de promontoires d'une teinte brunâtre et manquant tout à fait de pittoresque.
Le chemin prend la montagne en écharpe, à quelques centaines de mètres de la croupe, et se développe ensuite parallèlement au sommet. Maintenant la caravane marche droit vers le Sud.
A notre gauche, le désert arabique étend son manteau de sable
et de gravier, à perte de vue, jusqu'aux bords lointains de l'horizon ; c'est une plaine sans limites, presque sans relief, jaune de paille, immobile et sévère, comme une immense dalle funéraire. Des hauteurs où nous sommes, on ne distingue rien de particulier, ni villages, ni hameaux, ni bouquets d'arbres. Infinie et triste, la steppe semble souffrir de son abandon séculaire et demander grâce au ciel qui l'a deshéritée.
Le temps a changé brusquement. De grosses rafales de vent nous arrivent du Sud, par paquets, et l'air vibre de longs hurlements. Le ciel s'est voilé ; plus de soleil, mais un brouillard grisaille descend sur le désert, traîne sur les rochers, par morceaux, et parfois nous enveloppe complètement. Il fait froid et je me sens transpercé par ce vent âpre et humide ; mon cheval trépigne sur les cailloux, hennit bruyamment, secoue sa crinière qui s'envole, désordonnée. L'« abayé » violet d'Audeh flotte et claque comme un drapeau. Il ne pleut pas, mais des nues tombe un fin grésil, une bourrasque de grêle ténue qui, violemment chassée par la tempête, frappe le visage et les mains de mille piqûres glacées. Cette rigueur de la température, ce retour de l'hiver, après tant de journées ensoleillées, ne sont point pour nous étonner outre mesure. Nous sommes à une altitude de 1700 mètres environ ; là-haut, devant nous, au pied d'une falaise, j'aperçois une grande tache de neige ; et je me souviens qu'un jour, dans le désert de Tih, sous un soleil brûlant, le P. Jaussen, désignant du doigt les montagnes du Schera, me disait : Quand nous y serons, nous aurons froid. J'avais pris cette parole pour une boutade, mais j'avais tort. Le pronostic de notre chef se réalise et nous souffrons réellement de cette température hivernale.
Bientôt nous ne pouvons plus avancer ; c'est un véritable ouragan qui souffle, halète, se repose une seconde, puis revient à la charge ; en bas, le désert gémit ; une immense clameur angoissée semble monter de la plaine ; un mugissement continu, ample, lointain, gronde de l'Arabie mystérieuse, comme si quelque orgue gigantesque lâchait à la volée ses notes profondes et tremblantes. Nous sommes obligés de nous arrêter et de quitter nos montures. Il y a près de nous, à gauche du sentier, un tas de pierres noirâtres ; c'est derrière cette ruine que nous allons nous réfugier et prendre un peu de repos. L'heure que j'ai passée là est une des plus pénibles de tout le voyage. En vain, je me
dis que ce soir même nous serons à Maân, où nous pourrons nous refaire ; en vain Audeh, qui compose son visage et fait à mauvaise fortune bon cœur, a déballé ses provisions de bouche et nous invite au repas ; rien ne peut dissiper l'espèce de torpeur qui m'a gagné depuis un instant. Aurons-nous la force, dans la tempête, d'atteindre Maân? Le Père franciscain est lugubre et ne trouve pas un mot d'encouragement ; au contraire, il se tâte les cuisses, en déclarant qu'elles n'ont plus de consistance ; il a mal au dos ; le bât de son âne est déplorable, et toujours des soupirs éoliens, à rendre l'ouragan jaloux. Quant aux victuailles d'Audeh, à sa viande en conserve et à ses œufs durs, tout cela me dégoûte positivement.
Mais il faut partir, à tout prix. Nous enfourchons nos bêtes et, hardiment, nous fonçons contre la bourrasque, têtes baissées.
Tant que nous restons sur les hauteurs, aucun changement notable ne se produit. Mais, au bout d'une heure ou deux, — je perds la notion exacte du temps, — le chemin, descendant graduellement, nous a conduits au pied oriental de la montagne.
Nous voici dans la plaine, et de nouveau, des souffles chauds montent du sol ; le soleil n'a pas encore reparu, mais les conditions atmosphériques sont tout autres. La tempête a fini son sabbat ; l'air est encore agité de grands remous ; toutefois sa tiédeur enveloppante nous procure des sensations infiniment agréables. Le sentier est bon. Déroulé en une natte gigantesque, le désert morne s'étend devant nos yeux ; il est de sable et de marne, avec des bourrelets de craie, des ondulations qui ressemblent à de grosses vagues immobilisées. Maintenant, nous marchons vers l'Est. L'air est extrêmement pur ; on le croirait fait de matière lumineuse ; il y a, comme suspendues dans l'atmosphère, des clartés magnifiques, des transparences irisées, des nappes de lumière tranquille et douce; pourtant le soleil est toujours caché par une brume blanchâtre et floconneuse, et ces lueurs ne sont autre chose que des émanations fugitives de l'astre qu'on ne voit pas.
Il est environ 4 heures du soir quand nous sommes en vue de Maân. La bourgade est posée sur le désert, dans une dépression peu profonde et, de loin, avec ses maisons basses, à toits plats, attenantes les unes aux autres, elle me fait l'effet d'une ville rasée par un bombardement ; on dirait une muraille démantelée, avec des trous d'obus dans les flancs ; point d'arbres
ni de végétation d'aucune sorte ; pas de fumée révélatrice d'êtres humains ; pas de bruit ; la ville semble morte, abandonnée ; du reste, elle se confond effectivement avec le désert : même coloration jaune-brun, de sorte qu'on ne voit pas bien où finit le sable et où commence la cité. Cette apparition a la mélancolie d'une ruine.
Pourtant, en approchant, on éprouve une autre impression.
Nous voici devant un grand bâtiment à hauts murs ; cela ressemble à une prison ou une caserne ; sur le toit est vautré un individu, vêtu d'une tunique bleu-foncé et coiffé du tarbouche rouge ; c'est peut-être un soldat, ou un gendarme dans l'exercice de ses fonctions. Vingt mètres plus loin, on entre dans la ville par un chemin pavé de gros cailloux et qui descend. La rue, bordée de masures basses, est pleine d'hommes qui bavardent ; la plupart sont assis sur de petits tabourets carrés, à placets de jonc ; plusieurs fument le narghilé ; tous ont l'air de gens pacifiques et indolents, qui n'ont, pour le moment, d'autre préoccupation que de raconter des histoires. Nous passons, en effet, devant ces groupes sans éveiller la moindre curiosité ; on nous regarde à peine et les conversations ne sont pas même interrompues. La route descend toujours, puis tourne à droite et aboutit à un carrefour, où s'entassent des maisons de toutes sortes, entre lesquelles circulent d'étroites venelles. Le quartier est désert ; personne dans la rue ; si, pourtant, une vieille femme, habillée de noir, se faufile dans sa masure de briques, rasant la muraille comme si elle avait peur de nous. L'air est étouffant entre ces maisons rapprochées et dans la poussière de chaux qui voltige partout. Nous avons hâte de quitter nos montures pour déraidir nos jambes ankylosées. Sur l'ordre d'Audeh, la caravane s'arrête en face d'un grand bâtiment assez délabré, aux murailles noircies et décrépites, au devant duquel règne un vaste préau. C'est le palais du gouvernement. Sans rien nous dire de ses projets ni de ses intentions, Audeh se précipite dans l'intérieur de l'édifice, et nous attendons, assis sur une borne, éreintés de cette longue chevauchée
En réalité, Maân est une ville double ; elle est formée de deux agglomérations, distantes de quelques centaines de mètres. Le quartier où nous sommes est appelé Maân-el-Kebîr, « Maân-leGrand », et constitue, en effet, le groupement le plus considérable ; le nom de l'autre indique sa position respective : Maân-
ech-Châmiyé, « Maân du Nord»; c'est, dit-on, une oasis pleine de fraîcheur et de vie, où l'eau est abondante et où croissent toutes sortes d'arbres fruitiers. Je regrette de ne pouvoir visiter ce petit Eden, qui est l'âme de l'antique cité. Celle-ci est déjà nommée, semble-t-il, dans l'Ancien Testament ; on est, en effet, assez disposé à identifier Maân avec la localité appelée Mâon, Juges X, 12, pour autant que ce texte soit correct. Le Chroniste mentionne à plusieurs reprises la peuplade des Meounim, qui paraissent aussi représenter les tribus arabes de la région de Maân (1 Chroniques IV, 41 ; 2 Chroniques XX, 1, LXX ; 2 Chroniques XXVI, 7 ; Esdras II, 50 ; Néhémie VII, 52). Il doit exister un rapport quelconque entre ces Meounim et le peuple des Minéens du Yémen, que connaissaient si bien les géographes grecs et dont on a retrouvé des inscriptions en nombre assez considérable ; les premiers n'étaient peut-être qu'une branche plus septentrionale des seconds. On sait que les Minéens étaient adonnés au commerce ; ils organisaient de grandes caravanes pour transporter en Egypte et en Palestine les produits de l'Arabie, spécialement les aromates. Encore aujourd'hui, Maân est un important rendez-vous de caravaniers et de trafiquants ; elle est située sur le derb-el-Hadj, le « chemin du Pèlerinage », que des milliers de Musulmans suivent chaque année pour se rendre à La Mecque ; nécessairement ils s'arrêtent à Maân et donnent à la localité l'animation, les ressources, la prospérité dont elle vit. Il est à prévoir cependant que le chemin de fer du Hedjaz, qui touche Maân, permettra aux pèlerins de poursuivre leur chemin sans stationner ici, ce qui enlèvera à la vieille cité quelque chose de son pittoresque.
* *
Le retour d'Audeh nous réveille de notre torpeur. Nous sommes invités à nous présenter devant le qaïmaqam, c'est-à-dire le gouverneur turc de Maân. Dès l'entrée du préau, à gauche, un escalier vermoulu conduit à une galerie de bois qui court à la hauteur du premier étage, le long des murs, à l'extérieur.
C'est par là que nous grimpons, pour arriver devant la porte d'entrée du sérail, percée à l'extrémité de la galerie. Le vesti-
bule étroit où l'on accède est encombré de personnages officiels, qui entrent et sortent; ils promènent dans le demi-jour de la pièce leurs tarbouches rouges et leurs amples vêtements bariolés. Au milieu du vestibule, à droite, s'ouvre le sérail proprement dit ; je remarque que tous les fonctionnaires qui y pénètrent quittent leurs sandales avant d'entrer et font une profonde révérence ; il y a au seuil de la porte, de chaque côté, un alignement de babouches ; on se croirait chez un cordonnier. Nous sommes introduits solennellement. Jamais je n'oublierai le curieux tableau que j'ai maintenant sous Jes yeux. La salle, très vulgaire, est carrée, avec trois grandes fenêtres à droite, donnant sur la cour. Dans le fond, vis-à-vis de la porte d'entrée, un petit vieux est assis devant une table où gisent des paperasses, des documents, des pièces officielles ; c'est le qaïmaqam ; il arbore, rejeté un peu en arrière de la tête, l'indispensablé tarbouche ; sa figure est intelligente ; une barbe grisonnante, fraîchement taillée, de petits yeux noirs qui regardent au travers d'un lorgnon, un maintien à la fois grave et narquois, tout cela donne au gouverneur un faux air d'avoué retors et digne, en train de lire un testament devant des héritiers. Deux rangées de personnages sont, en effet, disposées le long des parois à droite et à gauche du qaïmaqam ; ce sont les notables, les scheiks, les hommes importants de Maân, qui font la cour au gouvernement ; ils sont tous accroupis, les jambes repliées, sur un banc rembourré, dans une attitude hiératique, comme des bouddhas ; on dirait une collection de magots chinois. Presque tous sont des vieux ; quelques-uns laissent pendre sur leur poitrine une belle barbe blanche. Immobiles, graves et solennels, ils braquent leurs regards sur nous, au moment où nous pénétrons dans la pièce ; dans le silence, on entend siffler les moustiques. Je me sens un peu ému et intimidé en présence de toutes ces divinités. Sommes-nous devant un tribunal ? Va-t'on nous arrêter comme espions ? nous mettre en geôle, ou, en tout cas, nous empêcher de continuer notre voyage ? Sur un signe du qaïmaqam, quelqu'un nous fait asseoir sur une espèce de divan, presque au milieu de la salle et devant la lignée de gauche des énigmatiques personnages dont je viens de parler.
La séance est longue ; le gouverneur lit des documents d'une voix traînante et, tout en marmottant, nous lance des regards obliques, mais sans méchanceté. Peu à peu, le sérail s'anime,
les magots se balancent ; des voix, des exclamations, des bourdonnements viennent se mêler aux lectures du maître et parfois l'interrompent. Tout à coup, un grand scheik se lève, va se placer devant le gouverneur et commence un discours ébouriffant, dont je ne comprends pas un traître mot. Ah ! mes études d'arabe, dans les grammaires et les dictionnaires, où êtesvous ? L'orateur est verbeux, tonitruant, emphatique ; je le vois de profil, bien dessiné dans l'encadrement lumineux d'une des fenêtres. Il gesticule avec véhémence, étend ses bras tantôt vers nous, tantôt vers le qaïmaqam ; évidemment, c'est nous qui faisons les frais de son bavardage. Prend-il notre défense ? est-ce un accusateur ? je ne sais. Après lui, d'autres discoureurs se font entendre et exposent longuement leur opinion. Pour finir, ils parlent tous à la fois et le sérail vibre d'une retentissante et interminable discussion, tandis que le gouverneur, très placide, accoudé sur ses papiers, s'enferme dans un mutisme diplomatique et majestueux.
Il faut croire que, malgré notre accoutrement défraîchi, nos figures d'hirsutes, nous n'avons pas produit sur nos hôtes une trop mauvaise impression, et qu'on a reconnu la pureté de nos intentions. Du moins, voici que deux domestiques, déchaussés selon le rite, surgissent tout à coup, apportant un plateau qu'ils déposent sur la table ; on nous offre du café dans des tasses minuscules, et des cigarettes. Le café est exécrable, tellement aromatisé qu'on croirait qu'il a été additionné de pommade pour les cheveux. Et la séance continue, mais dans le plus grand silence ; de nouveau on entend le bourdonnement des mouches aux fenêtres et, de temps en temps, des petits bruits de succion produits par ceux qui sirotent amoureusement leur café. La salle s'emplit de la fumée des cigarettes, bleuâtre et endormante.
Le jour tombe, et l'obscurité enveloppe toutes choses, de plus en plus. Personne ne parle, le qaïmaqam encore moins que ses subordonnés, et nous attendons, muets, engourdis, la fin de cette interminable audience. Sans contredit, tous ces Arabes ont du temps à revendre et diraient volontiers, comme les Vaudois : Demain c'est encore un jour. Notre arrivée et la manifestation officielle qu'elle provoque est pour eux une bonne aubaine ; elle leur fournit l'occasion de faire étalage de leur autorité et de leur prestige et, du même coup, de tuer un peu ce temps qui est si long à mourir.
Enfin, Audeh vient nous chercher, et avec des remerciements et des révérences, des balancements de têtes de tous côtés, nous quittons nos hôtes, en gardant d'eux, malgré tout, un excellent souvenir. Dans la rue, nous retrouvons nos montures et le voyage recommence. Il nous faut aller chercher un gîte à la station de chemin de fer, située à quelques kilomètres dans l'Est ; c'est un dernier trajet d'une demi-heure environ. Il fait déjà sombre et nous avançons prudemment derrière Audeh, qui s'efforce de nous indiquer les meilleurs sentiers et se montre, comme toujours, plein de prévenance à notre égard ; il a acheté pour notre repas du soir une poule qui se balance, morte, au bout de son bras et ponctue le sable de gouttelettes de sang. Dès la sortie de la ville, c'est de nouveau le désert immense et muet.
Il m'apparaît effrayant, à cette heure du soir. On ne voit aucune limite, aucune ligne traçant l'horizon ; la plaine, unie et stérile, s'enfonce là-bas dans les ténèbres qui semblent amoncelées comme des nuages violacés. Des poteaux de télégraphe, penchés et tordus, trahissent seuls la présence de l'homme dans cette terrible sollitude. Déjà quelques étoiles s'allument dans le ciel. Plus nous avançons, plus les ténèbres massées devant nous se font épaisses ; on dirait qu'elles se précipitent à notre rencontre, roulant des vagues lugubres. Où allons-nous? Dans quel funèbre repaire Audeh, qui brandit toujours sa poule ensanglantée, va-t-il nous conduire ? Nulle part encore, je n'ai éprouvé un tel sentiment d'abandon, de néant, d'impuissance et de terreur : ces grandes ombres qui nous enveloppent, cette plaine sans fin qui n'est plus maintenant qu'une tache livide dans la nuit prochaine, cet inconnu vers lequel nous allons, secoués par nos bêtes fatiguées et somnolentes ; tout ici prédispose à la peur et l'on n'est plus maître de ses pensées et de ses émotions.
Tout à coup le sifflet strident d'une locomotive déchire le silence. Nous arrivons à la gare. On aperçoit vaguement, à quelque cent mètres en avant, un groupe de maisons, des toits rouges, des pans de murs blancs. A notre droite il y a, posés sur le sable, de gros objets noirs, alignés, dont je ne puis, dès l'abord, déterminer la nature. Mais bientôt le doute s'évanouit : ce sont des canons ; leurs gueules d'acier, braquées vers le Sud, ont encore des miroitements, des reflets de pâle lumière. Deux ou trois batteries d'artillerie sont disposées là dans un ordre rigou-
reux, prêtes à l'action. J'avoue que cette soudaine apparition n'est pas d'une gaîté folle ; elle ajoute encore à la mélancolie inexprimable de ce morne désert. J'étais à cent lieues de supposer que la station de Maân fût occupée par des troupes ; mais il faut se rendre à l'évidence. Décidément, la querelle entre le Turc et l'Anglais est plus sérieuse que je ne croyais, puisque le gouvernement ottoman a jugé prudent d'envoyer des canons jusqu'au fond de l'Arabie.
* *
A peine avions-nous mis pied à terre, devant une bâtisse de construction toute récente, qu'un personnage se détache d'un groupe d'officiers et vient nous saluer. Il est vêtu à l'européenne, très élégamment, mais porte le tarbouche ; ses lorgnons châtoyants m'empêchent de voir la couleur de ses yeux ; du reste, il fait si sombre que je ne puis examiner en détail les gens et les choses. A tout hasard, je m'adresse à lui en français, lui expliquant brièvement qui nous sommes et d'où nous venons. 0 joie ineffable, il me répond en français aussi ! Déclinant ses titres et qualités, il m'apprend qu'il est le Pacha M***, ingénieur en chef du chemin de fer du Hedjaz, et qu'il se mettra de tout cœur à notre service. Alors commence une conversation qui me laisse ahuri et dont j'extrais ici bien imparfaitement la savoureuse substance. Le Pacha est Allemand, mais il connaît fort bien la Suisse ; il a étudié à l'Ecole polytechnique de Zurich ; il connaît même Neuchâtel, y a vécu et me cite les noms de plusieurs personnes appartenant à la bonne société de la ville.
« Quand vous rencontrerez Machin, me dit-il, vous savez bien, Machin, l'ingénieur, vous le saluerez de ma part ; j'étais étudiant avec lui à Zurich. » Littéralement, je tombe des nues, à l'ouïe de ces paroles. Que le monde est petit, me disais-je !
Exilé en pleine Arabie, échoué dans cette gare de Maân, au fond du désert, pour y trouver un abri incertain et précaire ; séparé de mon pays par plus de trois mille kilomètres, j'étais porté à me croire trop éloigné de tout ce que j'avais quitfé pour que l'espoir d'une heureuse rencontre pût jamais se réaliser ; et voilà que j'en suis tout près, si près qu'on me demande, à brûle-
pourpoint, de saluer une personne très connue, comme si j'allais la rencontrer demain dans la rue ! Vraiment, Neuchâtel est ici, et, à mesure que j'entends le Pacha raconter ses souvenirs, j'oublie l'aride solitude et j'y substitue un lac bien bleu, des rives agrestes et fleuries, une jolie petite ville tout entourée de jardins. Du reste, le Pacha est d'une hospitalité toute.
neuchâteloise. Nous sommes malades ? Il nous énumère une liste de drogues et de remèdes spéciaux qu'il va nous administrer ;
il connaît les dangers du désert, de ses eaux meurtrières et il s'est prémuni contre des accidents toujours possibles. Nous avons des inquiétudes au sujet du logement de ce soir? Il donnera les ordres nécessaires pour qu'une bonne chambre soit mise sans retard à notre disposition. Nous appréhendons le repas imaginé par Audeh ? Qu'à cela ne tienne ! Galamment il nous invite à dîner, en compagnie des officiers de la garnison. Et il parle, il parle, souriant, allume une cigarette, reprend son discours, aplanit d'un mot toutes les difficultés, réfute toutes les objections, et moi, bouche bée, assommé de bonheur, je le laisse dire, trouvant dans ses paroles toutes sortes de perspectives agréables. Il paraît qu'un train part demain, précisément. Le Pacha, qui se rend à Damas, fera route avec nous ; comme ingé-
nieur en chef de la ligne, sa protection peut nous être d'un grand secours. Ainsi, au moment où je croyais tout perdu ou presque, tout est sauvé. Au diable Audeh avec son horrible poule ! Oh, cette poule, je la verrai toujours, dodelinant de la tête et hérissant au vent ses plumes maculées ; elle me faisait l'effet d'un macabre symbole, tandis que, désemparés et funèbres, nous errions dans le crépuscule angoissant du désert.
La station ne compte que trois ou quatre maisonnettes, toutes neuves, dont l'une est une sorte d'osteria tenue par des Italiens.
C'est là qu'après avoir fait un bout de toilette sommaire, nous nous rendons à l'invitation du Pacha. Une salle d'auberge, sans prétention, avec une longue table et dans le fond un comptoir orné de bouteilles de liqueurs. L'hôtesse est une personne plantureuse, à la poitrine énorme, toute couverte de bijoux ; ses cheveux sont noirs de jais, artistement travaillés en frisons, en boucles, en savants chignons dans lesquels sont plantés des peignes lumineux, et des flèches comme des coutelas. Nous sommes une dizaine de convives, surtout des officiers turcs. Ceux-ci, quoique petits de taille, présentent bien et l'impression qu'ils
produisent est des plus favorables. Leur figure, au teint mat, avec des moustaches très noires coupées en brosse, est pleine de douceur, leur politesse exquise ; ils parlent très correctement le français et n'ont dans leur langage et leurs manières rien du bravache, ni du soudard. Je m'étais fait de l'officier turc, l'avouerai-je, une tout autre représentation : volontiers, j'imaginais une espèce de matamore, armé du cimeterre recourbé et tout prêt à trancher la tête des innocents. Rien de pareil chez ceux qui nous font l'honneur de leur compagnie : ce sont de parfaits gentlemen.
Le dîner est exquis. Depuis mon départ de Suez, c'est le premier repas complet que je prends. L'animation est grande et les conversations vont leur train ; ce ne sont pourtant pas les officiers qui la soutiennent avec le plus de brio ; au contraire, ils parlent peu, en général, et ont l'air de se tenir sur la réserve ; je suis surpris de leur discrétion et de leur sobriété de langage.
Mais il y a parmi nous un convive que je n'ai pas encore présenté au lecteur et qui se charge à lui seul d'alimenter la causerie. C'est un Français, et de Marseille au surplus. Gros, courtaud, charnu, avec un cou de taureau, des yeux en boules qui sortent de la tête, il est affalé au bout de la table, à côté du Pacha. C'est un fonctionnaire, sans doute, mais je ne parviens pas à discerner quelle administration il peut bien encombrer.
En tout cas, il a une verve étourdissante, une faconde prodigieuse ; il raconte des histoires abracadabrantes, des aventures fabuleuses qui provoquent d'énormes éclats de rire ; mais lui est imperturbable ; il frappe à coups de poings sur la table, ou bien se livre, avec ses yeux ronds et ses petites mains potelées, à une mimique désopilante : « Quand c'est moi qui vous le dis, Excellence ! » L'Excellence, c'est le Pacha. Maintenant, il entame le chapitre de la politique et d'un mot à l'emporte-pièce résout les problèmes les plus compliqués. Il approuve fort l'anticléricalisme du gouvernement français qui sévit aujourd'hui de si violente façon et il ne comprend rien aux résistances de la foule quand la police procède à l'inventaire des biens d'Eglise.
« De la religion, il en faut», proclame-t-il tout en avalant une cuisse de poulet, « et moi qui vous parle, j'en ai ; mais tous ces curés et tous ces moines, ça vit des sueurs du peuple, et voilà tout». Le Pacha sourit, amusé de cette philosophie simple, dépourvue d'abstraction et à la portée de tous. Les officiers aussi
accueillent ces propos avec une douce hilarité ; mais, parce que musulmans, ils n'interviennent pas dans cette épineuse discussion. Il n'y a guère que le Père franciscain qui semble mal à son aise, mais comme il entend très peu le français, n'a-t-il peut-être pas pu comprendre le raisonnement lumineux du Marseillais, ni sonder toute la profondeur de son argumentation. Et pendant plus de deux heures, dans la fumée des cigarettes et sous le regard de l'opulente hôtesse qui trône au comptoir, l'osteria retentit du bavardage diluvien du Méridional ; ce diable d'homme a réussi à nous mettre tous en joie ; gai, franc, primesautier, vantard et sincère, il nous communique quelque chose de son bonheur intime et de sa quiétude naïve ; et quand enfin nous prenons congé de nos amis d'un jour et que nous quittons l'humble et hospitalière auberge, j'entends encore une voix grasse articuler : « Mais quand c'est moi qui vous le dis, Excellence. »
Dans la nuit fraîche et étoilée, nous gagnons notre appartement. Vis-à-vis de l'hôtellerie s'élève une maison inachevée, grand bloc de froide maçonnerie, encombré d'amas de toutes sortes de matériaux, tuiles, gypses, planches. On nous a réservé le local du rez-de-chaussée ; c'est une chambre nue, sans meubles, sans boiserie et encore tout humide des récents badigeonnages de chaux ; là dedans, on a dressé deux lits, c'est-à-dire que deux matelas ont été simplement étendus sur des tabourets ; voilà nos couchettes. Sans être du dernier confort, elles sont tout à fait suffisantes. Il est tard et nous sommes très fatigués. Avant de me livrer au sommeil, je fais encore une dernière inspection, pour reconnaître la disposition des lieux : une grande porte ouvre sur un escalier extérieur où je m'attarde à contempler la nuit tranquille et le désert endormi : des millions d'étoiles semées dans le ciel tombe une fine clarté vaporeuse ; tout est si calme, si reposant ! Par malheur, comme l'astrologue de la fable, j'oublie de regarder devant moi, et m'avançant d'un pas, machinalement, je pose le pied dans le vide : l'escalier n'a pas de balustrade et je me précipite d'une hauteur de deux mètres au moins, roulant sur un tas de plâtras, ce qui amortit le choc. Rentré dans la chambre, je constate avec joie que mes membres sont intacts ; pas une égratignure ; en revanche, quel désastre dans ma toilette déjà si ravagée ! j'ai l'air d'un ouvrier plâtrier en habits de travail : une couche de
gypse de la tête aux pieds. En vérité, il est grand temps que s'achève cette journée mémorable.
* *
Il fait encore nuit noire quand, le lendemain, nous arpentons le quai en attendant le départ. Il est 5 heures et demie et le train doit partir à 6 heures. Mais nous ne voyons ni locomotive, ni employés, ni wagons, ni rien ; la gare est déserte et plongée dans une obscurité profonde. Nous errons longtemps, enjambant les voies, à la recherche du train. On voit par là que l'organisation du chemin de fer du Hedjaz n'a pas encore atteint tout son perfectionnement. Enfin, je crois distinguer, là-bas dans l'ombre, quelques points de lumière jaune et entendre les soufflements plaintifs d'une locomotive. Nous nous dirigeons de ce côté. Le train est là, en effet, une rame de 5 ou 6 voitures, petites, mal éclairées, avec d'étroites fenêtres et des portes aux deux bouts. Je tremble un peu de m'enfermer pendant des heures — Dieu sait combien ! — dans un de ces véhicules primitifs et mal commodes ; mais nous n'avons pas le choix. Nous montons : à l'intérieur, quel spectacle ! Les banquettes sont presque toutes occupées déjà par des Arabes ; tous dorment, roulés dans des peaux de moutons, affalés les uns sur les autres, remplissant les couloirs de leurs masses inertes ; et tout cela souffle, ronfle, gémit, susurre ; on ne voit pas les têtes des dormeurs, cachées qu'elles sont dans les « keffiyés » et les turbans, mais les peaux de moutons ressemblent à des outres qui s'enflent et se dégonflent tour à tour, dans un mouvement régulier. Une odeur nauséabonde de transpiration, de chair humaine, nous prend à la gorge ; des buées de vapeur tiède flottent dans l'air, mélangées à la fumée âcre des lampes à pétrole, et sur tous ces corps informes, sur toutes ces hardes amoncelées entre les bancs, tombe une lumière blafarde et mourante. Quel spectacle !
Il y a pourtant, au bout du wagon, un coin libre où nous allons échouer après avoir enjambé des monceaux de colis ; les banquettes sont si étroites que nous pouvons à peine nous asseoir, et nous restons là, les jambes serrées, à attendre dans le ronronnement des dormeurs et dans la pestilence de la voiture,
l'heure du départ. Peu à peu, le jour se lève et les choses prennent une forme plus distincte. Une agitation secoue les peaux de moutons : des bras, des jambes remuent, des têtes surgissent tout à coup, jaunes citron, et nous regardent, effarées. Longtemps nous attendons ainsi sans pouvoir bouger ; le train devait partir à six heures, mais il faut croire que l'indicateur du chemin de fer n'est pas encore établi sur des bases très solides, car, à huit heures et demie seulement, le convoi s'ébranle, lentement, pesamment, dans la clarté rose de l'aurore qui couvre déjà le désert.
Le voyage est extrêmement monotone ; rien à voir que la plaine de sable, tantôt unie, tantôt mamelonnée, d'une tristesse poignante. Elle fuit devant nous, toujours plus farouche, à mesure que le soleil l'embrase et en fait un lac de feu. Le train marche avec une lenteur désespérante et, au lieu de rouler, i1 gambade sur la voie, sautillant de droite et de gauche, comme heureux de secouer les voyageurs. Parfois même, il s'arrête brusquement, en plein désert, on ne sait pourquoi ; il n'y a pas de station, personne ne monte, ni ne descend. La locomotive pousse de longs sifflements aigus comme si elle appelait au secours, avec des cris de détresse ; puis, haletante, époumonnée, elle se remet en marche à travers le pays désolé. Je me sens pris de nausées et une somnolence maladive annihile mes esprits ; l'air est si chaud, si lourd, si chargé de moiteur empestée et, en même temps, nous sommes encaqués si parfaitement que je crains un évanouissement pour de bon. En une si désagréable situation, pourrons-nous résister jusqu'au bout du voyage ?
Mais voilà que tout à coup, la porte du compartiment s'ouvre et livre passage au Pacha ; il occupe, à lui tout seul, la moitié du wagon et il est à notre recherche depuis longtemps ; heureux de nous avoir découverts, il s'empresse de nous inviter à le suivre dans son domicile. Aussitôt fait que dit ; nous nous installons dans un coupé spacieux, une vraie chambre, que le Pacha a aménagée aussi confortablement que possible. Et les heures s'écoulent à griller un nombre incalculable de cigarettes égyptiennes, dont notre hôte a une ample provision, à goûter aux mets de tous genres qu'Audeh nous apporte et surtout à bavarder sur les sujets les plus divers. A ce propos, je dois dire que le Pacha nous fournit des renseignements très intéressants sur le chemin de fer du Hedjaz, dont il dirige la construction.
Cette grande entreprise, conçue et ordonnée par le sultan Abd-ul-Hamid 1, est, en réalité, une œuvre pie, à laquelle ont collaboré tous les fidèles du monde musulman. On sait qu'un des premiers devoirs des disciples de Mahomet consiste à faire, au moins une fois dans la vie, le pèlerinage à La Mecque. Ils viennent de tous les points de l'horizon. J'ai dit ailleurs que ceux de l'Afrique peuvent prendre la route du désert, à travers la presqu'île sinaïtique, mais que, généralement, ils préfèrent accomplir le voyage par la mer Rouge. Les pèlerins de la Syrie et de la Palestine n'ont pas le choix ; ils sont obligés d'organiser de grandes et coûteuses caravanes qui, partant de Damas, suivent le derb-el-Hadj, « le chemin du Pèlerinage», jusqu'à La Mecque, sur un parcours de 1800 kilomètres environ, à travers un pays presque dépourvu d'eau et de moyens de ravitaillement. 2 On comprend sans peine les difficultés de telles expéditions ; le nombre des pèlerins est de cinq à six mille ; il leur faut à peu près deux mois pour toucher au but ; les sources sont parfois éloignées de 100 kilomètres ; le long de la route, les chameaux meurent de soif, par quantité ; le typhus et le choléra déciment les voyageurs et souvent les caravanes sont attaquées par les Bédouins pillards. Seule la foi soutient ces malheureux et parvient à triompher de tout ; elle est le mirage enchanteur dans le désert morne et cruel ; elle enthousiasme le pèlerin, qui voit là-bas, par delà les dunes maussades, la ville sainte parée de gloire, et se réjouit d'avance de baiser la Pierre noire de la Kaaba.
L'idée de construire un chemin de fer pour ces héroïques pèlerins était généreuse, et, pour la réaliser, on fit appel à cette piété musulmane souvent si vive et si féconde. Elle répondit magnifiquement : de toutes parts les dons affluèrent ; chaque année, sept à huit millions de francs ont été mis ainsi à la disposition du gouvernement turc. Les travaux commencèrent sérieusement en janvier 1901, quand le Pacha M*** fut mis à la tête de l'entreprise. Bien que la ligne soit à voie étroite, sa construction offrait des difficultés en apparence insurmontables. Il fallait faire venir de l'étranger à peu près tout le matériel, même la chaux et le ciment, et on s'adressa, à cet effet, à
1 L'iradé impérial est du 1er mai 1900.
2 Actuellement, le chemin de fer va jusqu'à Médine ; le tronçon Médine-La Mecque est à l'étude ; mais les travaux n'ont pas encore commencé.
des fabriques allemandes, belges et américaines. Les ouvriers ont été recrutés essentiellement parmi les indigènes, plus aptes à supporter l'existence précaire du désert. Toutefois, le gouvernement mit sur pied plusieurs bataillons de soldats qui travaillent en qualité de manœuvres salariés, sous les ordres des ingénieurs et des officiers. Ces troupes, levées et organisées spécialement pour le chemin de fer du Hedjaz, rendent des services inappréciables et on peut dire que, sans elles, l'œuvre eût été compromise. Le plus grand obstacle à surmonter fut, on le devine sans peine, le manque d'eau. Les stations où se trouvent des sources sont en petit nombre ; on rencontre, il est vrai, ici et là de ces grands réservoirs qui datent de l'époque romaine et sont destinés à recueillir les eaux de pluie ; mais ces bassins ne sont pas couverts, le liquide est facilement contaminé par les microbes ou bien, en été, est absorbé par la chaleur solaire.
Les ingénieurs de la ligne se sont décidés à creuser, tous les 50 kilomètres environ, de vastes citernes fermées, d'une profondeur de six à sept mètres et garanties ainsi contre les bactéries. On s'est mis aussi à la recherche de sources, mais sans réussir à en trouver ; des sondages, poussés jusqu'à une profondeur de 110 mètres, n'ont donné aucun résultat; il faut croire que toutes les eaux pluviales, dans cette région du désert arabique, se perdent dans la vallée du Jourdain ou dans l'Araba.
Jusqu'à présent, c'est grâce à une persévérance obstinée que la direction du chemin de fer est parvenue à vaincre toutes les difficultés. A la tête de la ligne travaillent plusieurs milliers d'ouvriers qui absorbent chaque jour, soit pour leur propre usage, soit pour la fabrication du mortier, une énorme quantité d'eau. Celle-ci ne peut guère être amenée à dos de chameaux ; les tentatives qui ont été faites n'ont pas donné de bons résultats ; les distances sont trop considérables et le transport très coûteux. On utilise plutôt des wagons-citernes qui font sans cesse la navette entre un point d'eau et les chantiers ; mais ce procédé n'est pas toujours très commode ; comme les ponts jetés sur les ouadys ne sont pas encore tous terminés, tandis que la pose des rails progresse, il a fallu établir des voies provisoires dans les vallées et y faire passer, tant bien que mal, les lourds wagons-réservoirs.
Point n'est besoin de souligner l'importance du chemin de fer du Hedjaz ; en tout cas, le gouvernement turc fonde sur cette
œuvre de grands espoirs. Elle a d'abord une haute signification religieuse. Non seulement elle permettra aux pèlerins d'accomplir, avec un minimum de dangers et de frais, leur vœu le plus cher, mais elle unira plus étroitement que jamais les diverses parties du monde musulman au sanctuaire central, et contribuera ainsi à la force de l'Islam. Il est à prévoir qu'une grande partie des pèlerins de Turquie, d'Asie Mineure, de Crimée, qui jusqu'à présent se rendaient à La Mecque par le canal de Suez, choisiront désormais la voie de terre, en ce sens qu'une fois parvenus à Kaïfa, sur la côte palestinienne, ils auront à leur disposition la ligne de Damas, puis celle du Hedjaz. — Envisagée du point de vue politique et militaire, la nouvelle voie de communication doit jouer, dans la pensée des initiateurs de l'entreprise, un rôle de premier ordre. Les tribus indigènes des provinces arabes de la mer Rouge sont remuantes, n'acceptent qu'à contre-cœur le joug ottoman et fomentent à chaque instant des révoltes plus ou moins sérieuses. Pour affermir l'autorité de la Porte et réprimer les rebellions, l'envoi rapide de troupes est une nécessité ; par le chemin de fer du Hedjaz, des bataillons pourront être transportés de Damas à La Mecque en quatre ou cinq jours. En outre, on espère pouvoir un jour rattacher la ligne à celle de Bagdad, qui est en construction ; si ce projet se réalise, Constantinople sera mise en relation directe avec la capitale religieuse du monde musulman ; quelques jours suffiront pour franchir l'énorme distance qui sépare les deux cités. — Sous le rapport économique, les avantages entrevus ne sont pas moindres. La Transjordane est un pays riche, en particulier le Hauran et l'Adjloun, dont la récolte annuelle en céréales s'évalue par plusieurs dizaines de millions ; mais avec une culture plus intense et plus rationnelle, on pourrait obtenir des résultats plus réjouissants encore. De même, au Sud du Hauran, dans la vallée du Jourdain et dans les ouadys qui y débouchent, croît une abondante végétation : oliviers, dattiers, grenadiers, caféiers, cannes à sucre y sont dans leur milieu ; mais les fellahs de ces régions n'ont point les connaissances ni le zèle suffisants pour mettre leurs terres en valeur ; ils ne travaillent guère que pour leurs besoins journaliers. Qui sait si le nouveau chemin de fer n'amènera pas des colonies de cultivateurs énergiques et capables d'arracher au sol toutes les richesses qu'il contient encore en réserve ? On peut
en dire autant des ressources industrielles qu'offrent ces contrées ; il y a dans le Hauran des salines dont les produits sont excellents. Actuellement, le sel est transporté à Damas par des caravanes de chameaux ; mais le trafic est des plus minimes ; grâce au chemin de fer, il pourrait prendre de très grandes proportions. N'oublions pas non plus les mines de soufre et les sources de pétrole qui sont jusqu'à aujourd'hui à peu près iQutilisées, et il ne serait pas difficile de mentionner encore d'autres produits indigènes — métaux, pierres précieuses — qui pourraient contribuer à la richesse du pays s'ils étaient méthodiquement exploités. — Enfin, la ligne du Hedjaz viendra en aide à la science. Combien déjà le voyage à Pétra n'est-il pas facilité depuis que le chemin de fer amène les explorateurs jusqu'à Maân ? Auparavant, il fallait plus de quinze jours pour atteindre, de Jérusalem, la nécropole nabatéenne. Mais il ést une autre région qui promet aux chercheurs d'intéressantes trouvailles : c'est celle qui s'étend de Maân à La Mecque. Elle est encore peu connue ; les Européens ne s'y aventurent qu'avec crainte et pourtant on sait qu'elle fut un des centres de la civilisation sémitique ; les découvertes archéologiques et épigraphiques qu'on y a déjà faites en laissent entrevoir d'autres.1 Avec l'ouverture de la ligne du Hedjaz, les savants pourront sans trop de peines et de frais pénétrer dans cette terra incognita.
en explorer les sites mystérieux et légendaires, — Teïma, Medaïn Salih, El Ola et d'autres, — en étudier les monuments de tout genre et jeter ainsi quelques lumières sur l'histoire primitive de cette partie de l'Arabie.
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Ouf ! nous voici à Ziza. Il est huit heures du soir ; la nuit est profonde et un vent âpre souffle de partout, éteignant les lumières falotes des réverbères. Nous prenons congé du Pacha en
1 Consulter entre autres : Doughty, Travels in Arabia deserla. Cambridge, 1888.
J. Euting, Nabalàische Inschriften aus Arahien. Berlin, 1885. Hùber, Journal d'un voyage eu Ambie. Paris, 1891. La dernière exploration de cette région a été faite, à ma connaissance, par les PP. Savignac et Jaussen : Mission archéologique en Arabie. Tome I, 1909 : De Jérusalem an Hedja:, Medaïn Sâlelt. Le tome II est sous presse.
l'assurant de notre plus chaude gratitude et en lui souhaitant bon voyage jusqu'à Damas. Il nous tardait d'arriver à destination ; voici douze heures environ que le train, capricieux et folâtre, nous fait subir le charme de ses hautes fantaisies ; il nous a promenés dans des vallées ternes et grises, et, sans pitié, a fait bondir en tous sens nos membres fatigués. Heureusement, de temps en temps, il s'est arrêté, comme je l'ai dit ; il nous a laissés reprendre haleine ; alors nous descendions de wagon pour faire les cent pas sur le sable, et nous trouvions un plaisir extrême à exécuter des mouvements réguliers et normaux. Mais ici encore le train est porté à l'exagération ; il stoppe parfois trop longtemps : ainsi, à la station de Katrâne, située à peu près à égale distance entre Maân et Ziza, l'arrêt dura près de trois heures ! et pour quel motif ? Je vous le donne en mille : la locomotive n'avait plus de charbon. Par bonheur, un train arrivant de Damas amena du combustible et nous nous remîmes en route au milieu de l'après-midi.
Maintenant Audeh nous conduit à l'auberge : une maisonnette de chétive apparence, au bord de la voie, dans laquelle se suivent deux ou trois petites salles enfumées. Il y a là beaucoup de monde, des Arabes solennels, des soldats bruyants, des ouvriers de la ligne ; on boit, on crie, on discute. L'aubergiste, un Italien nommé D***, nous accueille avec des marques évidentes de sympathie ; petit de taille, il court comme un écureuil, gambade en tous sens, passe en tourbillon d'un groupe à l'autre, et surtout, d'une voix éraillée et vineuse, éructe un flot de paroles précipitées, ce qui dénote une réelle agitation intérieure. A le voir ainsi ému, avec son bonnet renversé et son front trempé de sueur, je ne crois pas le calomnier en disant qu'il a bu un coup de trop. Du reste, il a peut-être une excuse ; il nous explique en effet, dans un langage enflammé où s'entrechoquent l'arabe, l'italien, le français, le turc, que, la veille, il y a eu un accident de chemin de fer, non loin de Ziza ; plusieurs ouvriers ont été blessés, d'autres tués, et lui, le brave homme, a été réquisitionné pour le transport de ces malheureux ; il nous décrit la scène, avec des larmes dans la voix, et personne ne lui en voudra, si, dans ces circonstances tragiques, il a demandé aux liqueurs fortes un appui physique et moral.
Mais je le soupçonne un peu de vouloir, avec les meilleures intentions du monde, nous faire partager les douceurs de son
ivresse naissante. Avec un empressement fébrile, il nous offre du thé dans de gros bols en faïence blanche, et rien ne pouvait nous être plus agréable. Cependant, distrait par le spectacle de la salle et le brouhaha des causeries, je n'ai pas surveillé la préparation du breuvage et, sans méfiance, j'y trempe goulûment mes lèvres. Horreur ! c'est du cognac ! ou plutôt du thé qui n'a du thé que le nom, tant la dose de cognac ajoutée est forte ! Ah, coquin d'aubergiste ! A mes protestations, d'ailleurs très mesurées, il ouvre de grands yeux étonnés, m'assure que le cognac guérit toutes les maladies et je vois bien, à son air décontenancé, qu'il n'a pas voulu se jouer de nous ; c'est un homme qui croit, en son âme et conscience, à la vertu des liqueurs et, avec un zèle apostolique, il a cherché à nous faire partager sa foi. Son péché est véniel. Du reste, son hospitalité s'est montrée à notre égard très large et très généreuse et nous eûmes vite oublié le coup du cognac. Nous avons passé sous son toit une nuit réparatrice et bienfaisante.
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22 mars, 7 heures du matin. En selle ! Nous partons pour Mâdaba. Le temps est radieux ; un air frais, d'une transparence cristalline, enveloppe le pays ; il me semble que nous ne sommes plus dans le désert, sous le poids d'une atmosphère lourde et embrasée et avec l'impression d'être, en pleine liberté, enfermés dans une prison sans issue. Je me sens plus dispos que jamais et très capable de franchir à cheval une étape de trois à quatre heures. L'aubergiste est moins agité, mais toujours ému, et ses adieux révèlent une âme sensible et pure.
Comme je lui offre, à titre de pourboire, une pièce de 5 francs à l'effigie de Victor-Emmanuel II, il tombe en arrêt devant la figure du grand héros italien ; pour un peu il y appliquerait ses lèvres charnues, dans un long baiser ; revenu à lui, il me déclare vouloir garder cette pièce, comme un talisman, en souvenir de notre passage dans son cabaret, et me supplie en outre, avec une voix en trémolos, de transmettre ses bénédictions au P. Jaussen, qui a eu la bonté de venir jusqu'à Ziza baptiser un de ses enfants.
La chevauchée à travers la campagne moabite est un plaisir rare. Nous aurions dû peut-être consacrer quelques heures à la visite des antiquités de Ziza ; elles consistent en quelques ruines assez bien conservées, les restes d'un château et un de ces grands réservoirs artificiels dont j'ai parlé plus haut. Mais nos pensées sont tournées ailleurs que vers l'archéologie ; nous en avons tant vu, de ces ruines, que celles-ci ne nous attirent plus.
Et puis, le pays est si beau qu'à lui seul il mérite toute notre attention ; c'est un vaste plateau avec quelques molles ondulations, des lignes douces, un horizon immense ; nous marchons droit vers l'Ouest et, à mesure que nous avançons, nous traversons des terres labourées, des champs, des prés ; tout est baigné de rosée et tout scintille de millions de petites étoiles disséminées dans les herbes.; du sol, qui s'échauffe d'heure en heure, montent des vapeurs fines et bleues ; c'est comme si le soleil traînait dans ses rayons, sur la terre qui s'éveille, des écharpes de gaze. Mais voici quelque chose de plus merveilleux encore : vous avez devant vous une prairie toute verte, bornée au Nord par de petites collines grises, et cette prairie verdoyante est semée d'anémones rouges. Je cherche un terme de comparaison, mais je n'en trouve pas. Ici, les anémones sont groupées en touffes compactes, en bouquets gigantesques ; là, elles courent en files dans les sillons, balançant la tête au souffle de la brise matinale ; ailleurs, elles forment comme des couronnes. Je ne me lasse pas de regarder et de me réjouir.
D'aucuns diront qu'il y a dans mon admiration quelque chose d'excessif, qu'elle tient un peu du délire. C'est bien possible après tout. Mais on imagine difficilement combien l'herbe et les fleurs, même les plus humbles, paraissent belles au voyageur après cinq semaines de désert. D'autres spectacles encore nous annoncent que nous allons rentrer dans les terres habitables. Voici, accroché au flanc d'un vallon, un petit groupement de maisonnettes ; au moment où nous passons, à quelque cent mètres du hameau, il en sort une procession d'hommes et surtout de femmes couvertes de voiles : c'est un enterrement ; le cimetière est de l'autre côté de la vallée, reconnaissable à ses petites tombes blanches. Plus loin, j'aperçois aux confins d'un pâturage une grande tache brun-jaune ; elle n'a l'apparence ni d'une ruine, ni d'un champ fraîchement labouré ; du reste, voici qu'elle se met à bouger, elle oscille, avance, recule,
change de place ; plus de doute : c'est un troupeau de moutons, immense, une masse de laine mouvante ; les bêtes sont toutes pressées, les unes contre les autres, comme agglomérées en un seul bloc, et cela se promène dans la verdure. On me dit qu'il n'est pas rare de rencontrer sur les plateaux de la Transjordane des troupeaux de plusieurs milliers de moutons.
Vers 10 heures et demie, nous arrivons en vue de Mâdaba.
Par delà la houle frémissante des blés encore verts, la bourgade, sise sur une colline, étale au soleil ses maisons carrées, ses murs, ses églises ; tout cela est blanc, rayonnant de lumière et c'est une superbe vision que celle de ce village paisible qui domine de tout son éclat les antiques « champs de Moab ».
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Mâdaba ! vieux nom, vieille cité, en dépit des apparences modernes ! Dès les temps les plus reculés, la possession de ce tertre a été l'enjeu de nombreuses batailles ; sa position stratégique et ses ressources en eaux lui ont valu cette réputation guerrière, bien que son nom éveille les sentiments les plus pacifiques: Mêdebâ, les «Eaux du repos». Déjà à l'époque de la conquête israélite, Amoréens, Moabites, Hébreux, se la disputent (Nombres XXI, 30) ; après ces luttes, elle paraît avoir échu en partage aux Rubénites (Josué XIII, 9, 16). Mais les princes moabites ne voyaient pas sans envie, ni sans colère, la main mise de leurs ennemis sur la fière cité. Le roi Mésa (IXme siècle av. Jésus-Christ), dans sa fameuse inscription (lignes 7-9), se plaint de ce qu'elle a été au pouvoir d'Israël, mais rend gloire à son dieu d'avoir pu la reprendre. « Ômri s'empara du pays de Mêdebâ et y habita pendant ses jours et la moitié des jours de son fils, 40 ans ; mais Kamoch me la rendit pendant mes jours. » On peut croire, en effet, que pendant longtemps la ville resta au pouvoir de Moab. En tout cas, il en est ainsi dans l'oracle qu'on lit Esaïe XV et XVI et qui paraît être de date relativement récente. La lutte reprit à l'époque des Macchabées ; les princes hasmonéens s'efforcèrent de conquérir la Moabitide, et Mêdebâ, située aux portes du pays, devait particulièrement souffrir de ces guerres sans cesse renaissantes. Suc-
cessivement, Jonathan Macchabée, Jean Hyrcan, Alexandre Jannée dévastèrent la vieille ville sans pourtant réussir à s'en rendre maîtres d'une façon définitive. Ce furent les Romains qui la placèrent sous leur autorité, par la conquête de la Transjordane et de la Nabatène. Plus tard, le christianisme s'y implanta et Mêdebâ eut son Eglise, qui fut même représentée par un évêque au concile de Chalcédoine (451). Depuis lors, elle
Fw. 77. — MADABA. VUE CÉKÉRAU;, PRISE UU SUD-OUEST
Cliché Savignac.
tombe peu à peu dans l'oubli et elle y serait sans doute toujours restée sans un événement qu'il convient de rappeler. 1 En 1880, les ruines de Mêdebâ, tout à coup, reprennent vie ; les Bédouins chrétiens de Kérak, l'ancienne Kir-Moab de la Bible, se voyaient sans cesse victimes de la tyrannie et des vexations de leurs concitoyens musulmans ; ce joug devenant intolérable, ils décidèrent un exode en masse et vinrent s'établir sur la colline de Mêdebâ ; avec les matériaux entassés depuis des siècles, ils bâtirent des maisons et refirent une ville. Celle-ci est donc ce qu'on pourrait appeler du vieux neuf. Très mo-
1 Revue biblique, 1892, pp. 617-644.
derne en apparence, elle est formée des débris d'une très vieille cité. Dans la structure des pauvres maisons qui la composent aujourd'hui on rencontre des fragments de basiliques, des morceaux. d'anciennes églises, des restes de temples, des œuvres d'art, des pierres gravées d'inscriptions, de superbes mosaïques.
L'antique nom de la localité a survécu, avec cette persistance incroyable qu'on a souvent remarquée en Orient dans la conservation des anciens noms géographiques. Mêdebâ est devenu Mâdaba, mais c'est tout un, et l'actuelle bourgade rejoint, tant du point formel que matériel, la vieille citadelle moabite. La colonie qui s'y est réfugiée il y a quelques années a prospéré ; on a cultivé le sol, ensemencé de blé ces grandes étendues. Tout autour de la colline, ce ne sont que des champs de céréales d'une fort belle venue. La population — 1200 âmes environ — est entièrement chrétienne ; les orthodoxes grecs sont en majorité s mais il y a aussi un petit groupement de catholiques romains.
Et tout ce monde vit en paix sous l'autorité, plus nominale que réelle, d'un sous-préfet turc, dans l'adoration sincère du Christ et de la Vierge.
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Nous pénétrons dans le village par des rues tortueuses dont Audeh connaît tous les secrets et tous les détours. Puis nous mettons pied à terre devant l'hospice latin, situé au point culminant de la colline, sur l'Acropole. C'est une maison solidement construite en pierre de taille, fort proprement tenue et entourée de cours et de jardins. Les enfants sortent de l'école, qui est installée dans le presbytère ; en passant devant nous, ils esquissent une génuflexion en manière de salut et nous prennent la main pour la baiser. C'est un gracieux cortège de fillettes et de garçons qui reçoivent ici les soins assidus du prêtre latin. Nous sommes reçus avec une bienveillance toute cordiale par un jeune abbé très brun, aux yeux vifs et au visage fort sympathique ; c'est un Italien ; pour l'instant, il remplace le titulaire de la paroisse parti pour Kérak en tournée pastorale. Dans la grande salle très claire, très blanche, où nous prenons place, nous racontons notre odyssée, heurs et malheurs, joies et déceptions. Le vicaire ne paraît pas être féru d'archéo-
logie, mais il possède quelque chose de mieux que la science, un bon cœur et il a, sur le compte de ses paroissiens, de son œuvre missionnaire, de ses belles ambitions de prêtre, des mots touchants.
Mais la conversation est interrompue par l'arrivée soudaine de trois grands personnages. Ce sont de superbes vieillards, portant barbe blanche et longues robes de couleurs. Tout de suite je pense à ces « Anciens d'Israël» qui exerçaient le souverain pouvoir sur le peuple. Evidemment, les nouveaux venus sont des notables, des « scheiks » de Mâdaba ; obéissant aux lois de l'hospitalité, ils se sont rendus au presbytère pour saluer les «nobles étrangers». Ici, encore une fois, je me demande par quel canal ils ont eu connaissance de notre arrivée. Nous avons traversé le village sans rencontrer personne, et l'abbé n'est pas sorti de sa demeure depuis que nous y sommes. Je me perds en conjectures ; il faut croire que les Orientaux possèdent un sens de divination extrêmement développé, une sorte de double vue qui leur sert de bureau de renseignements et grâce à laquelle rien ne leur échappe. Ou bien, ne serait-ce pas tout simplement Audeh qui aurait signalé notre présence aux autorités de la ville ? Audeh, en effet, a disparu tout à coup sans nous avertir.
Les vieillards prennent place sur le divan et écoutent, silencieux et rigides, les explications du vicaire à notre sujet. A midi, on entend le son d'une cloche, vibrant au-dessus de la bourgade. Aussitôt les scheiks et l'abbé se lèvent et prennent des airs graves et recueillis; je me lève aussi, sans savoir pourquoi, étonné des allures cérémonieuses de nos hôtes. Alors, un des vieillards, ayant fermé les yeux, prononce, en arabe, une prière dont je ne comprends pas un mot, cela va sans dire. Sa voix sépulcrale, qui semble sortir de terre, fait contraste avec le son argentin de la clochette qui résonne toujours au-dessus de nos têtes. Vraiment, c'est une minute solennelle et émouvante : cet acte religieux si simple ; cette bénédiction adressée à Dieu en témoignage de reconnaissance et d'amour ; ces beaux vieillards, immobiles comme des statues et dans l'attitude des prêtres antiques ; tout cela me fait une impression si vive que je ne puis m'associer comme je le devrais à l'oraison qui monte vers le ciel. Ces personnages m'en imposent et me troublent l'âme ; je ne parviens pas à détacher mes regards de leurs
figures hiératiques et il me semble que j'assiste à quelque rite d'initiation mystique dans un temple égyptien.
L'après-midi a été mouvementée et traversée d'un incident tragi-comique que je suis tenu de rapporter, mais pour la description duquel j'ai grand besoin de poésie. Le presbytère est entouré, au Sud et à l'Est, d'un vaste jardin d'où l'on jouit d'une vue magnifique : toute la plaine de Moab, déroulant à perte de vue ses champs et ses pâturages verts de mousse, dans le poudroiement d'or du soleil d'Orient. C'est dans ce jardin que nous sommes venus faire la sieste, tout en contemplant le merveilleux paysage. Mais mon repos manque de sérénité ; depuis plusieurs jours je ressens des picotements sur tout le corps, une démangeaison continuelle qui m'oblige à exécuter sans cesse des gestes équivoques. Le Père franciscain prétend que c'est l'effet de la maladie et, en même temps, un signe certain de prochaine guérison ; mais je ne me fie pas entièrement à ce diagnostic. Maintenant, dans la chaleur de cette lumineuse après-midi, les démangeaisons reprennent de plus belle ; mon compagnon en est tout aussi incommodé que moi et nous nous livrons à un exercice de grattage du plus disgracieux effet. J'ai la curiosité d'approfondir l'affaire ; à tout prix, il faut percer ce mystère et je commence à dénouer prudemment un foulard de soie que je porte autour du cou. Je dois faire à ce propos un pénible aveu : ces derniers temps, j'ai beaucoup négligé ma toilette ; transplantés sans répit d'un lieu dans un autre, nous n'avons pas eu le temps, ni l'envie, ni l'occasion de nous soigner selon toutes les règles de l'hygiène. Le moment propice est venu ; une inspection minutieuse s'impose et nous saurons bientôt, j'en suis sûr, ce qui cause nos tourments. Juste ciel ! quelle découverte ! Figurez-vous que mon foulard recèle dans ses plis des milliers de petits grains, blancs comme du riz, qui s'entassent aux angles et qui bougent ! Stupéfait, horrifié, je pousse un cri de terreur : « Mais, ce sont des.»! Pas de doute, c'en est, et des blancs encore, la couleur de l'innocence. Vite, nous quittons nos vêtements et l'enquête continue, angoissée, désespérante. L'évidence crève les yeux : nous sommes littéralement couverts de poux ; voilà le mot lâché, tant pis pour les délicats et les précieux. Il y en a partout ; des grappes d'animalcules nichent paisiblement sous le col de mon veston ; une colonie entière s'est installée dans
ma flanelle ; mes bas en grouillent, remplissant les interstices du tissu laineux. A chaque nouvelle trouvaille, ce sont de nouveaux gémissements. Le Père franciscain exhale sa douleur par des plaintes inarticulées, des onomatopées sonores, des exclamations d'une rudesse toute germanique et, à bout d'humiliation, nous échangeons un long regard de pitié réciproque.
Faut-il rire, faut-il pleurer ? Finalement le premier parti l'emporte. C'est la rançon du désert, pensons-nous : les Bédouins sont braves, frustes, nature, mais pouilleux et si leur contact éveille dans nos esprits le goût de la liberté et de la vie simple et forte, il procure certains inconvénients d'ordre dermatologique plus désagréables que dangereux. Mieux vaut ne pas prendre la chose au tragique.
Comme des fous, nous nous enfuyons dans le presbytère, emportant nos hardes souillées. Alors la chasse à la vermine commence, obstinée, titanique. Tout est mis à contribution : brosses, poudres insecticides, eau chaude, pétrole ; pendant plus de deux heures, c'est une tuerie impitoyable, mais nous sommes loin de rester maîtres du champ de bataille. Les bestioles ont la vie dure ; des centaines déjà mordent la poussière, mais il en revient toujours d'autres ; elles naissent du tissu même de nos vêtements, comme par une sorte de génération spontanée. De guerre lasse, nous abandonnons la lutte, en nous promettant de revenir à la charge ce soir, demain et plus tard, jusqu'à ce qu'une éclatante victoire couronne nos efforts. Ah !
les sales bêtes !
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Et voilà pourquoi je n'ai pas pu visiter, comme je l'eusse désiré, les antiquités de Mâdaba, qui sont pourtant fort intéressantes. On peut encore voir, à l'Est de la cité, les restes d'une grande basilique, corniches, chapiteaux, fûts de colonnes brisées, les uns encore debout, les autres couchés dans l'herbe.
Il faudrait surtout pouvoir pénétrer dans l'intérieur des maisons pour admirer toutes sortes de débris augustes de l'ancienne ville byzantine. Mais, encore une fois, nous n'avons pas le temps de nous livrer à cette étude. Il est déjà 5 heures. Avant la tombée du jour, dépêchons-nous d'aller visiter la célèbre mosaïque géographique.
Nous allons frapper à la porte du couvent grec, situé au Nord de Mâdaba, mais sans résultat ; il n'y a personne et nous perdons encore une bonne demi-heure à faire le pied de grue devant le bâtiment. Enfin, quelques prêtres arrivent ; ils sont, selon le rituel, vêtus de robes noires et coiffés de la barrette de même couleur ; ils ont l'air ennuyés de notre présence et la requête que nous formulons au sujet de la mosaïque semble leur être peu agréable. Pourtant, l'un d'eux va chercher une grosse clef et nous entrons avec lui dans l'église, qui s'élève tout près du Couvent ; c'est là que gît le monument fameux.
Il faut rappeler que cette église est de construction relativement récente ; elle a été édifée sur l'emplacement exact d'une vieille basilique à moitié ruinée, mais dont les restes ont été utilisés tels quels ; c'est au moment où l'on se mit à établir le dallage du nouveau sanctuaire qu'on découvrit la mosaïque.
Autrefois celle-ci formait le pavé de la basilique. Elle était déjà, malheureusement, très détériorée et peut-être eût-elle été entièrement détruite sans le Père Cléophas, bibliothécaire du couvent grec de Jérusalem qui se trouvait à Mâdaba en ce moment — automne 1896. Très versé dans l'archéologie chrétienne, il sut apprécier la haute importance de cette découverte ; grâce à ses soins assidus, les débris de la mosaïque furent conservés. 1 Des débris, en effet ; le plus grand fragment, qui occupe sous les piliers de droite un espace d'une vingtaine de mètres carrés, se présente à nous sous l'aspect d'un plancher entouré d'une balustrade. La mosaïque est là-dessous. Le prêtre qui nous accompagne veut bien enlever les planches et nous pouvons alors contempler et admirer. Je dois avouer que, tout d'abord, je n'ai rien admiré du tout, par le fait que, l'église étant assez sombre en ce moment, je ne puis rien distinguer qui soit très remarquable. Les couleurs de la mosaïque sont bien effacées ; puis, en plusieurs endroits, on a coulé du ciment, ce qui pro-
1 La première publication, avec commentaire, en a été faite par le P. Lagrange dans le fascicule d'avril 1897 de la Revue biblique (pp. 165-184). Depuis, dejnomhreuses monographies ont paru sur ce sujet. Indiquons entre autres : GermerDurand, La carte mosaïque de Mâdaba. Paris, 1897. liretzsclimar, Die neugefundene Mosaïkkarte von Màdeba, dans : Mittheilungen und Nachrichten des deulschen Paliistina Vereins, 1897. Palmer und Guthe, Die Mosaïkkarte von Màdebà. Leipzig, 1906. Clermont-Ganneau : Recueil d'archéologie orientale, II, pp. 161-175; IV, pp. 272-283.
PLANCHE IX
Bulletin de la Société Neuchâteloise de Géographie. Tome XXIV, 1915.
REVUE BIBLIQUE Avril 1897
duit de grandes taches grises ; en outre on aperçoit une telle quantité d'inscriptions, en onciales grecques de toutes dimensions, que ces lettres se mettent à danser devant nos yeux et troublent la vue. Pourtant, après un moment d'attention, je m'y retrouve : c'est bien une carte géographique, qui représente une bonne partie de la Palestine, de la Transjordane, le désert du Sinaï et le Delta du Nil ; elle est orientée, comme l'église, de l'Ouest à l'Est, c'est-à-dire qu'en se tournant vers l'Orient, le Nord est à gauche, le Sud à droite ; les noms sont écrits de manière que le visiteur, en pénétrant dans le sanctuaire, à l'Ouest, peut les lire à mesure qu'il avance. Evidemment, tout n'est pas d'une netteté aveuglante, et il faut un peu de bonne volonté et de patience pour reconnaître certains sites. Pourtant l'artiste avait un vif sentiment de la nature et sa carte est parfois un tableau fort réussi. Ainsi, la mer Morteattire tout particulièrement les regards ; elle est d'une coloration verdâtre, striée de bandes noires sinueuses ; c'est la mer par un temps d'orage ; deux grandes barques avec mâts voguent sur ses eaux. Le Jourdain n'est pas moins heureusement traité ; de même couleur que la mer, il serpente dans la vallée du Ghôr teintée de blanc ; de gros poissons jaunâtres remontent le courant, et, reliant les deux rives, deux ponts sont jetés sur le fleuve ; leur couleur jaune indique peut-être qu'ils sont en bois. Les montagnes, en général, sont noires ; on remarque très bien celles de la presqu'île sinaïtique, qui se détachent nettement sur un fond blanchâtre. Pour les villes, le mosaïste a représenté les maisons elles-mêmes, les rues, les places, les églises et il a noté les particularités qui distinguent chaque cité : Gaza a sa grande avenue conduisant à la basilique, Askalon ses obélisques, Lydda son forum ; Kérak est, comme de juste, dressée au sommet d'un rocher. L'artiste, on le voit, ne laisse dans l'oubli aucun détail caractéristique. Mais il a surtout voué ses soins attentifs à la représentation de Jérusalem ; cette partie de la mosaïque est heureusement à peu près intacte. La ville sainte occupe une surface beaucoup trop grande par rapport à l'ensemble et cela seul révèle tout l'intérêt que l'auteur attachait à cette portion de son œuvre. Jérusalem est figurée par un pâté de maisons, disposé en ovale, presque au centre de la mosaïque, et dont la couleur dominante est le rouge ; trois portes sont visibles ; celles de Damas est fort bien dessinée, avec
ses deux tours massives. Une double colonnade traverse la ville du Nord au Sud, entourée d'une quantité de constructions qu'il est difficile d'identifier. Chose curieuse, le Temple manque ; il est vrai qu'en cet endroit le travail du mosaïste est détérioré. En revanche, le Saint Sépulcre est très probablement représenté par un grand édifice terminé en coupole, qu'on aperçoit à l'Ouest. La ville est ceinte d'une muraille continue avec des tourelles et des bastions. Vraiment l'œuvre de l'artiste est d'une belle venue et la minutie avec laquelle il a travaillé est extrême.
La mosaïque de Mâdaba est un document de haute valeur, un des plus précieux que nous ait livrés l'archéologie orientale.
C'est la plus ancienne carte de la Palestine et des pays limitrophes ; on peut même se demander si l'artiste n'a pas eu des visées plus lointaines, et si, dans les portions malheureusement perdues, il n'a pas voulu figurer d'autres pays encore, la Phénicie, l'Asie Mineure, par exemple. Son ambition semble avoir été plus vaste que celle qui consisterait simplement à dresser une carte biblique dans un but d'édification et il y a lieu de remarquer à ce propos que la mosaïque n'est pas une reproduction artistique de l'Onomastique d'Eusèbe, dont elle dépend à certains égards. Ce n'est pas une œuvre fictive ; au contraire, l'auteur a voulu représenter la Palestine telle qu'elle était réellement au temps où il vivait ; c'est pourquoi son travail, malgré ses lacunes et ses erreurs, revêt une si grande importance.
Il n'est pas aisé de fixer avec quelque exactitude l'époque où il a été exécuté ; les spécialistes hésitent entre le Vme et VIme siècles ; les temps de Justinien sont peut-être ceux qui conviennent le mieux, puisqu'alors l'art de la mosaïque atteignit son apogée.
Revenus au presbytère, nous y rencontrons deux religieuses, vêtues de noir, qui nous attendent depuis un moment. Elles nous apportent toutes sortes de friandises, des fruits et, suprême gourmandise, des pommes de terre en robe de chambre.
Braves sœurs, vous ne vous doutez pas du plaisir que vous nous procurez ! Ces pommes de terre, bien dodues, cuites à point, laissant voir, par des crevasses, une chair succulente, nous prédisent la rentrée prochaine dans les pays civilisés ; elles sont presque un symbole de délivrance !.
*
*
Le soleil est déjà chaud quand nous quittons Mâdaba. Audeh, je l'ai dit, a disparu depuis hier et n'est pas revenu ; je regrette de n'avoir pas pu revoir sa bonne figure placide et intelligente ; un guide comme celui-là est une chose précieuse et j'eusse voulu lui témoigner ma vive reconnaissance. Son frère Soliman le remplace et nous conduira jusqu'à Jéricho. Il ressemble étonnamment à Audeh : même teint mat, même physionomie avenante, même caractère doux et serviable ; mais il est plus grand de taille et il monte un petit âne gris, ventru, à fines attaches, sur lequel il est juché de travers, les deux jambes ballantes du même côté.
Et de nouveau, c'est l'énivrante cavalcade à travers le pays de Moab ; à petit trot, dans les champs et les prairies piquées d'anémones, nos chevaux, bien reposés, frémissent d'aise et nous devons sans cesse calmer leur ardeur en tirant sur les brides ; mais le baudet de Soliman soutient sans peine la concurrence ; il tient la tête de la caravane et trottine menu, rapide, le museau bas, sans crainte des cailloux et des fondrières.
Vers 10 heures, nous arrivons au pied du Nébo et ce n'est pas sans émotion que je contemple la célèbre montagne. Un défilé, coupé dans les rochers, nous amène entre deux pics dont l'un est le Nébo proprement dit et l'autre le Siagha. Bien que très rapprochés des cimes, nous n'avons pas le temps d'en faire l'ascension ; cependant, du belvédère où nous sommes, la vue s'étend sur un immense horizon. Il vaut la peine de s'arrêter un moment pour repaître nos yeux de ce spectacle incomparable : c'est toute la vallée du Jourdain, la profonde crevasse du Ghôr, qui s'étale devant nous, depuis le grand Hermon jusqu'à la mer Morte. L'Hermon, magnifique coupole argentée, est encore couvert de neige et brille glorieusement. La vallée est jaunâtre avec, au milieu, une bande de verdure formée de buissons et d'arbrisseaux ; c'est dans cet épais fourré que le Jourdain promène ses eaux tumultueuses, mais on ne le voit pas entièrement ; il apparaît seulement par places, en nappes lumineuses, d'un éclat palpitant. La mer Morte est dans toute
sa beauté et exerce sur mon esprit une sorte de fascination ; je ne sais pourquoi je me la représentais tout autrement, com-
me quelque chose de peu attrayant, de lugubre même ; ce préjugé macabre est bien vite dissipé ; à cette heure, la mer Morte est toute bleue, et cette grande tache bleue est toute enveloppée de roches doucement teintées de rose ; on dirait une gigantesque turquoise enchâssée dans un châton d'or rouge ; notre globe, je pense, offre peu de spectacles d'une telle richesse et d'une telle simplicité : cette vision est si tranquille, si apaisante ! Aucun mouvement sur les eaux, pas de bruit dans l'air ; les montagnes n'ont rien d'agressif, de sauvage ; une transparence limpide baigne toutes choses, et la mer dans sa robe d'azur, semble assoupie paisiblement. Je pourrais répéter d'elle ce que Jésus disait de la fille de Jaïrus : « Elle n'est pas morte, mais elle dort » Et par delà le Ghôr éclatant de lumière, se surhausse la Palestine, masse grisaille, d'aspect sévère et plutôt triste. En face de nous, les cimes ondulées du pays de Juda ; on voit fort bien le mont des Oliviers et même, avec un peu d'attention, je crois apercevoir au sommet la tour d'une église. Derrière, on devine Jérusalem. Au Sud, Bethléem est bien dessinée sur le versant d'une colline ; au Nord, le Garizim et même, si je ne fais erreur, la chaîne du Carmel ; plus loin, les hauts plateaux de la Galilée, la patrie de Jésus. Spectacle grandiose, que nous ne nous lassons pas d'admirer : tout le « pays de la promesse », étendu devant nos yeux étonnés et ravis. Le souvenir de Moïse nous obsède ; le grand législateur a vu ce que nous voyons en cet instant ; ce magnifique tableau, en effet, n'a guère changé depuis les temps où Israël campait dans les champs de Moab et où Moïse achevait sa carrière sur le Nébo. On partage avec lui la joie immense qu'il dut ressentir de pouvoir contempler au moins une fois cette terre de Canaan où l'entraînaient ses nobles désirs ; plus heureux que lui, nous allons y entrer.
Ce n'est pas sans peine ; la descente du Nébo dans la vallée du Jourdain est extrêmement abrupte ; en certains endroits, la côte est presque perpendiculaire. De plus, le sentier est fort mauvais ; zigzaguant dans les rocailles et les éboulis, franchissant des ravines profondes, il disparaît souvent, emporté par les torrents qui se précipitent dans le Ghôr. On entend des ruissellements d'eau, iasant sur les cailloux ou bondissant en cas-
cades des parois rocheuses ; ce sont les eaux des Ayoûn-Moûsa, les « Sources de Moïse », qui jaillissent d'une grotte creusée dans les flancs du Nébo. Nous n'avançons que très lentement ; nos chevaux ont une marche hésitante ; ils n'osent poser leurs sabots sur le sol mouvant. A chaque instant, ce sont des glissades soudaines, suivies de brusques arrêts ; ces secousses violentes n'ont rien d'agréable et parfois il me semble que, soulevé de ma selle, je vais piquer une tête dans le vide. Seul, l'âne de Soliman triomphe des difficultés ; prudent, averti, il ne s'engage qu'à bon escient dans une mauvaise passe ; il flaire le danger, pressent l'obstacle ; aussi son cavalier est-il d'une quiétude parfaite et sa douce figure ne trahit aucune émotion. Vers le milieu de la rampe, nous croisons une troupe de Bédouins qui, trempés de sueur, escaladent péniblement la côte ; ils ont l'air fatigués et misérables, avec des vêtements rapiécés, dés visages hâves et décharnés ; leurs petits baudets disparaissent sous une cargaison de sacs, de fagots, de colis de tout genre et grimpent, à la file, haletants, éreintés.
Il est midi passé quand nous touchons le fond de la vallée.
Cette descente ininterrompue m'a beaucoup éprouvé et je n'ai aucune envie de goûter au repas préparé avec diligence par Soliman. Mes membres sont comme brisés et je profite de la halte pour m'étendre à l'ombre d'un genêt, tandis que mes compagnons mangent silencieusement. Cette sieste d'une demiheure m'a fait grand bien et je remonte en selle plein de courage. La traversée du Ghôr est très pénible. Le sol, formé de marne et de sable, est creusé de fondrières, de crevasses, de ravins où croissent des broussailles, des épines, tout une végétation sauvage. Le soleil tombe d'aplomb sur nos têtes et l'étouffante chaleur dont l'air est embrasé provoque un accablement physique que rien ne peut dissiper. La vallée ici est à peu près de 300 mètres au-dessous du niveau de la mer et cette entaille profonde est comme un réservoir où s'emmagasinent d'énormes quantités de calorique. Dans cette atmosphère de flammes, nous marchons pendant plusieurs heures sans proférer une parole ; aucun souffle de brise ne vient nous rafraîchir, aucun bruit ne frappe nos oreilles ; il y a dans l'air une pesanfeur de plomb et nous avons comme une charge sur nos épaules ; de temps en temps seulement, un violent hennissement dé l'un de nos chevaux épuisés, mais ces bruits n'ont pas d'écho, pas
de prolongement ; ils semblent retomber devant nous, à quelques mètres, sur le sol et s'y engloutir.
Vers la fin de l'après-midi, nous atteignons les terrasses du Jourdain ; ce sont des dunes argileuses, hautes de 8 à 10 mètres, d'une coloration jaune tirant sur le blanc, entre lesquelles passent des défilés. Ici le fleuve s'était autrefois creusé un premier lit aujourd'hui desséché, large d'environ 1500 mètres et bordé précisément par ces terrasses arides et crevassées. Au fond de ce bassin, à mesure qu'on se rapproche de l'eau, la végétation s'enrichit : ici et là de grands bouquets de roseaux magnifiques et d'ajoncs élancés ; un peu plus loin, on pénètre dans le zôr, le « fourré » épais et touffu, qui suit le cours du fleuve, sur les deux rives. A la saison des pluies, le Jourdain grossit beaucoup, quitte son lit actuel et va fertiliser le sol ambiant. Alors les taillis ont poussé dru, une forêt vierge est sortie du désert, toute la flore luxuriante des tropiques s'est donné rendez-vous dans la brûlante vallée ; mais je suis fort peu botaniste et ne reconnais aucune de ces précieuses essences ; je me borne à constater que le fourré du Jourdain est une bonne aubaine pour le voyageur qui traverse le Ghôr ; l'infortuné peut jouir, à l'ombre des grands arbres, d'une fraîcheur délicieuse. Aussi bien laissons-nous flâner longtemps nos bêtes dans l'épaisse futaie, tandis que nous sommes bercés par les symphonies d'une multitude d'oiseaux qui volètent en chantant dans les branches. Par un sentier bien battu, qui se faufile dans la verdure, nous arrivons en quelques minutes au Pont du Jourdain. En ce moment il est obstrué par un grand troupeau de moutons que le berger a mille peines à faire avancer en bon ordre. Nous poussons nos chevaux avec vigueur dans la vague de laine et, après l'avoir franchie d'un bond, nous voici sur le tablier du pont de bois, bordé d'un immense garde-fou en treillis de poutrelles. Le fleuve, large d'une trentaine de mètres, roule de grosses eaux verdâtres qui tantôt se glissent sous les buissons de la berge, tantôt assaillent en écumant les falaises de marne stratifiée. Le courant rapide entraîne à sa suite une couche d'air et nous apporte une fraîcheur parfumée. Décidément nous sommes loin du désert.
Pourtant, de l'autre côté du fleuve, recommence l'amoncellement des dunes stériles. Mais, au bout d'une demi-heure environ, sans transition, vous vous trouvez dans une prairie tout
unie qui étend au loin sa nappe de verdure. Vous êtes dans l'oasis de Jéricho. Maintenant, le jour baisse. Les monts de Judée, énorme rempart de plus de mille mètres d'altitude, derrière lequel le soleil vient de disparaître, prennent une coloration violacée, tandis que, de l'autre côté du Ghôr, les rochers moabites, encore en pleine lumière, rougeoient. L'air est moins lourd et je me sens plus libre de mes mouvements. A chaque instant, dans la plaine légèrement inclinée, nous franchissons des ruisselets qui glougloutent dans l'herbe basse et trempent le sol d'une humidité fécondante. Voici un petit troupeau de moutons. Là-bas, devant nous, j'aperçois bientôt Jéricho, ou plutôt je crois voir, au lieu d'une ville, un grand verger, une forêt d'arbres fruitiers et, entre les bouquets d'arbres, par places, des pans de murs, des toits, des huttes et même une ou deux maisons toutes blanches qui font tache sur la montagne sombre. A mesure que nous approchons, nous respirons toutes sortes d'odeurs délicates et capiteuses ; l'air en est saturé ; il semble que l'on pénètre dans un jardin. Et, en effet, nous le constatons bientôt : Jéricho, en dépit de la pauvreté de ses habitations, est un vrai jardin ; épaisses haies d'aloès, de figuiers de Barbarie, de cactus aux grandes palettes épineuses, entourant des parterres fleuris et des plantations d'oliviers, d'orangers et de grenadiers. Quelle exubérance et quelle variété dans cette végétation ! Surtout, que de roses ! il y en a partout et de toutes les espèces ; elles jonchent la terre, s'accrochent aux troncs des arbres, courent dans les halliers de nopals et ce sont elles qui embaument l'atmosphère et envoient sur toute l'oasis de Jéricho ces parfums subtils et pénétrants.
Soliman nous conduit à l'hôtel Belle-Vue, modeste auberge, proprette et avenante. A peine avons-nous quitté nos montures qu'un moine se présente à nous, petit homme replet, à barbe grisonnante et à crâne chauve. C'est le père B***. Audeh avait eu la précaution et l'amabilité de télégraphier depuis Mâdaba au Couvent des Dominicains de Jérusalem pour annoncer notre arrivée à Jéricho, et les bons Pères ont envoyé à notre rencontre un de leurs collègues avec une voiture, pour nous ramener le plus vite possible dans la ville sainte. Touchante attention qui nous émeut vivement et met une grande joie dans nos cœurs.
Effectivement, cette soirée passée à Jéricho, dans les roses et
les jasmins, est très gaie. Nous buvons quelques bouteilles d'un vin généreux, nous fumons comme des locomotives, nous bavardons comme des pies. Après cinq semaines de vie de camp, il fait bon loger sous un toit, dormir dans un lit, manger à une table. Jusque tard dans la nuit, nous écoutons le Père B***, ancien missionnaire en Babylonie, nous raconter ses souvenirs, succès et déboires, travail opiniâtre dans un sol souvent ingrat.
*
* *
24 mars. Dernière journée. Le fiacre qui nous emmène à Jérusalem n'est pas une voiture de maître ; ses ressorts sont fatigués, ses roues gémissent, son soufflet rongé a des reflets de cuivre et n'a pas vu de cirage depuis longtemps. De plus, nous avons suspendu nos effets un peu partout, le long des montants du véhicule, de sorte que, dans cet équipage, nous avons l'apparence de fugitifs déménageant à la cloche de bois. Je ne puis décrire le voyage, pour la bonne raison que, enfermés sous la capote de la voiture, nous ne voyons rien du paysage ou très peu, des collines grises, de profonds ouadys où croissent quelques oliviers. Seule, la route est toujours sous nos yeux, déroulant son ruban dans les roches ; c'est une route moderne, large, très établie, mais fort mal entretenue ; à certains endroits, elle est coupée, détruite par les torrents. Force nous est alors de mettre pied à terre ; les trois chevaux ont assez de peine à traîner la guimbarde vide au travers des fossés pleins d'eau et de gros cailloux. A midi, halte obligatoire au Khan du Bon Samaritain, sorte d'hôtellerie entourée de hautes murailles ; le temps de casser une croûte et, fouette cocher ! La route monte, monte toujours ; le pays est désolé ; ces monts de Juda sont d'une affreuse stérilité ; pas de forêts, pas de verdure, mais des pierres en quantité, des amas de rocailles desséchées.
Près du sommet, la route touche Béthanie, posée sur le flanc oriental du Mont des Oliviers ; pauvre village, avec ses huttes de pierres branlantes, sa petite mosquée au chétif minaret, sa tour en ruines, décorée du nom de « Château de Lazare». Pourtant Jésus aimait à se retirer ici, loin des fatigues de la grande
ville ; ce lieu est tranquille et solitaire ; il prédispose à la méditation, invite au recueillement et la sérénité du paysage devait s'harmoniser avec les pensées douloureuses du Maître, dans cette terrible semaine sainte où il venait s'asseoir à la table de Marthe et Marie.
En tournant le mont des Oliviers par le Sud, on pénètre dans la vallée du Cédron ; elle est assez profonde et semée d'oliviers ; rapidement la route atteint le pied de la colline. A main droite, le village de Siloé étage ses maisonnettes cubiques, toutes blanches de lumière. Puis, subitement, voici Jérusalem ! Un tressaillement me secoue tout entier. La ville sainte est flambante de soleil ; elle apparaît, assise sur ses collines, en une agglomération confuse de bâtisses entassées, jaunâtres, que dominent de nombreuses coupoles, des tours, des minarets, le tout enfermé jalousement, comme étreint avec violence par une muraille sévère. Nos chevaux galopent, la voiture tangue sur la route bosselée ; elle traverse le Pont du Cédron en coup de vent. Nous voici au pied de Sion ; là-haut miroite la grande coupole, couleur de plomb, de la mosquée d'Omar. Le chemin est encombré d'indigènes et le cocher, claquant du fouet, fonce au travers des groupes, sans crainte de faire des victimes. Je crois remarquer des lépreux, des femmes aux mains et au visage rongés ; j'entends le cri plaintif : Mouskin, pauvre ! Nous jetons à la volée quelques pièces blanches à ces malheureux, qui ont, attachées au bout des bras, de petites escarcelles de métal. Dans cette course folle, au milieu de la poussière, j'entrevois à peine le paysage ; à droite, le Mont des Oliviers, le jardin de Gethsémané, l'église russe toute brillante ; avec ses petites coupoles dorées, ses murs blancs tout neufs, elle ressemble à une pièce de pâtisserie. A l'angle Nord-Est de la ville, un brusque virage se produit ; nous manquons faire une culbute ; la route tourne à gauche et, à fond de train, poursuivie par les cris d'une bande d'enfants à demi nus, la guimbarde, gémissante et souffreteuse, bondit jusqu'à la porte de Damas. Là, un carrefour où une foule d'Arabes assis sur des tabourets boivent du café et fument le narghilé ; encore un virage à droite, dans la direction du Nord et, après cinq minutes de secousses sur un chemin cahoteux, le cocher nous dépose, vivants, mais moulus, devant le Couvent de SaintEtienne.
Les Pères Dominicains nous reçoivent avec une amabilité et un empressement que je ne saurais décrire. Il m'est impossible, en effet, de dire toutes les attentions délicates, toute la bonté chrétienne dont je fus entouré dans ce paisible monastère. Je dois aux pieux et saints religieux de Saint-Etienne une reconnaissance sans bornes.
Après quelques jours de repos, je partais pour la Samarie et la Galilée.
APPENDICE
LA GÉOGRAPHIE DE L'EXODE
INTRODUCTION
A chaque instant, au cours de ce voyage, notre pensée s'est reportée en arrière pour s'arrêter aux événements de l'exode israélite, tels qu'ils sont rapportés dans les récits bibliques.
Comme il fallait s'y attendre, aucun vestige quelconque n'est resté de ces temps anciens, dans la presqu'île : deux ou trois noms propres seulement rappellent des localités mentionnées dans l'Ancien Testament. Il n'est pas douteux cependant que ce pays ait été le théâtre des événements au sein desquels Moïse a joué le rôle que l'on sait. Nous ajouterons qu'à notre sens, il est permis de dire que les écrivains hébreux ont dû posséder une connaissance de ces régions plus complète et plus approfondie qu'on ne le suppose dans certaines écoles exégétiques.
Volontiers, on recueille les données des auteurs classiques ou des géographes arabes ; on leur attribue une valeur parfois excessive, sans les soumettre à une critique attentive, et, d'autre part, on affecte une sorte de dédain à l'égard des renseignements bibliques ; on ira même jusqu'à dire que l'un des auteurs du Pentateuque « n'a pas le moindre souci, en réalité, d'orientation ni de localisation ». 1 Cette partialité dans l'appréciation des textes nous a souvent frappé. A supposer que certains récits contiennent des éléments légendaires ou même ne soient que pures légendes, il ne s'en suit pas que les localités où ils les situent n'aient jamais existé et que l'auteur ait créé, en quelque sorte, de toutes pièces, sa géographie. Sans doute, les narrateurs hébreux ont pu se tromper, mais il est de bonne méthode de ne point, au
Raymond Weill. Le séjour des Israélites au désert et le Sinai'. Paris, 1909; p. 111.
préalable, les soupçonner d'arbitraire. Souvent il faudra s'en prendre à notre ignorance, si nous éprouvons de grandes difficultés à reconstituer la topographie ancienne et si tel ou tel renseignement nous paraît peu conforme à la vérité. Que savonsnous, au fond, de l'idée qu'un écrivain palestinien du VIIIme siècle avant notre ère se faisait de la péninsule ? Les descriptions qu'il nous en donne, les localités qu'il y place, les particularités qu'il en note, peuvent parfaitement bien avoir répondu à un état de choses existant de son temps, mais disparu depuis. Il conviendra donc d'interroger les textes sans parti-pris et, en tout cas, d'user de prudence, toutes les fois qu'on jugera à propos d'en suspecter les données ou de les rejeter complètement.
L'histoire des recherches entreprises par les savants et les explorateurs pour fixer l'itinéraire d'Israël est longue, et les résultats de ces enquêtes minutieuses ne sont pas encore définitifs, loin de là. En particulier, le problème du Sinaï a tenté l'intelligence et la sagacité de très nombreux chercheurs, mais sans recevoir encore une solution satisfaisante. Les études récentes sur ce sujet ont rouvert le débat et en ont étendu considérablement la portée, comme nous allons le voir. Pendant longtemps et jusqu'à l'aurore du XIXme siècle, la tradition monacale a été acceptée sans soulever le moindre doute : le Djebel Mousa était le vrai Sinaï et les Israélites avaient suivi, d'Egypte jusqu'à la montagne sainte, la route que, de tout temps, les pèlerins ont choisie pour se rendre à Sainte-Catherine. On identifiait sans trop de peine les diverses stations de l'itinéraire ; l'hésitation ne commençait qu'à partir du Sinaï, pour la route parcourue jusqu'à Qadès et dans le pays de Moab ; mais cette partie du voyage intéressait moins les pèlerins ; une fois le Sinaï trouvé, le reste importait peu. Ajoutons qu'aucun d'eux ne se préoccupait de recherches scientifiques ; ils allaient à la sainte montagne pour adorer, et quand on adore, on plane au-dessus de la science.
C'est, à notre connaissance, le célèbre explorateur suisse Burckhardt qui porta le premier coup à une tradition séculaire.
Le 1er juin 1816, il fait l'ascension du Serbal, copie plusieurs inscriptions, constate des vestiges d'escaliers sur les flancs des rochers et conclut que cette montagne pourrait bien avoir été considérée à une certaine époque comme le vrai Sinaï. Il ne se range pas lui-même à cette opinion, mais estime qu'il fut un temps où le théâtre de la révélation mosaïque était placé au Ser-
bal par les nombreux pèlerins qui y ont marqué leur passage. 1 Cette observation ne manquait pas de sagacité, et nous avons déjà dit2 qu'en effet il existe encore des échos d'une tradition qui localise dans la région de l'oasis de Fîran les événements sinaïtiques. L'idée de Burckhardt n'eut pas tout de suite beaucoup de succès. Elle ne fut sérieusement reprise, développée et accentuée qu'en 1845 par l'égyptologue Lepsius ; il fit cette année-là un voyage dans la péninsule 3 et, non content d'émettre de timides suppositions, acquit et exprime la certitude que le Serbal est le Sinaï de la Bible. L'autorité d'un tel savant ne pouvait manquer d'exercer une influence considérable et l'hypothèse fit fortune. Deux camps se formèrent : les uns repoussèrent résolument l'idée nouvelle ; à leur tête Tischendorf, qui connaissait si bien la géographie de la presqu'île, soutint avec beaucoup d'énergie et de compétence la tradition ancienne 4, et il faut reconnaître que la plupart des spécialistes, notamment la Commission anglaise de l'« Ordnance Survey » de 18695 se prononcèrent dans le même sens. Les autres, en plus petit nombre, marchèrent sur les traces de Lepsius. Le plus illustre défenseur du Serbal fut aussi un égyptologue, G. Ebers, qui réunit tous les arguments en faveur de cette hypothèse ; son travail est des plus complets ; il allie une vaste érudition à une analyse pénétrante des documents utilisés 11 ; mais les témoignages qu'il invoque n'ont pas toujours la valeur qu'il leur attribue ; en outre, à l'époque où l'auteur écrivait, on ne connaissait pas encore la relation d'Ethérie, qui est tout en faveur du Djebel Moûsci.
Malgré leurs divergences, tous les savants étaient pourtant d'accord sur un point : c'est qu'on doit chercher le Sinaï dans la région méridionale de la presqu'île. Mais la critique biblique allait intervenir dans le débat et poser le problème dans des termes absolument différents. Wellhausen, dans ses Prolégo-
Travels in Syria and the Holy Lancl. Londres, 1822 ; pp. 60'-6'12.
- Dans notre récit, p. 131.
:i Reise des Prof. Lepsius von Theben nach der Halbinset des Sinaï, 1845.
Briefe aus jEqupten. Berlin ,1852; pp. 340 ss.; 417 ss.
4 Ans dem heiligen Lande. Leipzig. 1802 ; pp. 91 ss.
r> Lire, en particulier : Edward Henry Palmer : The desert of the Exodus, etc.
Londres, 1871.
6 Durcit Gosen zum Sinaï. Leipzig, 1872; 11° édition, Leipzig, 1881 ; pp. 218-232; 392-413.
mènes à l'histoire d'Israël, a cherché à démontrer que le récit primitif d'Ex.-Nomb., débarrassé de ses éléments secondaires, ne connaît pas le voyage d'Israël au Sinaï. L'itinéraire aurait eu pour point de départ l'Egypte, d'où le peuple se serait rendu immédiatement à Qadès. Wellhausen observe que l'épisode de Massa et Meriba (Ex. XVII, 2-7) se passe en réalité à Qadès, mais avant l'arrivée au Sinaï ; de même, à Nomb. XX, nous sommes à Qadès, après les événements du Sinaï ; il en résulte que ces derniers appartiennent à un récit qui a été intercalé postérieurement dans la narration primitive. Raisonnant sur Deut. XXXIII, 2 et Jug. V, 4, le célèbre critique établit qu'à l'origine on se représentait Jahvé comme venant du Sinaï à Qadès, mais que, plus tard, on jugea préférable de conduire le peuple à Jahvé, c'est-à-dire au Sinaï ; de là cette idée d'un voyage d'Israël à la montagne sainte, dont il faut se débarrasser quand on veut décrire l'œuvre de Moïse. En réalité, tout ou à peu près, s'est passé à Qadès ; c'est en particulier le lieu où prit naissance la législation ; le passage Ex. XV, 25, maintenant perdu au milieu du récit de Mara, fait allusion à cette œuvre spéciale de Moïse à Qadès. — Ces observations de Wellhausen offrent un haut intérêt, bien qu'elles ne soient pas entièrement satisfaisantes. Que les lois sinaïtiques, qui sont groupées dans le grand morceau Ex. XX-Nomb. IX, soient une intercalation postérieure, c'est ce qui est très probable ; mais s'en suit-il que le récit primitif 'ne contenait pas la mention du passage au Sinaï et que cette mention (Ex. XIX) soit due à un rédacteur ? Nous aurons plus loin l'occasion de reprendre la question. Quant à la localisation du Sinaï, Wellhausen s'en désintéresse et il abandonne ce problème aux « dilettantes » ; il croit cependant, sur la foi d'Ex. II, que la meilleure solution sera de placer la montagne sainte en Madian, c'est-à-dire sur la côte arabique, à l'Est du golfe élanitique ; sans s'attacher particulièrement à cette opinion, il y voit un motif de plus pour rejeter le récit du voyage au Sinaï, vu l'énorme distance qui sépare le Madian arabe de Qadès.
Les idées de Wellhausen eurent un grand retentissement dans le monde des exégètes. Elles n'étaient pourtant pas toutes absolu-
1 Prolegometia zur Geschichle Israels, 1" édition, 1878. Nous avons consulté la V", de 1899; pp. 348 ss.; 358 ss. TsraelUische und jiÚlische Geschichte, III* édition, 1897 ; pp. 12-14.
ment nouvelles. Ainsi celle qui consiste à situer le Sinaï en Arabie avait déjà été émise, en 1834, par le géographe Charles Beke 1, qui entreprit plus tard, dans le but de prouver ses dires, plusieurs voyages en Orient. Mais, tandis que l'hypothèse du savant anglais n'eut pas grand succès, le critique allemand se vit entouré bientôt d'un groupe considérable de disciples ; visiblement, il inspire la plupart des ouvrages écrits après lui sur la question qui nous occupe. La situation du Sinaï dans la région du Madian arabe devint une sorte d'axiome, qui est accepté par d'éminents commentateurs et historiens. Notre but n'est pas d'analyser ici ces travaux par le menu : nous les retrouverons plus loin. Nous voulons seulement mentionner les principaux. Ainsi ceux de B. Stade se distinguent par d'ingénieuses suppositions, notamment celle qui établit une parenté religieuse entre Israélites et Madianites-Qénites, en ce sens que le Dieu des premiers, Jahvé, aurait été, à l'origine, celui des seconds.2 Ces Madianites habitent la côte arabique du golfe élanitique où leur divinité siège sur le Sinaï ; quelques tribus israélites, celles qui se rattachent à Rachel, séjournent aussi dans ces parages, formant avec les Madianites une sorte de Confédération et adorant le même dieu local. Auprès d'elles se rend Moïse, rencontre Jahvé, retourne en Egypte pour délivrer les autres tribus — celle de Léa — qui y étaient opprimées. La fusion de toutes les tribus se produit à Qadès3. Ces vues de Stade sont intéressantes ; on regrettera seulement qu'elles n'aient pas dans les textes tout l'appui qu'il faudrait. Elles ont été, en partie du moins, reprises par von Gall dans son opuscule intitulé Altisraelitische Kultstàtten 4 ; mais il s'en écarte sensiblement, par le fait qu'il admet que l'un des documents bibliques — l'élohiste — place l'Horeb au Sud de la presqu'île, peut-être au Serbal, tandis qu'une tradition plus ancienne, celle du jahviste, situe le Sinaï en Arabie. A l'appui de cette dernière affirmation, von Gall produit plusieurs citations tirées des géographes arabes. Ces deux thèses n'ont pas, à notre sens, la même valeur ; la première nous paraît beaucoup plus
1 Origines biblicae or Researches in Prhneval Hislory, 1834.
2 Geschichte des Volkes Israël, 1887, I; p. 128-133, et surtout l'article Dus Kciïnzeichen, dans la Zeitschrift fùr die alttestamentliche Wissenschaft, XIV, 1894.
3 Die Entstehuna des Volkes Israël, III' édition, 1899; pp. 10-13.
4 Forme le troisième des Beihefte zur Zeitschrift fur die A. T. Wissenschaft, 1898.
fondée dans le texte qu'on ne le croit dans l'école critique. Quant à la seconde, nous ne la croyons pas justifiée, pour diverses raisons que nous exposerons plus loin. Elle est pourtant défendue par Bsentsch dans son excellent commentaire de l'Exode1 ; il reconnaît toutefois que le problème est délicat et, en ce qui concerne l'itinéraire de l'élohiste, à peu près insoluble. On le voit, tous ces savants, avec quelques divergences dans les détails, reproduisent l'hypothèse de Wellhausen. Dans sa forme la plus ancienne, l'itinéraire d'Israël a pour but premier Qadès ; le Sinaï est dans la région du Madian arabe et ne saurait en aucun cas être placé dans la péninsule ; en outre, son importance est bien diminuée.
Tous les exégètes cependant n'obéirent pas au mot d'ordre du chef d'école. Une autre opinion s'était déjà fait jour à l'époque où Wellhausen lançait sa théorie et elle sera soutenue par des spécialistes très compétents. Elle fut proposée par H. Grâtz en 1878 "2 et consiste à localiser le Sinaï dans le voisinage d'Aïn-Qedeïs et tout spécialement au Djebel Ereif, un des contreforts méridionaux du Djebel Maqra dont nous avons parlé ailleurs 3. Evidemment une identification aussi précise ne peut reposer que sur des motifs de convenance et nous ne savons si Grâtz a vu le Djebel Ereif ; en tout cas, cette colline ne nous a fait aucune impression spéciale ; elle est très commune et en outre assez éloignée d'Aïn-Qedeïs. Mais l'idée de rapprocher le Sinaï de la source fameuse n'est point déraisonnable du tout, comme nous le dirons encore. Dans plusieurs de ces suggestives monographies, H. Winckler a adopté cette hypothèse, non sans bonnes raisons.
Il l'a jointe, du reste, à une autre combinaison, qui a soulevé de grosses polémiques. Appuyé sur certains textes cunéiformes, il croit avoir reconnu dans le mot Musri le nom d'un pays situé au Nord de l'Arabie et qui, dans les inscriptions étudiées, est mis en rapport avec le territoire d'Askalon ; ce serait, grosso-modo, le pays d'Edom. L'auteur essaye ensuite de retrouver ce concept géographique dans l'Ancien Testament et fait remarquer que les écrivains bibliques ont pu confondre le pays de Musri avec
1 Exodus-Levilicus-Ninneri, 1903, dans llandkommentar zum A. T., de Nowack; lire, en particulier, les excellentes notes pp. 18 ; 138-140.
2Monatschrifl fur Geschichte und Wissenschaft des Judenthiims, 1878 ; pp. 337-360.
Dans notre récit, pp. 235 ss.
Mitzraïm, qui est l'Egypte ; il en résulte que plusieurs événements sont racontés comme s'étant passés en Egypte, tandis qu'en réalité ils doivent être localisés en Edom ou dans la région avoisinante. Il en est ainsi, par exemple et surtout, de la « servitude d'Israël en Egypte » ; les tribus n'ont pas séjourné dans la vallée du Nil, mais dans le pays de Musri, bien que, dans l'esprit des conteurs hébreux, la confusion soit déjà faite et que leurs récits visent certainement l'Egypte. Or, Edom-Seir est envisagé comme demeure primitive de Jahvé (Jug. V, 4) et, d'après Deut.
XXXIII, 2, c'est là que se trouve le Sinaï. Le séjour d'Israël au Sinaï ou au pays de Musri, c'est tout un. C'est de ces contrées que les Israélites sont originaires ; ils s'y développèrent et finirent par conquérir la Palestine. 1 Avec moins de hardiesse que Winckler et sans admettre l'hypothèse Musri, d'autres savants ont aussi proposé un rapprochement entre le Sinaï et Edom ou Qadès. R. Smend2 et T.-K. Cheyne3 se rangent à cette opinion, mais n'éprouvent pas, pour le problème en question, un très vif intérêt. Holzinger, dans son commentaire de l'Exode 4, se montre hésitant et perplexe ; les récits bibliques sont si compliqués qu'il se demande si les narrateurs avaient une idée exacte de la situation du Sinaï ; il croit pourtant qu'en prenant Jug. V, 4 pour base, on peut remonter à une tradition de Qadès relative à la législation israélite et qui est en rapport avec celle de la montagne sainte. Une thèse un peu spéciale et renouvelée, en quelque manière, de Winckler est défendue par R. Weill3 ; le Sinaï est situé « au delà de Qadès », mais on ne peut rien dire de plus. Nous discuterons plus loin les idées de l'auteur à ce sujet. 0
II. Winckler. Das nordarabische Land Musri va den Insc/rriflen und der Bihel (dans Allorientalische Forschungen I, 1893; pp. 24-41). Geschichte Israëls I, 1895; pp. 29-30; 55. Sinaï (dans Allorientalische Forschungen, III, 1905; pp. 360-380). Cf. Die Keilinschriften und rias Aile Testament, de Schrader, IIIe édition, revue par H. Zimmern et H. Winckler, 1905; pp. 145-148; 212-213.
2 Lehrbuch der altteslamentlischenReliqionsgeschic/ile, 1899; p. 31.
3 Dans VEncyclopaedia biblica de Cheyne et Black. Article: Sinaï; Tome IV, col. 4629-4643.
4 Exodus, dans Kurzer Handkommentar zum A. T., de Marti, 1900; pp. 65-66.
5 Op. cit., p. 54.
0 La relation étroite entre Qadès et l'Horeb a aussi été remarquée par II. Guthe : Geschichte des Volkes Israël, IIIe édition, 1914 ; pp. 33-34; et par Gustav Westphal : Jahwes TVohnstâtten: 1908 ; pp. 41-43 (forme un des Beihefle zur Zeitsclirift far die A. T. Wissenschaft, XV).
Le problème entra dans une phase nouvelle lorsqu'on crut reconnaître dans la description de la théophanie d'Ex. XIX, celle d'une éruption volcanique. La supposition que le Sinaï était un volcan n'est pas de date toute récente ; elle est déjà de Beke, qui soutint cette thèse en 1873 dans un opuscule exégétique consacré au récit biblique. 1 Mais il voulut fournir la preuve de ses affirmations en visitant les lieux mêmes et en retrouvant le volcan dont il supposait l'existence. A un âge avancé, il entreprend un voyage en Orient, parcourt la région orientale du golfe élanitique et croit pouvoir désigner comme le Sinaï une montagne de 1600 mètres d'élévation, le Djebel Baghir, située à 5 ou 6 heures au Sud d'Akaba, dans le Madian arabique. Toutefois, son compagnon de voyage, qui avait réussi à gravir la montagne, dut constater qu'elle n'est point un volcan.
Beke reconnut son erreur sur ce point, mais persista quand même à regarder ce district comme étant le plus favorable à la localisation du Sinaï. 2 Trente ans plus tard et indépendamment de Beke, H. Gunkel envisageait la question du point de vue exégétique et concluait aussi au caractère volcanique des phénomènes racontés par la Bible à propos du Sinaï. Il négligea tout d'abord le problème géographique ; mais, comme la péninsule n'a pas de volcan, il en vient à admettre lui aussi que la montagne sainte est située au Nord de l'Arabie, région où les cratères éteints abondent.3 A cette tendance se rattache très directement l'ouvrage important d'Edouard Meyer écrit en collaboration avec Bernhard Luther : Die Israëliten und ihre Nachbarstâmme (Halle, 1906). Le Sinaï est un volcan ; il est situé à l'Est du golfe d'Akaba ; jusque-là, rien de nouveau. Mais l'originalité des idées de Meyer réside dans le fait que la scène du Buisson ardent s'est passée à Qadès et non au Sinaï, comme presque tous les commentateurs l'admettent ; en outre, elle est précédée d'un combat entre Jahvé et Moïse, dans lequel celui-ci demeure vainqueur, ce qui fait de lui le fondateur de la religion jahviste et l'ancêtre de la caste sacerdotale (Ex. IV, 24-26). Un autre écho de ce combat divin nous est conservé dans l'histoire de
1 Mount Sinaï a Volcano. Londres, 1873; p. 48.
2 Beke. Discovevies of Sinaï in Ambia and of Midian. Londres, 1878; pp. 392, 439 ss. (ouvrage posthume). Cf. Mitteilungen der k. k. geographischen Gesellfichaft in Wien, 1911 ; pp. 632-633.
3 DeuLsche Literaturzeitung, 1903; p. 3058. Ausgeivâhlle Psafmen, 1904; p. 160.
Massa et Meriba (Ex. XVII, 2-7, comp. Deut. XXXIII, 8) ; là aussi, nous sommes à Qadès ; la tradition primitive, selon Meyer, est sans doute très effacée dans les textes bibliques, mais on peut en retrouver les traces et elle nous enseigne que tous les événements de la légende mosaïque se sont passés à Qadès et qu'en cet endroit Moïse a reçu son véritable titre de gloire en fondant le sacerdoce et en arrachant au dieu local son nom et ses secrets, à la suite d'un combat. Tout ce qui concerne l'œuvre de libérateur d'Israël est une superfétation postérieure. L'histoire du voyage au Sinaï est une intercalation introduite dans le texte primitif. Pourtant Meyer croit que le document élohiste — de rédaction plus jeune, dit-on — a pour base un récit où se trouvait déjà la mention du Sinaï. L'auteur n'en connaît pas la situation et il place l'Horeb dans le Sud de la presqu'île.
Cette dernière opinion était déjà celle de von Gall, comme nous l'avons dit. — Les thèses de Meyer sont des plus intéressantes ; nous verrons cependant que, sur plus d'un point, elles prêtent le flanc à la critique ; malgré cela, l'ouvrage dont nous ne donnons ici que l'idée maîtresse est un des plus suggestifs qui aient paru ces dernières années sur notre sujet. Nous y rattachons directement le mémoire de R. Weill, que nous avons déjà mentionné ; il reprend les opinions de Meyer en ce qui concerne Qadès, le combat divin, l'intercalation du voyage au Sinaï, mais repousse l'hypothèse d'un itinéraire de l'élohiste dans la péninsule méridionale et la localisation de la montagne sainte dans le Madian arabe. Pour l'auteur, les trois traditions principales du Pentateuque — jahviste, élohiste et sacerdotale — s'accordent à placer le Sinaï « au delà de Qadès», dans une région inconnue, inaccessible. En outre, il ne faut pas s'attarder à chercher dans nos récits des documents historiques ; à part le séjour à Qadès, tout le reste est sujet à caution, pour R. Weill ; et même la tâche de l'exégète consiste seulement à faire l'histoire du texte biblique et non celle d'événements réels ; à marquer les étapes de l'évolution de la tradition, sans s'efforcer d'y découvrir autre chose qu'un phénomène littéraire. Le jahviste sert de base à cette tra dition ; un second jahviste introduit le récit du voyage au Sinaï, sans qu'on sache bien pourquoi ; l'élohiste travaille sur ces textes, arrange, supprime, ajoute, falsifie ; vient enfin l'écrivain sacerdotal qui construit sur ces données un nouvel itinéraire purement théorique, sur le papier en quelque sorte, car il ignore
tout ou à peu près, de la topographie de la presqu'île. Dans ces conditions, on comprend que pour R. Weill, le Sinaï n'existe en réalité nulle part ailleurs que dans l'imagination des auteurs bibliques. « La montagne de Jahvé, on peut l'affirmer, est un Heu auquel ne conduisent pas les routes des hommes. En d'autres termes, Sinaï-Horeb est un concept mythologique. » 1 Ailleurs, nous apprenons que les Israélites sont arrivés à Qadès « avec le souvenir, gravé dans leur mémoire, de la montagne fumante et flamboyante et, dans l'esprit, la conviction qu'un dieu de flamme habitait derrière l'horizon du Sud». 2 Nous laissons à l'auteur de l'opuscule le soin de nous expliquer comment un «concept mythologique» peut fumer et flamboyer. En tout cas.
si la montagne sainte n'est qu'un « concept mythologique », il n'est pas besoin d'écrire un livre pour démontrer qu'on doit la localiser près de Qadès plutôt qu'ailleurs ; tous les emplacements' conviennent. Remarquons encore que l'auteur a négligé de discuter les textes, pourtant intéressants, du Deutéronome, relatifs à l'itinéraire de l'Exode. — La théorie du Sinaï volcan est chaudement défendue par H. Gressmann.3 La montagne est à l'Est du golfe d'Akaba. Israël sort d'Egypte, traverse le désert de Tih, arrive au bord du golfe et c'est là qu'a lieu la catastrophe qui fit périr les Egyptiens lancés à la poursuite des fuyards.
La catastrophe a été produite par une éruption soudaine du Sinaï ; Moïse et ses compagnons ont eu la chance d'y échapper, on ne voit pas bien de quelle façon ; mais ils ne sont pas allés au Sinaï ; le récit de ce voyage est interpolé. Puis les Israélites se rendent à Qadès. Dans quel but ont-ils fait ce grand détour à travers la péninsule, dans le désert aride ? Mystère. Du reste, cette théorie n'est pas nouvelle et, ici encore, nous retrouvons une hypothèse de Beke qui, en 1834, avait déjà proposé d'identifier la « mer des roseaux » avec le golfe élanitique.4 Mais on ne s'est point contenté de supposer l'existence du volcan sinaïtique en Arabie, on a voulu le découvrir, et on l'aurait, paraît-il, découvert. C'est du moins le résultat que doit avoir obtenu le voyage du professeur S. Musil et du géologue Kober, en
1 Op. cit., p. 55.
2 Op. cit., p. 84.
3 Mose uncï seine Zeil, 1913; pp. 192-193: 409-419.
4 De même Baker Greene : The Hebrew migration frnm Egypt, 11° édit., Londres, 1883; pp. 55 ss.
1910. 1 De Mâan, les explorateurs ont parcouru toute la région du Madian arabe au Sud d'Akaba, puis celle de la chaîne montagneuse qui s'avance dans l'Est entre la rive de la mer Rouge et la route des pèlerins de La Mecque. Le district du Harrat el Aouêrez est couvert de volcans éteints et la constitution géologique du massif démontre que les cratères sont de formation relativement récente ; il est donc admissible que des éruptions volcaniques se sont produites encore à l'époque historique. On sait qu'au XIIIme siècle, les volcans situés dans le voisinage de Médine furent en pleine activité et que plusieurs éruptions éclatèrent, qui ont été décrites par certains géographes arabes. â
On est autorisé à croire que la région du Harrat el Aouêrez a été le théâtre de phénomènes semblables dans un temps qui n'est point très éloigné du nôtre. Fort de ces constatations, Musil n'hésite pas à désigner l'un des sommets volcaniques de cette chaîne, le Djebel Hala el Bedr, comme étant le Sinaï biblique. Ces conclusions sont sans doute un peu hâtives ; une étude plus approfondie des lieux est encore nécessaire. On se convaincra en tout cas que, dans cette hypothèse, le Sinaï est décidément très éloigné de Qadès et qu'au fond, ce sont des raisons de convenance plutôt que des arguments tirés des textes, qui ont déterminé dans leur choix les savants et hardis explorateurs.
Malgré toutes les tentatives faites pour placer le Sinaï en dehors de la presqu'île et bouleverser ainsi la géographie de l'Exode telle qu'on l'a comprise pendant des siècles, la tradition chrétienne ne fut pourtant pas absolument abandonnée. Dans ses traits généraux, elle est acceptée par Renan ; sans doute, l'historien français fait des réserves ; il s'étonne de ce grand détour du peuple dans les montagnes du Sud ; il ne discute pas les textes et se contente d'appréciations d'ensemble ; mais, en fait, il est disposé à admettre l'itinéraire traditionnel et à identifier le Sinaï avec le Serbal.3 Cette attitude conservatrice, encore que surprenante, est aussi celle de l'égyptologue G. Maspero 4 ;
1 Vorlàufiger Bericht iïber meine Reise imnôrdlichen Ileclschaz, dans Anzeiger der liais. Akad. der Wissenschaften, de Vienne; Phil. hist. Klasse, XIII, 1911; p. 154. Cf. Mitteilungen der k. k. geographischen Gesellschaft in Wien, 1911 ; p. 637-644.
2 Ritter, Erdkimde, XIII; pp. 165-168.
3 Histoire du peuple d'Israël, I, 1889; pp. 161-162; 191-200.
4 Histoire ancienne des peuples de l'Orient ctassique, II, 1897; pp. 443 ss.
il est vrai de dire qu'il ne s'occupe de ce problème qu'en passant et sans y attacher une grande importance. Mais il est des spécialistes aussi et des partisans bien déterminés de la critique historique qui n'ont pas craint de prendre, au nom des textes, la défense de la tradition. Nous devons faire mention, en particulier, des articles très soignés du P. Lagrange sur ce sujet.
Après avoir réfuté les thèses d'Ebers i, il s'attaque à celles de von Gall2, dont il dévoile les faiblesses et les obscurités ; il démontre d'une façon victorieuse, à notre sens, et d'accord sur ce point avec Dillmann, que la montagne de Séir, qui est un point de repère important, doit être située à l'Ouest de l'Araba et non au Djebel Schera. Ailleurs 3, il se livre à une étude détaillée des stations de l'itinéraire et propose une série d'identifications, dont quelques-unes ne manquent pas de justesse. Les conclusions du savant Dominicain sont orthodoxes, mais elles sont présentées avec des arguments sérieux. Toutefois, ils n'emportent pas la conviction en tout point. Les preuves scripturaires en faveur du Djebel Moûsa font, en réalité, complètement défaut, et il nous paraît que c'est une entreprise illusoire que de vouloir retrouver sur le terrain la plupart des localités du voyage israélite. — L'exégète et critique O. Procksch se prononce aussi dans le sens de la tradition.4 Il pense qu'un vague souvenir paraît s'être conservé que l'Horeb est identique au rocher de Qadès.
d'après Ex. XVII, 6, et que le Sinaï est dans le territoire édomite, d'après Deut. XXXIII, 2. Mais ces données ne sauraient servir de base à la discussion ; en réalité, la scène de la révélation divine ne peut s'être passée que dans la haute montagne et, par conséquent, le Sinaï doit être cherché dans le Sud de la péninsule, notamment au Djebel Moûsa. Procksch admet mêm?
l'identification spéciale avec le Ras es Safsâf.
On voit que le débat est loin d'être clos : adversaires et partisans de la tradition rivalisent d'érudition, de perspicacité, de hardiesse et ce spectacle n'est pas pour nous déplaire. Le problème est-il insoluble? Faut-il s'en désintéresser? Nous ne le pensons pas ; et, au risque de passer pour « dilettante », selon le mot de Wellhausen, nous croyons légitime le désir de fixer, si
1 Revue biblique, 1897 ; pp. 126-130.
2 Revue biblique, 1899; pp. 369-392.
3 Revue biblique, 1900; pp. 63-86; 273-287; 443-449.
Pas nordhebrâisclu' Sagenbuch; die Elohimqnelle, 1906; pp. 366-368.
possible, ce point de géographie biblique. On a eu, croyons-nous, grand tort de vouloir, à tout prix, sortir de la péninsule pour arriver à une solution. C'est la faute initiale de la plupart des critiques contemporains ; le Madian arabe a exercé une sorte de suggestion sur les esprits et l'interprétation des textes s'en est trouvée faussée. Nous ne voulons cependant point anticiper sur la discussion qui va suivre et faire, à notre tour, pression sur le lecteur. Notre but est d'exposer les données du texte biblique avec toute l'impartialité dont nous sommes capable. Sans doute, il nous faudra recourir, trop souvent peut-être, à l'hypothèse ; mais nous ne le ferons que si nous y sommes autorisé par des indices suffisamment nombreux et précis. Les narrations bibliques forment un tissu très serré et très complexe, qu'on ne peut pas étudier en bloc sans se condamner d'avance à errer dans un dédale de renseignements contradictoires ; ces récits sont de toute évidence le résultat d'une compilation savante, et le problème historique proprement dit se complique d'un problème littéraire extrêmement difficile. D'une façon générale, nous croyons que l'école critique a raison de distinguer plusieurs documents ou sources, qui ont eu, à l'origine, une existence indépendante, mais qui, plus tard, formèrent les éléments d'une combinaison plus ou moins complète. 1 On est convenu d'en discerner trois principaux : le jahviste (J), l'élohiste (E) et le sacerdotal (P). Les deux premiers auraient été réunis pour constituer un ouvrage d'ensemble sur l'histoire ancienne d'Israël ; il aurait, à son tour, été incorporé à l'écrit sacerdotal. Il faut aussi mettre
1 Nous conseillons beaucoup aux lecteurs français l'ouvrage de L. Gautier : Introduction à l'Ancien Testament, 2 vol., 2m. édit., 1914; spécialement Tomel, pp. 43-214. L'hypothèse des documents a été combattue par plusieurs savants, qui font valoir surtout des arguments d'ordre littéraire. Ainsi, Eerdmans, A lttestamentUche Sludien, I-1V, 1908-1912; Wiener, Essays in Pentateuchal criticism, Londres, 1910; Dahse, Textkritische Materialen zur llexateuchfrage, 1912; W. Môller, Historisch-Kritische Bedenken gegen die Graf - Wellhausensche Hypothese, 1899. Ces travaux, et d'autres du même genre, n'ont pas ébranlé les assises de la critique moderne ; ils invitent pourtant à la réflexion et à la prudence, et il faut reconnaître que la dissection des textes a été parfois poussée trop loin. Une des solutions les plus compliquées du problème est proposée par Ed. Naville : Archéologie de l'A. T. L'A. T. a-t-il été écrit en hébreu ? 1914. Le Pentateuque, qui est de Moïse, a été écrit sur tablettes d'argile en langue babylonienne; le texte en a été traduit en araméen, et celui-ci, à son tour, retraduit en hébreu. Tout cela parce que les lettres d'Amarna sont en cunéiformes, les papyrus d'Eléphantine en araméen, et que, finalement, la Bible juive est en hébreu. L'illustre égyptologue paraît, ne jamais avoir pris contact direct avec le texte de l'Ancien Testament.
en ligne de compte un autre auteur : le deutéronomiste, dont les idées et les tendances ont un caractère très particulier ; son travail consiste en des retouches de l'œuvre ancienne, en modifications plus ou moins étendues de la tradition primitive.
Pourtant, l'itinéraire israélite a été fixé par le deutéronomiste — ou un écrivain de même école — d'une manière assez précise et, en tout cas, nous ne saurions nous résoudre à négliger les renseignements qu'il nous donne.
Peut-on retourner tous ces documents et les extraire du conglomérat où ils sont incrustés ? Là gît la grosse difficulté littéraire ; tandis que le travail de dissection est relativement aisé dans le livre de la Genèse, il offre d'insurmontables obstacles dans celui de l'Exode, surtout précisément dans les premiers chapitres qui nous intéressent ici. La plus grande prudence est nécessaire. Nulle part l'a priori n'est plus dangereux. On peut dire qu'on y retrouve, grosso-modo, nos trois documents essentiels et le but à atteindre consiste à en tracer la physionomie et à en extraire les données les plus caractéristiques. Il planera toujours une certaine obscurité sur les détails ; en quelques endroits même, tel ou tel document est si bien tronqué ou abrégé, qu'il est très osé d'en tirer des conclusions définitives. Notre intention est de relever tout d'abord les indications géographiques fournies par nos sources en les étudiant chacune séparément ; nous mettons en tête le document jahviste, parce qu'il est peut-être le plus ancien, VIIIme ou IXme siècle avant JésusChrist. Cette antériorité, par rapport à l'élohiste, n'est pourtant pas démontrée absolument ; mais cette question ne nous préoccupe pas outre mesure, parce qu'elle est sans influence sur nos conclusions. Nous interrogerons ensuite l'élohiste, puis le deutéronomiste et enfin le sacerdotal, qui est certainement de date plus récente, mais dont les renseignements ne sont pas pour cela tout à fait méprisables. Parmi ces diverses traditions, nous choisissons celle qui nous paraît le plus conforme à la réalité et qui est appuyée par des textes pris en dehors du Pentateuque.
Nous essayerons enfin de tracer une esquisse sommaire des événements historiques.
LES TEXTES
i
Moïse en Madian.
Dans le livre de l'Exode, l'histoire de la sortie d'Egypte et du voyage d'Israël est précédée d'un récit qui doit tout d'abord retenir notre attention, parce qu'il nous permet de déterminer certains points de repère et d'écarter déjà quelques-uns des obstacles qui pourraient nous arrêter plus loin. Nous voulons parler de l'épisode de la fuite de Moïse en Madian et de son séjour dans ce pays, pendant lequel il reçut sa vocation de libérateur du peuple. Il nous sera très utile de savoir en quel endroit s'est déroulée la scène fameuse de la révélation de Dieu ; là séjournait Jahvé et ce sanctuaire a une importance capitale pour Moïse ; c'est là qu'il conduira plus tard le peuple délivré du joug égyptien. Il est nécessaire de situer, autant que faire se peut, ce lieu mémorable. Mais ici déjà, les difficultés se présentent en grand nombre. Le texte d'Ex. II, 11-IV, 31, qui raconte ces événements, est formé presque exclusivement de fragments jahvistes et élohistes. Les premiers paraissent être les plus nombreux et les plus complets ; mais ces éléments, d'origine et de tendances diverses, ont été enchevêtrés d'une manière très étroite par le rédac teur ; cette imbrication se complique encore de transpositions, de gloses, qui entravent singulièrement la tâche de l'exégète.
Aussi bien l'accord n'est-il pas établi en tout point entre les critiques ; il y a entre eux de nombreuses divergences et nous ne pouvons prétendre à une exactitude rigoureuse. Le travail de
Bsentsch nous paraît être, à cet égard, un des meilleurs et il nous servira de base pour la séparation des documents. Essayons de tracer la physionomie des deux récits que le rédacteur (Rje) a combinés.
A. Le récit jahviste est formé essentiellement des éléments suivants : II, 11-22aa, 23a (Moïse tue un Egyptien, s'enfuit en Madian, épouse Séphora qui lui donne un fils ; en ce même temps le roi d'Egypte meurt) ; III, 2, 3, 4aa, 5, 7, 8a (le buisson ardent ; Jahvé a vu les souffrances d'Israël et est descendu du ciel pour le délivrer) ; III, 16-22 (Moïse reçoit de Jahvé la mission d'être le libérateur de son peuple) ; IV, 1-12 (Jahvé donne à Moïse des preuves de sa puissance ; il mettra ses paro les dans la bouche de son serviteur) ; IV, 19-20a (Jahvé ordonne à Moïse de quitter Madian, car ceux qui en voulaient à sa vie sont morts) ; IV, 24-26 (Moïse s'en va, et, en route, il est attaqué par Jahvé) ; IV, 29-31 (Moïse rassemble des Anciens d'Israël, fait des miracles devant le peuple, qui est convaincu de sa mission). — Ainsi juxtaposées, ces péricopes ne forment pas un récit très suivi. On remarquera que la notice II, 23a et il arriva que dans ces jours-là, le roi d'Egypte mourut, se rattache directement à IV, 19: et Jahvé dit à Moïse : Va, retourne en Egypte, car tous les gens qui en veulent à ta vie sont morts.
Cela est si vrai, que les LXX ont répété la phrase II, 23a avant IV, 19. Dans l'état actuel des textes, l'épisode du Buisson, avec toutes ses conséquences, semble avoir été inséré dans le récit, très succinct d'ailleurs, du retour de Moïse en Egypte. Faut-il considérer ces deux éléments de la tradition comme tout à fait indépendants l'un de l'autre ?1 Si l'on préfère les harmoniser, on adoptera l'hypothèse de Bsentsch2, qui propose de transposer IV, 19-20a et 24-26 après II, 23a et immédiatement avant III, 2. Nous aurions ainsi le thème suivant : mort du roi d'Egypte, départ de Moïse, scène de la circoncision, révélation du Buisson, arrivée en Egypte. Cet agencement n'est pourtant pas entièrement satisfaisant ; il offre des solutions de continuité, ainsi entre IV, 26 et III, 2, et entre IV, 12 et IV, 29. En tout cas, il ne nous paraît pas possible de suivre Meyer et d'autres dans les
Gressmann. Mose unrt seine Zeil ; p. 16, note.
- ()}>. cit., pp. 33-34.
conclusions qu'ils tirent de cette transposition et dont nous allons parler. Le récit jahviste aurait ainsi la tournure que voici :
II, 11-14. Moïse tue l'Egyptien. 15. Et Pharaon apprit cette affaire et chercha à tuer Moïse ; mais Moïse s'enfuit de devant Pharaon, s'établit dans le pays de Madian et s'assit près du puits.
16. Et le prêtre de Madian avait 7 filles ; elles vinrent, puisèrent de l'eau et remplirent les auges pour abreuver le troupeau de leur père. 17. Mais les bergers arrivèrent et voulurent les chasser ; alors Moïse se leva, leur porta secours et abreuva leur troupeau.
18. Et elles allèrent vers leur père', qui leur dit : Pourquoi vous hâtez-vous de rentrer aujourd'hui ? 19. Elles répondirent: Un Egyptien nous a délivrées de la main des bergers; même, il a puisé de l'eau pour nous et a abreuvé le troupeau. 20. Alors il dit à ses filles : Où est-il ? Pourquoi donc avez-vous abandonné cet homme? Appelez-le et qu'il mange. 21. Et Moïse accepta de demeurer avec l'homme, et celui-ci donna sa fille Sephora à Moïse. 22aa. Et elle enfante un fils.2 23a. Et il arriva que, dans ces jours-là, 3 le roi d'Egypte mourut.
IV, 19 et Jahvé dit à Moïse4: Va, retourne en Egypte, car tous les gens qui en veulent à ta vie sont morts.
20. Moïse prit sa femme et son fils, les fit monter sur l'âne et retourna dans le pays d'Egypte 5. 24. Or, en chemin, à la halte de nuit, il arriva que Jahvé l'attaqua et voulut le tuer.
25. Et Sephora prit un caillou, coupa le prépuce de son fils et en toucha les parties génitales 6 de Moïse en disant : Tu es pour moi
1 Renel est très probablement d'un rédacteur. Dans le récit jahviste, le prêtre de Madian n'est pas nommé (cf. v. 16 et v. 21 « l'homme »). A Nomb. X, 29 (J), le beau-père de Moïse est appelé Hobab; cf. Jug. IV, 11. L'élohiste le nomme/ef/ira (Ex. III, 1, etc.). Au v. 16, les LXX ont restitué Io,&oQ; c'est dire qu'ils n'avaient pas encore lu Reuel au v. 18. La glose paraît récente.
2 La fin du v. est de E, tirée par Rje de XVIII, 3; le chap. XVIII est sûrement de E.
3 Le texte porte : dans ces jours nombreux (Dnn Q~t.~ Q~2; ; ce dernier mot est une glose évidente (Dillm., etc.). Dans J, le séjour de Moïse en Madian ne fut pas long, d'ap. IV, 24-26, où est racontée la circoncision de l'enfant. En outre, la fin du v. est de P.
4 En Madian est inutile.
5 La fin du v. est de E. Quant aux vv. 21-23, ils ne sont guère dans le contexte, répétant ce qui a été déjà dit (III, 19), et anticipant sur l'histoire des plaies (XI, 1 as).
(i Dans le texte : ses pieds, par euphémisme.
un époux de sang. 26. Puis il (Jahvé) le lâcha. Alors elle dit : Epoux de sang pour la circoncision.
III, 2. Et l'ange de Jahvé lui apparut dans une flamme de feu, au milieu du Buisson ; il regarda et voici que le Buisson était en flammes et cependant le Buisson n'était pas consumé.
3. Alors Moïse dit : Je veux m'approcher et voir ce merveilleux phénomène (et savoir) pourquoi le Buisson ne brûle pas. 4 a a. Et Jahvé vit qu'il s'approchait pour voir 1 ; 5aa et il dit: 4afl du milieu du Buisson: 5 b. N'approche pas d'ici; ôte tes chaussures de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est un sol sacré 7 et 8a. Et Jahvé dit: J'ai vu, etc. 2 16-17. Va, rassemble les Anciens d'Israël et dis-leur: Jahvé, le Dieu de vos pères. etc. 18. Ils écouteront ta voix et tu iras, toi et les Anciens d'Israël vers le roi d'Egypte et vous lui direz : Jahvé, le Dieu des Hébreux, nous est apparu et maintenant nous voulons faire un chemin de trois jours dans le désert et offrir un sacrifice à Jahvé notre Dieu. 19-223. Je sais que le roi d'Egypte ne vous permettra pas d'aller, etc.IV, 1-12 4. Moïse répondit, etc. Il expose ses objections et Jahvé les réfute.
295. Et Moïse alla et rassembla tous les Anciens des enfants d'Israël. 30. Et il rapporta toutes les paroles que Jahvé avait dites, et il fit des miracles devant le peuple. 31. Et le peuple crut et quand il sut que Jahvé avait visité les enfants d'Israël et qu'il avait vu leur affliction, ils s'inclinèrent et se prosternèrent.
Nous n'avons pas à nous occuper ici des idées religieuses contenues dans ce morceau, malgré le grand intérêt qu'elles pré-
1 4b est de E, sauf l'incise du milieu du Buisson, qui est en place au v. 5. La tradition élohiste ne parle pas du Buisson; Dieu est sur l'Horeb.
2 Les w. 8b-14 sont de E.
3 Nous croyons, avec Ed. Meyer (Die Israeliten. p. 11), que ce passage est de J.
4 Ce passage est entièrement de J, sauf peut-être la phrase du v. 5, qui est prolixe.
5 Aux vv. 29 et 30, Rje a introduit Aaron, qui n'apparaît pas dans les récits jahvistes.
sentent. Cependant, nous sommes obligés de mentionner l'interprétation fort curieuse que Meyer 1 a donnée du passage IV, 24-26.
Il établit un parallèle entre ce mythe et celui du combat de Jacob avec Dieu (Gen. XXXII, 25-33 J E) 2 ; ce dernier texte est très défiguré, mais peut être rétabli ; et, dans sa forme originale, le récit voulait raconter que c'est Jacob qui a frappé Dieu à la cuisse, pour le forcer à dire son nom ; Jahvé est vaincu et Jacob devient le détenteur des secrets divins. 3 De même, l'épisode IV, 24-26 serait celui d'un combat dans lequel Séphora parvient à remporter une victoire sur Jahvé, mais par un procédé spécial : elle jette le prépuce de son fils sur les parties génitales du dieu pour en faire son « époux de sang » ; cela signifierait qu'elle sacrifie sa virginité à Jahvé, et cet acte aurait obligé l'époux divin à protéger Moïse.
Il faut, avouons-le, une certaine dose de bonne volonté pour voir tout ce drame dans le court récit qui nous occupe ; la preuve n'est pas fournie que l'expression T>b:n « ses parties génitales » se rapporte à Jahvé et non à Moïse ; en outre, où est la virginité de cette femme qui utilise le prépuce de « son fils » ? 1 Le mythe n'a de sens que si on le met en rapport avec la coutume de la circoncision des enfants, dont il veut sans doute expliquer l'origine. Mais, ce qui nous importe de savoir, c'est que, selon Meyer, 5 l'événement en question s'est passé dans le voisinage immédiat du Buisson. Moïse est arrivé sur le territoire sacré où réside Jahvé ; celui-ci attaque l'intrus, qui s'est aventuré, sans le savoir, sur la propriété du dieu, de sorte que le combat est une espèce de prélude à la révélation du Buisson. R. Weill c, reproduit cette interprétation, tout en prolongeant encore les lignes. Le combat divin ne s'est pas livré seulement près du Buisson, mais c'est au Buisson lui-même que le combat eut lieu. Voilà l'identification proposée, et puisque, ainsi que nous le dirons encore, ces critiques affirment que l'emplacement du Buisson c'est Qadès,
1 Die Israeliten. pp. 57-59.
2 Déjà Holzinger, Exodus, p. 16.
3 M. Müller, Asien und Europa, pp. 162-lod, avait déjà émis cette supposition.
4 La difficulté est tournée par Gressmann (Mose und seine Zeit, pp. 56-59) qui change tout simplement le texte et lit : « elle coupa le prépuce de son mari».
Cette modification radicale n'est autorisée par aucune version ancienne.
5 Op. cit., pp. 18-19.
8 Op. cit., pp. 66 67.
on voit que cette digression théologique n'est pas entièrement en dehors de notre sujet.
Ces conclusions nous paraissent excessives. Rien dans le texte ne nous indique que le combat divin ait été immédiatement suivi de la scène du Buisson, ni surtout que la localisation des deux mythes soit la même. Si on peut, à la rigueur, reconnaître un lien entre le groupe IV, 24-26 et les versets qui précèdent, en revanche il n'en existe, dans le texte, aucun entre ce même groupe et l'épisode que nous avons hypothétiquement placé après, c'est-à-dire celui du Buisson. La version jahviste est fragmentaire. En outre, quel rapport y a-t-il entre l'attaque de Jahvé, dans un campement de nuit, et la révélation du même Jahvé, sous le nom de Maleak Jahvé, du sein du Buisson ? Les deux mythes ne sont point construits sur le même thème. Tous deux apparaissent comme des blocs erratiques isolés qui appartiennent à une couche extrêmement ancienne de la tradition et que J a insérés dans son œuvre.
En ce qui concerne plus particulièrement la scène du Buisson, sa localisation n'est pas fixée par le récit lui-même ; l'événement s'est passé sur un point quelconque du chemin de Madian à l'Egypte. Mais nous ferons remarquer qu'il est très possible que l'auteur jahviste ait voulu établir un rapprochement entre le nom de Buisson, (Seneh), et le nom de la montagne sacrée, ijD (Sinaï) ; cela ne signifie nullement qu'en réalité Sinaï dérive de Seneh, mais le rapport indiqué par J nous est la preuve que, dans la pensée du narrateur, le lieu du Buisson, c'est le Sinaï ; en d'autres termes, que la vocation de Moïse s'est déroulée dans le voisinage de la montagne. S'il en est ainsi, le Sinaï de cette version n'est pas précisément situé dans le pays de Madian, mais n'en est non plus très éloigné. Ceci est confirmé par la notice Nomb. X, 29-32 (J) : Moïse va quitter le Sinaï 1 et invite son beau-père Hobab à l'accompagner. Hobab refuse et déclare préférer rentrer dans son pays. C'est dire que le Sinaï n'est pas en Madian. Notons encore un détail : la tradition jahviste (III, 18, V, 3) entend qu'il faut trois journées de marche pour se rendre d'Egypte au Buisson, donc au Sinaï, si nous ne faisons erreur.
1 Nomb. X, 29-32 est la suite du récit jahviste contenu dans Ex. XXXIII.
B. Le récit élohiste de ces mêmes événements est incomplet.
Rje ne nous en a conservé que quelques éléments et encore est-il malaisé de les reconstituer. Vraisemblablement, le morceau Ex. II, 2-10 est de E ; il raconte la naissance de Moïse et son éducation par la fille de Pharaon. Sans transition, il nous conduit au désert où Moïse garde les troupeaux de Jéthro : III, 1 ; nous ignorons pourquoi le jeune Israélite a quitté l'Egypte ; au récit de E, qui devait certainement exister, Rje a substitué celui de J. Vient la révélation de Dieu à l'Horeb III, 4a/?, 6, 9-14, le retour auprès de Jéthro et le départ pour l'Egypte IV, 17-18, 20b, la rencontre avec Aaron IV, 27-28, et enfin la première audience avec Pharaon V, 1-2. Nous croyons donc pouvoir reconstituer la version élohiste de la manière suivante.
III, 1. Et Moïse gardait le troupeau de Jéthro son beaupère 1 et il le conduisit derrière le désert et il vint à la Montagne d'Elohim, à l'Horeb 4a¡J. Et Elohim l'appela 2 et dit : Moïse, Moïse ! et il répondit: Me voici. 6. Et il dit : Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob.
Alors Moïse cacha son visage, car il craignait de regarder Elohim 9. Et maintenant voici que le cri des enfants d'Israël est venu jusqu'à moi, et même j'ai vu l'oppression par laquelle les Egyptiens les oppriment. 10. Et maintenant, va, je t'envoie vers Pharaon, afin que tu fasses sortir mon peuple, les enfants d'Israël, hors d'Egypte. 11. Et Moïse dit à Elohim : Qui suis-je pour que j'aille vers Pharaon et que je fasse sortir les enfants d'Israël hors d'Egypte ? 12. Et il dit : Certes, je serai avec toi et voici pour toi le signe que c'est moi qui t'envoie : Quand tu feras sortir le peuple hors d'Egypte, vous adorerez Elohim sur cette montagne. 13. Et Moïse dit à Elohim : Quand j'irai vers les enfants d'Israël et que je leur dirai: Le Dieu de vos pères m'a envoyé vers vous ; s'ils me disent: Quel est son nom ? —
Que leur dirai-je? 14. Alors Elohim dit à Moïse: Je suis celui qui suis. — Et il dit : Tu diras aux enfants d'Israël : « Je suis» m'envoie vers vous.3
Prêtre de Madian est une adjonction de Rje, qui veut harmoniser J et E.
2 Du milieu du Buisson, de Rje.
a Le v. 15 est une glose, formée des vv. 14 et 6; le glossateur veut rappeler que dès lors Israël devra adorer Dieu exclusivement sous le nom de Jahvé.
IV, 17. Tu prendras dans ta main ce bâton avec lequel tu feras les miracles. 1
18. Et Moïse retourna auprès de Jéthro, son beau-père, et lui dit : Je veux retourner auprès de mes frères qui sont en Egypte et je verrai s'ils sont encore vivants. Et Jéthro dit à Moïse : Va en paix. 20b Et il prit le bâton d'Elohim dans sa main.
,.. 1.
27. Et Jahvé3 dit à Aaron : Va à la rencontre de Moïse vers le désert. Et il alla et l'atteignit à la Montagne d'Elohim, et il l'embrassa. 28. Et Moïse communiqua à Aaron toutes les paroles de Jahvé, qui l'avait envoyé, et tous les miracles qu'il lui avait ordonné de faire
V, 1. Puis Moïse et Aaron allèrent vers Pharaon et lui dirent : Ainsi parle Jahvé, le Dieu d'Israël : Renvoie mon peuple, pour qu'ils me célèbrent une fête dans le désert, etc.
Les différences entre cette version et celle de J sautent aux yeux ; il n'est pas question du Buisson, mais d'une montagne, l'Horeb ; le combat divin est absent ; nous ne savons pas où habite Jéthro, et celui-ci n'est pas prêtre ; il nous est présenté plutôt comme un propriétaire de bétail et nous ne savons pas un traître mot de sa religion. Par contre, E possède en plus l'épisode de la révélation du nom divin qui manque dans J ; en outre, il met en scène Aaron et celui-ci rejoindra son frère à la Montagne d'Elohim. Nous négligeons d'autres divergences de détail qui ne nous intéressent pas. Celles que nous indiquons suffisent pour nous autoriser à dire que E n'est pas, comme on le prétend souvent, sous la dépendance absolue de J, au point de vue littéraire. A croire certains critiques, E ne serait qu'une copie, souvent maladroite, de J : rien ne le prouve. E. représente une tradition indépendante qui a sa physionomie particulière. Mais
Ce bâton n'est pas le même que celui du v. 2 (J) ; là, le bâton est l'objet même du miracle ; ici, il est l'instrument du miracle, comme toujours dans E (VII, 17; IX, 23; X, 13). On remarquera que le v. 17 est isolé; E devait indiquer quels miracles Elohim lui ordonne de faire ; ce sont ceux qu'il accomplira plus tard devant Pharaon.
2 Les vv. 21-23 anticipent sur les événements, et, en même temps, répètent ce qui a déjà été dit (III, 19).
3 A partir de la révélation du nom divin (111, 14), E emploie inditleremment ahvé et Elohim.
il est évident que tous deux, J et E., prétendent raconter, sous des formes différentes, les mêmes événements. De là les analogies nécessaires entre les deux versions. Nous en indiquerons deux principales : 1° Les Israélites, sur l'ordre de Dieu, devront se rendre, à leur sortie d'Egypte, au sanctuaire de la révélation donnée à Moïse, pour y offrir un sacrifice (J IV, 18, V, 3), pour y célébrer une fête (E III, 12, V, 1). J note que le chemin sera de trois journées. E ne donne aucune indication de ce genre.
En tout cas, nous devons retenir que, dans les deux traditions, le but proposé à Israël, dès la sortie d'Egypte, c'est le fameux sanctuaire. 2° L'endroit où Dieu se révèle à Moïse (le Buisson de J, l'Horeb de E) n'est pas situé dans le pays du beau-père (prêtre de Madian de J, Jéthro de E) ; en effet, nous l'avons déjà constaté plus haut, à propos du récit jahviste ; il en est de même dans E : Moïse quitte Jéthro pour se rendre à la Montagne d'Elohim « derrière le désert», « au delà du désert», III, 1 ; et, lorsqu'il rentre en Egypte, il rencontre Aaron en chemin, en un point qui est précisément la « Montagne d'Elohim », IV, 27. Nous dirons donc que, dans la tradition E , la Montagne se trouve en un endroit quelconque situé entre le pays de Jéthro et l'Egypte.
Peut-on hasarder quelques précisions ? Remarquons d'abord que l'identification du Buisson et d'Horeb a été faite par Rje. Son travail d'imbrication des deux écrits en est la preuve ; s'il juxtapose les divers éléments de J et E, c'est qu'il estime que, dans les deux versions, les événements et les situations sont identiques. Mais il y a plus. Rje apporte des modifications de textes qui trahissent nettement sa pensée: il appelle Jéthro « prêtre de Madian» (III, 1), et surtout il introduit les mots a du milieu du Buisson » dans la phrase de E : Elohim appela Moïse (de l'Horeb), ce qui prouve de la façon la plus claire que pour Rje, le Buisson et l'Horeb sont au même endroit. Dira-t-on qu'il s'est trompé ? Peut-être ; mais, d'autre part, nous n'avons pas le droit de l'accuser, sans autre, d'inintelligence et d'ignorance ; s'il établit cette identification, c'est qu'il avait des raisons pour le faire ; en tout cas, nous nous refusons à croire à une falsification de sa part. Cependant, nous reconnaissons que Rje ne nous tire pas d'embarras en ce qui concerne l'endroit précis du Buisson Horeb. Ces précisions, nous les chercherons dans les récits envisagés pour eux-mêmes.
Entre Madian et l'Egypte, dit J. Entre la patrie de Jéthro et
l'Egypte, dit E. On connaît l'Egypte ; du moins nous ne pensons pas que, dans ces textes, il s'agisse d'un autre pays ; nous dirons plus loin quelques mots de l'hypothèse Winckler à ce propos.
Mais Madian ? mais la patrie de Jéthro ?
a) En ce qui concerne Madian, reconnaissons que les indications de la Bible ne sont pas d'une grande précision. Les Madianites apparaissent comme des caravaniers qui font le commerce avec l'Egypte ; on les rencontre à Dothan, au centre même de la Palestine (Gen. XXXVII, 17, 28, 36. E). Mais le récit ne nous dit pas d'où ils venaient. Dans l'histoire de Gédéon (Jug. YI-VIII J E), c'est une tribu pillarde, unie aux Amalécites, qui traversa le Jourdain moyen et inquiéta sérieusement Israël. La notice Gen. XXV, 1-6, qui ne paraît pas pouvoir être rattachée à l'un ou l'autre de nos documents, fait de Madian un fils d'Abraham par Qétura et le met en rapport avec l'Orient, donc, d'une manière générale, avec les tribus arabes. D'après P (Nomb. XXXI, rattaché à XXV, 6-18 et aux gloses du même genre dans XXII, 4 et 7), les Madianites séjourneraient dans le territoire de Moab, mais on n'ose pas attribuer une grande valeur à ces récits, qui paraissent tendancieux. Toutefois, un très ancien texte, Gen. XXXVI, 31-39 (liste des rois qui ont régné sur Edom avant la royauté israélite) nous apprend que Hadad Ier, roi d'Edom, frappa Madian « dans les champs de Moab » (v. 35) ; nous savons en outre que, lors des guerres de David contre les Edomites (2 Sam. VIII, 13 et 14), un descendant de Hadad Ier, nommé aussi Hadad, s'enfuit, tout jeune, en Egypte, avec quelques compatriotes ; et, à ce propos, l'historien sacré (1 Rois XI, 18) nous donne un itinéraire sommaire des fugitifs. « Ils se levèrent de Madian, vinrent à Paran. et arrivèrent en Egypte. » Rapproché de Gen. XXXVI, 35, ce passage semble indiquer que Madian est dans le voisinage de Moab, au delà de la mer Morte ; battus par Hadad Ier, les Madianites furent soumis à Edom et c'est chez eux que, tout d'abord, se réfugie le jeune prince ; mais il ne s'y sent pas en sûreté ; il quitte alors Madian, traverse le pays de Paran — le désert de Tih — et se rend en Egypte.
Si, jusqu'à présent, nous sommes conduits à situer Madian en dehors de la presqu'île sinaïtique, nous devons cependant examiner d'autres textes qui nous feront modifier un peu ce jugement. Nous voulons parler des passages où Madian est mis en
rapport avec d'autres peuplades sur lesquelles nous possédons des renseignements géographiques plus précis. L'écrivain jahviste, qui ne nomme pas le beau-père de Moïse à Ex. II, 16 ss, le fait à Nomb. X, 29 ss ; cette anomalie provient sans doute d'une altération de texte que nous ne sommes pas en mesure d'expliquer. Ce personnage, du nom de Hobab, est appelé le Madianite 1 ; or, nous le retrouvons à un autre endroit, Jug. 1, 16 ; le texte de ce dernier passage est altéré : les fils d'un Qénite, beau-père de Moïse. ; le nom propre est tombé, avec l'article devant « Qénite » ; on lira donc : les fils de Hobab le Qénite.
beau-père de Moïse.2 Celui-ci est donc à la fois Madianite et Qénite ; ces deux qualificatifs paraissent se recouvrir. Il y aurait lieu de fixer, si possible, le point géographique que représentent les Qénites. Nous ne pouvons pas tirer grand'chose de Jug. IV, 11 dont le texte est peu sûr: Et Heber le Qénite avait essaimé de Qaïn, des fils de Hobab, beau-père de Moïse ; l'incise « des fils de Hobab, beau-père de Moïse» nous paraît une glose explicative de « Qaïn » ; elle ne se relie pas syntactiquement avec ce qui précède ; sauf ce détail, la phrase se tient debout : et Héber le Qénite avait essaimé de Qaïn et avait tendu sa tente jusqu'au chêne de Betzaannaïm, près de Qadès. Cette notice est bien en place dans le récit de la guerre de Débora ; c'est chez la femme de Héber, Jaël, que Sisera se réfugia et reçut le coup de mort (v. 17 et ss). La scène se passe à Qadès d'Issachar (1 Chron. VI, 57) qui est probablement le Tell Abou Qadeïs d'aujourd'hui, entre Méguiddo et Taanak. Il y avait donc dans cette région, à l'époque des Juges, un clan de Qénites.3 Mais,
1 La suppression de Hobab le Madianite dans ce texte, comme étant l'œuvre d'une « harmonistique postérieure» (Meyer, Die ]s}'w'lilen. pp. 90-91), nous paraît purement arbitraire. Qu'est-ce que le nom de Hobab pourrait bien «harmoniser », puisque Meyer suppose que partout le beau-père de Moïse s'appelait Qaïn ?
2 D'après les LXX A, Syr-hex, Lucien. La restitution de Meyer (op. cit., p. 90) adoptée par Weill (op. cit., pp. 40 et ss.) : Qaïn beau-père de Moïse ne repose sur aucune version ancienne. L'argument invoqué, c'est que dans le morceau Jug. I, les tribus sont nommées par l'éponyme et non par leurs noms propres ; pourtant, nous lisons (v. 1, 4, etc.) les « Cananéens » et non « Canaan » - en outre, les Judéens sont aussi appelés « fils de Juda » (v. 8, 9, etc.), et non Juda tout court.
3 Jug. IV, 11, n'est nullement, comme le prétend Weill (op. cil., pp. 43-44), la suite de Nomb. X, 29-32; il arrive à ce résultat au prix de modifications textuelles que rien ne justifie; Heber, époux de Jaël, n'est pas Hobab, beau-père de Moïse; en outre, la situation historique et géographique est toute diJférentc,
d'après Jug. IV, Il même, ce n'est pas le séjour habituel de cette tribu et on aura quelque chance de découvrir la vérité en étudiant les textes qui mettent Qaïn (les Qénites) en relation avec Amalek. Il en est ainsi déjà dans la notice Jug. I, 16, que nous venons de citer et dont la finale, assez maltraitée dans le texte original, peut être restituée d'après les LXX d'une manière satisfaisante : Les fils de Hobab le Qénite, beau-père de Moïse, montèrent de la ville des Palmiers, avec les fils de Juda, au désert qui est le Négeb de Juda (?), à la descente d'Arad, et ils allèrent habiter avec Amalek. 1 Qu'on identifie la « ville des Palmiers» avec Jéricho ou avec Tamar (au Sud de la Palestine, Ezéch.
XLVII, 19) qu'importe : il reste que, à l'époque de la Conquête, les Qénites s'unirent aux Judéens et allèrent s'établir dans le territoire des Amalécites. Un renseignement analogue nous est fourni par Nomb. XXIV, 20 ss. Plus tard, à l'époque de Saül, même situation. Quand le premier roi d'Israël entreprend une guerre contre les Amalécites, il rencontre parmi eux les Qénites (1 Sam. XV, 6 ss). Or, la position géographique d'Amalek est des mieux connues. Tous les textes concordent à dire que cette tribu habitait au Sud de la Palestine dans la région du Négeb et occupait à peu près le plateau des Azazmeh : Gen. XIV, 7 ; Nomb. XIII, 29; XIV, 39 ss ; 1 Sam. XV, 7 ; XXVII, 8, etc. Nous sommes ainsi ramenés à situer les Qénites, étroitement unis à Amalek, au même endroit. Cela est confirmé par le récit des incursions de David contre ces peuplades ; de Tsiklag, dans le pays philistin, le jeune guerrier opère ses razzias dans le Sud, et c'est là précisément qu'il rencontre les Qénites (1 Sam. XXVII, 10 ss; XXX, 29 ss).
Ainsi donc, en dernière analyse, si nous croyons pouvoir dire que Qaïn-Madian représente un même concept ethnique, ou en tout cas un groupe de tribus de même race et de même origine, 2 nous arrivons à ce résultat que Madian doit être situé géographiquement dans la région méridionale de la Palestine. On
1 La restitution du milieu delà phrase n'est pas très sûre; mais la fin est bien appuyée par plusieurs manuscrits des LXX et la version copte. Du reste, le texte original, tel quel (O:"';¡ FIN :1., il habita avec le peuple), n'a pas de sens. Cf. Hollenberg dans Zeitschrifl fiii' die A. Tsche Wissenschaft, I, p. 102. La correction a été adoptée, entre autres, par Moore (1895), Budde (1897), Nowack (1900), Lagrange (1903), Ed. Mever (1906).
2 Observons encore, à ce propos, que parmi les fils de Madian est cité (Gen.
XXV, 4) Henoc, lequel est fils de Qaïn, à Gen. IV, 17.
remarquera, à l'appui de cette affirmation, que dans la liste des descendants d'Esaü (Edom), Gen. XXXVI, 4, etc., se trouve précisément cité Reuel, père de Hobab (Nomb. X, 29).
Dira-t-on maintenant que ces Madianites sont restés de tout temps confinés dans leurs étroites frontières ? Nous savons qu'il n'en est rien ; un clan de Qénites, nous l'avons vu, habitait le Nord de la Palestine, au début de l'époque des Juges ; de même, au temps de Gédéon, nous trouvons Madianites et Amalécites guerroyant dans ces mêmes parages. Ces tribus n'étaient pas absolument fixées ; on sait d'où elles viennent, mais non où elles vont. Elles ont sans doute rayonné au loin, hors de leur centre, essaimé sur plusieurs points de l'Orient1 et nous ne sommes pas en état de suivre les phases de cette expansion. Au IIme siècle de l'ère chrétienne, le géographe Ptolémée cite, sur la côte Est du golfe élanitique, une ville appelée Modiana (Géographie VI, 7) ; dans le même chapitre, il mentionne, parmi les villes de l'Arabie heureuse, Madiama ; c'est peut-être la même localité. Il n'est pas certain que Josèphe (Antiquité II, 11, 2) ait en vue cette ville lorsqu'il parle de la fuite de Moïse en Madian 2. Eusèbe semble avoir combiné ces diverses données et sa description est bien vague. 3 Quoi qu'il en soit, il se peut fort bien que des clans madianites soient venus habiter; à une époque que nous ignorons, la région orientale du golfe d'Akaba, ce qui donna naissance à une tradition topographique que tous les géographes arabes connaissent; 4 elle tend à localiser en ces lieux l'histoire de Moïse en Madian ; dans le voisinage de Makna (à 6 journées au Sud d'Akaba, sur la côte Est du golfe), on montre la « grotte de Schouaïb » (transcription arabe de Hobab) qui est un lieu vénéré des indigènes et des pèlerins musulmans. Burkhardt le
1 Le mythe de Gen. IV, 3-15 nous apprend, en eiïet, que Qaïn fut errant et vagabond.
* Ûs TioÂiv Maôiav'qv 7rQôg rf) 'EQV&QÙ. dctAdoofl HEi^évrjv.
3 Onom. (édit. Klost., p. 124), nÓÂ.t. xeltai inÉ'XêtVa TRJ§ Agatfiag TIQOÇ vÓrov iv ÊÇTFFMP rwv JSaçaxrjvùiv xFJÇ éçv&çàç S,aAdaa,rjç ÈJI dvaroâàg. Õ{}êV naÀovvrat Maôiavaîoi xat 1; vvv naÂovfiévq Maôiawf}. Jérome : est trans Ambiam ad meridiem in deserto Saracenorum contra Orientem maris rubri, unde vocanlur Madianaei et Madianaea regio.
'l Références nombreuses dans Dillmann, Die Genesis, 6"* édit., p. 309. Observons toutefois que Maqrisi place un Madian dans la presqu'île sinaïtique (Description topographique et historique de l'Égypte, traduction de U. Bouriant ; dans Mémoires publiés par les membres de la mission archéologique française du Caire, tome XVII, p. 543).
visita en 1816 et, après lui, plusieurs explorateurs l'ont décrit. 1 On sait la fortune que cette tradition arabe concernant Madian a eue dans le monde de la critique biblique depuis Wellhausen, puisqu'elle a conduit tant d'exégètes à placer le Sinaï en Arabie et qu'elle s'est élevée à la hauteur d'un dogme. Et pourtant, cette tradition locale n'a pas plus de valeur qu'une autre, par exemple celle qui place la patrie de Hobab près du Djebel Moûsa (l'ouady Schouaïb) ; en outre, elle n'est pas fondée sur les textes bibliques. Ceux-ci nous apprennent que Madian-Qaïn-Amalek est situé au Sud de la Palestine et que, dans la tradition jahviste, le Sinaï doit être placé entre cette région et l'Egypte. Ce premier résultat de notre enquête nous paraît acquis.
b) Pour ce qui concerne la patrie de Jéthro (1-'r:: Jithro, orthographié Jether à Ex. IV, 18a),. les deux principaux renseignements que la Bible nous fournit ne concordent pas de façon satisfaisante.2 Le texte essentiel nous semble être Gen. XXXVI, 26 ; les vv. 20-30 donnent la liste des tribus Khorites, ces Tro.glodytes qui ont primitivement habité le pays de Séir et que les Edomites ont plus tard dépossédés de leur territoire. 3 Que cette notice soit de P ou non, il n'importe ; elle fournit un précieux renseignement sur l'antique population de la région montagneuse du Nord de la péninsule et elle est appuyée par des textes comme Gen. XIV, 6 et Deut. II, 12, 22. Or, parmi ces tribus khorites, une est appelée Jithran, forme allongée en ân du nom propre Jether.
Ce dernier représenterait ainsi un individu de race khorite et son habitat serait le pays de Séir. D'autre part, nous savons par 1 Rois II, 5, 32, que le père d'Amasa, général d'Absalom, s'appelait Jether et qu'il est qualifié d'Israélite à 2 Sam. XVII, 25 ; mais ce dernier texte doit être corrigé d'après 1 Chron. II, 17 et les LXX A, où Jether est déclaré Ismaélite. Ce nom propre paraît donc être aussi d'origine ismaélite. Mais « khorite » et « ismaélite » sont deux concepts géographiques qui ne se recouvrent pas.
Le premier a un sens restreint et se rapporte à un territoire assez bien délimité, tandis que le second est beaucoup plus étendu et il
1 Bitter, Erdkunde XIII, pp. 234 ; 282 ss.
2 Nous ne parlerons pas des personnages qui portent le nom de Jether et qui sont donnés comme Israélites: Jug. VIII, 20; 1 Clir. IV, 17 ; VII, 38.
:J Ttude intéressante de Gen. XXXVI dans Meyer, Die Israëliten., pp. 328 ss.
est très difficile de fixer les limites du pays des Ismaélites. Leur principal sanctuaire paraît avoir été le puits de Lakhaï-roï (peutêtre le Bir Mayin 1) où Ismaël, fils d'Agar, est né, Gen. XVI, 14 (J) ; mais son domaine territorial est très vaste ; d'après J (Gen.
XXV, 18a) il s'étend « de Havila jusqu'à Schur, en face de l'Egypte », 2 et Havila (Gen. X, 29 J) est fils de Joktan, et appartient donc à l'Arabie. Les limites extrêmes d'Ismaël seraient ainsi l'Arabie septentrionale (peut-être l'oasis de Djôf) et la frontière orientale de l'Egypte, du côté de la presqu'île. Dans E, Ismaël habite le désert de Paran (Gen. XXI, 21) c'est-à-dire le plateau de Tih. On voit que ces données ne sont pas absolument concordantes ; toutefois, avec Ismaël, nous restons dans la péninsule, ou, en tout cas, nous devons admettre que cette tribu a occupé longtemps ce territoire, mais qu'elle s'est développée insensiblement au dehors de ses frontières primitives ; dans P, en effet, (Gen. XXV, 13-16), sont attribués à Ismaël douze clans qui tous appartiennent à l'Arabie septentrionale.
Il nous est impossible de dire quels rapports ont existé entre les Khorites et les Ismaélites. Si nous nous en tenons aux renseignements de E, qui nous intéressent ici plus particulièrement, nous constatons que les Ismaélites — dans le désert de Paran — sont proches voisins des Khorites — en Séir. Que Jéthro ait appartenu à l'une ou à l'autre de ces tribus, nous avons le droit de dire que son habitat doit être situé dans la région septentrionale de la presqu'île. De là, Moïse se rend à la « Montagne de Dieu » « derrière le désert », dans la direction de l'Egypte, puisque Aaron, venant d'Egypte, le rencontra précisément à la « Montagne de Dieu». Celle-ci sera donc située au Sud de l'endroit où séjournait Jéthro. Il nous paraît donc, en résumé, que la tradition élohiste sur la première révélation de Dieu à Moïse n'est pas tout à fait semblable à celle du Jahviste ; elle nous ramène en un point plus méridional de la péninsule ; elle nous rapproche des montagnes du Sud, et nous aurons bientôt l'occasion de constater que cette conclusion est corroborée par d'autres indications géographiques provenant du même document.
1 Voir plus haut, p. 232-233.
2 La note « en allant vers l'Assyrie » est probablement une glose.
II
La sortie d'Egypte.
D'intéressants problèmes de géographie se posent aussi à propos de l'Exode proprement dit ; mais leur solution est rendue malaisée par l'imprécision de nos récits et le manque de détails.
Le morceau Ex. XIII, 17 — XV, 21 est une mosaïque formée de fragments plus ou moins étendus de nos trois documents J E et P, sans compter quelques remarques rédactionnelles ni le « cantique de la mer» (XV, 2-18) qui est un psaume d'époque assez tardive. Le dernier rédacteur (Rp) a mis le document P à la base de sa compilation, et il l'a complété au moyen de J E ; c'est du moins l'hypothèse qui explique le mieux la formation du Pentateuque actuel ; P est une sorte de cadre sous lequel J et E viennent prendre place. Le caractère spécial de cet écrit est très accentué ; peu de détails pittoresques, mais au contraire un emploi fréquent des mêmes formules stéréotypées, des mêmes expressions, des mêmes tournures de phrases. Il est facilement reconnaissable et c'est par son récit que nous commençons notre analyse de la péricope de l'Exode.
XII, 37a. Les enfants d'Israël partirent de Ramsès dans la direction de Succoth1 XIII, 20. Et ils partirent de Succoth et campèrent à Etham, à l'extrémité du désert. XIV, 1. Et Jahvé dit à Moïse : 2. Parle aux enfants d'Israël, et qu'ils rebroussent chemin et campent devant Pi-Hakhiroth, entre Migdol et la mer, devant Baal Tsephon ; en face de lui (Baal Tsephon) vous camperez au bord de la mer. 3. Et Pharaon dira des enfants d'Israël : Ils sont errants dans le pays ; le désert les enferme. 2 4. Et j'endurcirai le cœur de Pharaon pour qu'il les poursuive, mais je
1 Dill. (Die Bûcher Exodus und Leviticus, 3me édit. 1897, p. 131), attribue XII, 37a à J; pourtant c'est par P que nous savons qu'Israël demeure à Ramsès (Gen. XLVII, 11).
':.! Wellh. et Holzinger retranchent ce v. de P ; Bajntsch l'attribue à E; mais E a déjà expliqué pourquoi Dieu donne l'ordre de rebrousser chemin (XIII, 17) et cemotif est tout différent.
tirerai gloire de Pharaon et de toute son armée et les Egyptiens sauront que je suis Jahvé. Et ils firent ainsi. 8. Et Jahvé endurcit le cœur de Pharaon, roi d'Egypte, pour qu'il poursuive les enfants d'Israël, tandis que les enfants d'Israël sortiraient la main levée. 9. Et les Egyptiens l'es poursuivirent et les atteignirent comme ils campaient au bord de la mer 1 près de Pi-Hakhiroth, devant Baal Tsephon
15. Et Jahvé dit à Moïse2 : Parle aux enfants d'Israël et qu'ils partent ! 16.3 Etends ta main sur la mer et fends-la pour que les enfants d'Israël passent au milieu de la mer, sur terre sèche.
17. Et moi je vais endurcir le cœur des Egyptiens, et ils iront derrière eux et je tirerai gloire de Pharaon et de toute son armée.
18. Et les Egyptiens sauront que je suis Jahvé quand j'aurai tiré gloire de Pharaon. 4 21 aa, by. Et Moïse étendit sa main et les eaux se fendirent ; 22.
et les enfants d'Israël passèrent au milieu de la mer sur terre sèche, et les eaux leur faisaient une muraille à droite et à gauche.
23. Et les Egyptiens se mirent à la poursuite et allèrent derrière eux 5 au milieu de la mer.
26. Et Jahvé dit à Moïse : Etends ta main sur la mer afin que les eaux reviennent sur les Egyptiens. 27 a Et Moïse étendit sa main sur la mer. 28ab Et les eaux revinrent et couvrirent toute l'armée de Pharaon qui était allée derrière eux dans la mer.
Dans la trame de ce récit, Rp. introduit des fragments de J E qui servent à le compléter. Reconstituer ces fragments est chose délicate et on n'obtient guère pour chacune des versions J et E qu'une ombre de narration.
Dans J, Israël séjourna au pays de Gosen (Gen. XLV, 10; Ex. VIII, 18; IX, 26) ; l'auteur a raconté l'histoire des plaies, spécialement celle de la mort des premiers-nés ; les Israélites
1 Tous les chevaux, les chariots de Pharaon et ses cavaliers et son armée est une glose.
! L'incise : Pourquoi cries-tu vers moi ? dérange la symétrie des formules de P ; en outre, P ne dit rien d'une prière de Moïse. Est-ce peut-être un fragment de E ? (Dill., Boentsch).
3 Les phrases : Lève ton bâton et étends ta main forment un doublet; la première est sûrement de E qui parle du bâton magique de Moïse (IV, 17, 20b).
4 Les mots de ses chariots et de ses cavaliers aux vv. 17 et 18 sont probablement des surcharges rédactionnelles ; de même qu'aux vv. 26 et 28.
5 Ici la même glose qu'au v. 9.
partent au milieu de la nuit (Ex. XII, 21-24 ; 29-36 ; 38-39 ; 42 a).
Le récit continue à XIII, 21 : 21. Et Jahvé allait devant eux, le jour dans une colonne de nuée, pour leur montrer le chemin, et la nuit dans une colonne de feu, pour les éclairer. 22. Le jour, la colonne de nuée ne s'éloignait pas, et la nuit la colonne de feu restait devant le peuple.
XIV, 5a. Et on annonça au roi d'Egypte que le peuple avait fui1; 6. Alors il attela son chariot et prit son peuple avec lui.
10. Pharaon (?) approcha 2 et les enfants d'Israël levèrent les yeux et voici que les Egyptiens marchaient derrière eux ; alors ils eurent une grande peur.3 11.. et ils dirent à Moïse, etc. jusqu'au v. 14. Les Israélites font des reproches à Moïse et celui-ci leur annonce une délivrance merveilleuse.
19 b. Et la colonne de nuée partit de devant eux et se plaça derrière eux, 20 b et quand l'obscurité se fit, la nuée éclaira la nuit, 4 de sorte que, pendant toute la nuit aucun (des adversaires) ne s'approcha de l'autre. 21 a/J ha. Alors Jahvé refoula la mer par un fort vent d'orient, toute la nuit, et il mit la mer à sec. 24. Et il arriva qu'à la veille du matin Jahvé regarda la troupe des Egyptiens dans la colonne de feu et de nuée et il mit en confusion la troupe des Egyptiens ; 25. Et il enraya :i les roues de ses chariots et rendit sa marche difficile11 ; alors les Egyptiens dirent : Fuyons de devant Israël, car Jahvé combat avec lui contre les Egyptiens. 27 b. A l'approche du matin, la mer retourna dans son lit, tandis que les Egyptiens fuyaient à sa rencontre, et Jahvé
1 Ceci est conforme aux précédentes déclarations de J. Moïse avait demandé au roi d'Egypte de laisser le peuple aller faire un sacrifice au désert, V, 3 ; à la suite des plaies, l'autorisation est accordée, XII, 31 ; mais, dans la pensée du roi, les Israélites reviendront. Ici, il apprend qu'il s'agit d'une fuite réelle. La 2me partie du v. 5 n'est pas de J (Ed. Meyer, Die Ismi;liten,.. pp. 20-21); elle exprime une autre pensée : Pharaon et ses ministres ont laissé sortir le peuple définitivement; mais Pharaon se repent. La phrase est de E (de même Procksch, Die Elohimquelle, pp. 78-79). -
2 Ces deux premiers mots sont douteux. J dit généralement le roi d'Egypte et non Pharaon.
3 Et les enfants d'Israël crièrent à Jahvé est une glose; dans J, les Israélites ne prient pas Dieu ; ils querellent Moïse (vv. 11 ss.).
4 Dans le texte : il y eut la nuée et l'obscurité et elle éclaira la nuit. Une correction est nécessaire: la transposition proposée par Wellh. est très plausible.
5 Dans le texte : il enleva ; l'hyperbole est un peu forte. La leçon il enraya est celle des LXX.
6 Dill. et Bientsch attribuent 25a à E, nous ne voyons pas pour quel motif; la confusion dont parle J consiste précisément dans la difficulté qu'éprouvent les cavaliers à avancer.
précipita les Egyptiens au milieu de la mer, 28 b et il n'en resta pas un seul. 30. Ainsi Jahvé, en ce jour-là, sauva Israël de la main des Egyptiens, et Israël vit les Egyptiens morts sur la rive de la mer
Du récit E, il ne reste que des lambeaux ; seul le début en est assez bien conservé, et il nous fournit une donnée très précieuse.
Israël est esclave en Egypte et a travaillé à la construction des villes de Pithom et Ramsès (Ex. I, 11). Après les plaies survient la sortie.
XIII, 17. Lorsque Pharaon renvoya le peuple, Elohim ne les conduisit pas par le chemin du pays des Philistins qui était le plus proche, car Elohim se disait que le peuple se repentirait en voyant la guerre et retournerait en Egypte. 18. Mais Elohim fit tourner le peuple par le chemin du désert vers la mer des Roseaux et les enfants d'Israël montèrent tout équipés du pays d'Egypte. 19. Mais Moïse prit les os de Joseph avec lui, car celuici avait fait jurer les enfants d'Israël en leur disant : Quand Elohim vous aura visité, vous emporterez mes os d'ici avec vous. 1 XIV, 5 b et le cœur de Pharaon et de ses serviteurs fut changé à l'égard du peuple et ils dirent : Qu avons-nous fait de renvoyer Israël pour qu'il ne nous serve plus ? 7. et (Pharaon) prit 600 chariots d'élite 2 et sur chacun d'eux étaient des guerriers éprouvés.,..,
19 a. Et l'ange d'Elohim qui allait devant la troupe d'Israël partit et alla derrière eux. 20 a Et il vint entre la troupe des Egyptiens et la troupe d'Israël.
16 aa. [Et Elohim dit à Moise :] Toi, lève ton bâton
XV, 20. Et Mirjam, la prophétesse, sœur d'Aaron, prit le tambourin dans sa main, et toutes les femmes sortirent derrière elle avec des tambourins et en dansant. 21. Et Mirjam leur cria : Chantez à Jahvé, car il est majestueux !
Il a jeté dans la mer le cheval et son cavalier.
1 Gen. L, 25 E.
t Et tous les chariots de l'Egypte, glose.
Ces documents, sauf P, sont incomplets et la prudence la plus élémentaire nous commande d'éviter les jugements absolus. Cependant, il y a entre eux des divergences fondamentales trop évidentes pour qu'il soit nécessaire de les indiquer. Du point de vue géographique, on remarque que l'écrit le plus jeune, P, est aussi le plus détaillé. J ne parle que de Y Egypte, Gosen, la mer ; E connaît les villes de Ramsès et Pithom, la route directe de l'Egypte en Canaan par le pays des Philistins, le chemin du désert égyptien qui conduit au bord de la mer, désignée sous le nom de « mer des Roseaux » ; quant à P, il fournit une liste de quatre localités, et cherche à déterminer l'emplacement de deux d'entre elles : Ramsès, Succoth, Etham (« à l'extrémité du désert»), PiHakhiroth «(entre Migdol et la mer, devant Baal-Tsephon »).
Le catalogue des stations (Nomb. XXXIII), qui est un écrit relativement jeune et dont l'auteur paraît avoir connu le Pentateuque dans sa forme actuelle, reproduit le texte de P avec quelques modifications (vv. 5-7). Nous pensons qu'il sera toujours difficile d'identifier toutes ces localités avec certitude. Il faut pourtant essayer de fixer quelques-uns des points les plus importants.
1° Mitzraïm. Nous avons déjà fait allusion à une hypothèse fort intéressante de Winckler,1 que d'autres orientalistes ont aussi adoptée, du moins en partie. 2 Dans les inscriptions assyriennes, on rencontre le nom propre Musri, ou Mu-us-ri ou Musru, qui ne désignerait pas l'Egypte (Misr), comme on l'avait supposé jusqu'à maintenant, mais un autre pays, plus particulièrement l'Arabie du Nord-Ouest, c'est-à-dire, d'une part, le territoire du Negeb et de la presqu'île sinaïtique, et de l'autre, celui du Sud et du Sud-Est de la mer Morte. Ce pays aurait eu à peu près l'étendue et les limites de l'Arabie Pétrée de l'époque romaine. De plus, dans une inscription minéenne, on lit que deux chefs arabes de Musrân et de Maân Musrân ont élevé à leur dieu Athtar un castel (ou une tour) pour le remercier de les avoir délivrés de leurs ennemis. Or, à côté de Musrân est cité Misr (l'Egypte) avec lesquels les chefs étaient en rapport ; c'est-à-dire que ces deux noms ne désignent pas la même région, et qu'il existait un pays de Musrân distinct de l'Egypte ; comme il est placé côte
1 Pour les références, voir plus haut, p 363.
2 Ainsi Hommel, Vier neue ambische Landschaftnamen im Allen Testament, Münich, 1901. Weber, Studien zur sudarabischen Allertumskunde, Berlin, 1901.
à côte avec Maân, on songe aussitôt précisément à l'Arabie septentrionale.
Appuyé sur ces données, Winckler et ses disciples se sont demandé si l'A. T. ne connaîtrait pas aussi ce Musri ou Musrân et si, en particulier, sous le mot hébreu Mitzraïm, qui désigne en général l'Egypte, il ne faudrait pas voir, dans certains passages, l'Arabie du Nord. Ainsi ce que la Bible appelle en plusieurs endroits le « torrent d'Egypte » (nakhal Mitzraïm) n'est pas en Egypte, mais en plein désert sinaïtique (ouady el Arisch). Agar est nommée Genèse XVI, 1 (J) une esclave « égyptienne » ; mais toute son histoire, spécialement l'épisode de la naissance d'Ismaël, se passe dans le Négeb. Il faut donc entendre qu'Agar vient de Musri et non d'Egypte ; dans le récit élohiste (Gen. XXI, 21) Ismaël habite le désert de Paran et il prend une femme « du pays de l'Egypte » ; ici encore Mitzraïm doit signifier Musri, et l'épouse d'Ismaël serait arabe comme il l'est lui-même. D'autres textes encore sont invoqués à l'appui de la thèse ; Gen. XXVI (J) raconte les démêlés d'Isaac avec Abimélec « roi des Philistins », à propos de sa femme Rebecca ; un récit très semblable se lit Gen. XX (E) ; Abimélec est roi « de Guérar » et il ne s'agit plus d'Isaac mais d'Abraham et Sara ; ces scènes ont pour théâtre le Sud de la Palestine (Musri) ; or, Genèse XII, 10-20 rapporte de nouveau une histoire de ce genre ; mais elle se serait passée en Egypte (Mitzraïm). On suppose que l'auteur de ce dernier récit, plus jeune que les autres, fait une confusion de noms et qu'il place en Mitzraïm un événement survenu en Musri. — Une fois sur cette voie, on ne sait plus où s'arrêter et il n'y a pas de raison pour ne pas rencontrer Musri un peu partout dans l'A. T. La « fille de Pharaon », une des femmes de Salomon (1 R. III, 1) sera la fille d'un roi arabe ; So, ou Sévé « roi d'Egypte» (2 R. XVII, 4) devient un général d'un monarque d'Arabie, etc., etc. Mais où Winckler a poussé très loin ses conclusions, c'est lorsqu'il affirme que l'ancienne tradition israélite ne connaît pas le séjour en Egypte, mais seulement dans le Musri arabe ; les tribus alors errantes dans ces parages vinrent se fixer à Qadès ; plus tard, quand elles eurent envahi la Palestine et que leur horizon géographique s'étendit, le terme de Mursi fut, par extension, appliqué à l'Egypte et devient Mitzraïm, et ainsi on imagina un séjour en Egypte, une sortie d'Egypte, tandis qu'en réalité, rien de tout cela ne s'est produit.
Ces théories ont été vivement combattues 1 ; mais la réfutation a été excessive et ne nous semble pas avoir tenu compte des éléments de vérité que l'hypothèse nouvelle contient. Ainsi il est certain que les inscriptions assyriennes mentionnent, sous le nom de Musri, des pays qui ne sont pas l'Egypte. Un ou deux exemples suffiront à le démontrer. Dans l'énumération des forces coalisées contre Salmanazar II (860-825) 2 se trouvent mentionnés « mille soldats du pays de Musru» avec d'autres troupes d'Achab d'Israël, du pays de Gu-a, de la ville d'Arvad (Phénicie).
On voit, par la liste des peuples révoltés, que la rébellion a soulevé la Syrie et les contrées limitrophes ; le pays de Gu-a, en particulier, n'est autre que le Que de l'inscription de Zakir, c'est-àdire qu'il faut le placer en Asie Mineure, dans le voisinage de la Cilicie. Musru, cité immédiatement après Gu-a, ne peut pas être l'Egypte, mais désigne quelque contrée de l'Asie Mineure.
Winckler a montré avec beaucoup de raison, selon nous, que ces deux noms se retrouvent dans l'A. T. à 1 Rois X, 28, texte intraduisible dans son état actuel, mais dont le sens est très clair si on lit : La provenance des chevaux pour Salomon était de Musru et de Que ; les marchands du roi les prenaient de Que, à prix d'argent. On sait par Hérodote que la Cilicie était célèbre pour ses chevaux. Dans le cas particulier, le texte cunéiforme et celui de la Bible s'accordent à dire qu'il s'agit d'un pays autre que l'Egypte. — Donnons encore un autre exemple. Le récit de la campagne d'Assarhaddon (681-668) contre l'Egypte, en 671, nous fournit un itinéraire assez complet de l'armée assyrienne. 3 Le conquérant arrive devant Tyr, y établit le blocus, puis il se dirige vers le Sud et pénètre dans le pays de Musur ; de là il prend la route du pays de Meluha et atteint la ville de Raphia, « à côté du torrent de Musur, un lieu où il n'y a pas de fleuve » ; après seulement, on gagne l'Egypte (Misir) et spécialement Memphis, d'après la chronique babylonienne. Ce texte, nous semble-t-il,
Kônig. Fïinf neue arabischc Landschaflen im Allen Testament. Berlin, 1902. Ed. Meyer. Die Is raëlilen. pp. 455 ss.
2 Texte de l'inscription du Monolithe dans Keilinschriftliche Bibliothek, I, pp. 172-173.
.i Winckler, KeilinschrifMiches Texlbuch zum Allen Testament, IIlœ, édition, 1909, pp. 52-53. L'expédition d'Assarhaddon est aussi mentionnée dans la Chronique babylonienne, IV, 23; texte dans le même ouvrage de Winckler, p. 65, et dans la Keilinschriflliehe Bibliolhek, II, p. 285. Cf. P. Dhorme : Les pays bibliques et VAssyrie, dans Revue biblique, 1911, pp. 213-215.
ne laisse aucun doute sur la solution du problème qui nous occupe. Raphia est au Sud de Gaza ; le torrent de Musur est l'ouady el Arisch ; l'armée venant de Tyr et passant par Musur avant d'atteindre Memphis, Musur n'est pas l'Egypte, c'est peutêtre le Musrân des inscriptions minéennes près de Maan ou bien, plus simplement, le Sud de la Palestine, le Négeb.
Notre tâche n'est pas de poursuivre cette démonstration ; il nous suffit de savoir que Musur ou Musri est parfois autre chose que la vallée du Nil et il nous paraît dès lors très légitime de se demander si l'A. T. n'a pas connaissance de ce phénomène. Nous avons déjà vu que le passage 1 Rois X, 28 s'explique très bien dans l'hypothèse Winckler et il faudra discuter avec soin chaque cas particulier, ne point généraliser, car la plupart du temps le Mitzraïm biblique est bien l'Egypte et il en est ainsi en particulier quand les auteurs sacrés nous parlent d'un séjour d'Israël dans le pays de Mitzraïm. Dans leur état actuel, tous les récits n'ont de sens que si les événements se passent en Egypte ; nos trois documents principaux sont unanimes sur ce point. Mais les écrivains bibliques auraient-ils été les jouets d'une illusion ?
Auraient-ils, comme le prétend Winckler, fait une confusion, involontaire sans doute, entre Musri-Arabie et Misr-Egypte ? Cela nous paraît impossible. Les récits J et E datent au moins du VIIlme siècle avant l'ère chrétienne ; à cette époque, l'existence du Musri arabe devait être connue ; en tout cas, un siècle plus tard elle est dûment constatée par l'inscription d'Assarhadon que nous analysions tout à l'heure ; dans ces conditions, il ne nous semble pas possible d'admettre que le jahviste et l'élohiste aient si grossièrement confondu les deux pays qu'ils connaissaient l'un et l'autre et aient situé en Egypte des événements dont Musri aurait été le théâtre. L'hypothèse selon laquelle le sens étroit de Musri s'altéra par extension et s'appliqua plus tard à l'Egypte n'a pas de base solide ; c'est le phénomène inverse qui s'est produit ; Misr-Egypte est le point de départ ; par Musri, Musur, Alitzraïm, les textes assyriens et bibliques, dans leur grande majorité, ne désignent pas autre chose que la vallée du Nil.
Mais ce terme s'est étendu aux contrées avoisinantes, placées sous la dépendance de l'Egypte ; les Pharaons ont occupé pendant plusieurs siècles des districts de la péninsule, comme nous l'avons dit ; aujourd'hui encore, ces régions font partie administrativement de l'Egypte ; les Bédouins du désert au Sud d'Hé-
bron appellent masr le district du djébel Maqra. 1 Un même phénomène s'est produit dans l'antiquité ; l'influence égyptienne s'étendait au loin ; la Palestine méridionale, le Négeb, Edom.
Seir, même aux temps où ces contrées n'appartenaient pas officiellement à l'Egypte, demeuraient sous son action et pour ceU.:, raison recevaient parfois le même nom que l'Egypte, l'lusri. On peut en dire autant de Musrân-Maan des inscriptions minéennes ; ce pays, situé à l'Est de l'Araba, dans le voisinage de Pétra, était une sorte de rendez-vous des caravanes d'Arabie ; de là, elles gagnaient l'Egypte en peu de jours par le désert de Tih. Actuellement, il se fait encore un commerce de troupeaux entre les deux pays. Autrefois, ces rapports devaient être beaucoup plus étroits, par le fait d'un trafic plus intense qu'aujourd'hui et cela explique l'identité des noms par lesquels on désignait l'une et l'autre de ces contrées. 2
Nous ne croyons donc pas que la théorie de Winckler se justifie en ce qui concerne le séjour d'Israël en Egypte ; jusqu'à plus ample informé, nous continuerons d'admettre que la tradition hébraïque la plus ancienne n'a jamais eu autre chose en vue que l'Egypte, quand elle parle de cet événement. Toutefois il convient de s'entendre ; l'Egypte est grande et si E ne désigne pas un canton particulier du pays, il n'en est pas de même pour J et P. — J, en effet, indique très spécialement le territoire de Gosen (Gochen) comme lieu d'établissement d'Israël, et ce district correspond sans doute au « pays de Ramsès » de P (Gen.
XLVII, 11) ; en tout cas, les LXX rendent le nom propre Gosen de Gen. XLVI, 28 par Ramsès. 3 Or, le territoire de Gosen est trop connu pour que nous ayons besoin d'insister sur ce point.4 Ses limites ne peuvent être fixées avec une précision rigoureuse ; mais on peut dire qu'il occupait le triangle compris entre Bubaste (Zagazig), Belbeis et l'extrémité occidentale de l'ouady Toumilat. Le centre de ce district est la localité actuelle de Saft
1 Lagrange. La controverse mi néo-sabéo-biblique, dans Revue biblique, 1902, pp. 256 ss.
2 Il est plus difficile d'expliquer de la même manière le Mtisri cilicien. Mais savons-nous si la puissance égyptienne ne rayonnait pas jusque-là ? Les récentes fouilles de l'île de Crète nous ont appris que l'Egypte a exercé son influence sur des peuples très éloignés.
3 Exactement : 'KaS' ']l(!wú)v 7i6Aiv, elç yrjv 'Pa,llEaaF¡.
Il Voir Dill., Genesis, 6-e édit., pp. 431-432. Ebers, DUI,ëlt Gosen. pp. 500-505; 519-520. Ed. Naville. Land of Goshen, Londres, 1887.
PLANCHE X
Bulletin de la Société Neuchâteloise de Géographie. Tome XXIV, 1915.
RÉGION DE L'ISTHME DE SUEZ
el Henné. Ce n'est pas tout à fait l'Egypte, mais une région placée certainement dans la sphère d'influence de l'empire. Il n'existe aucune raison suffisante pour nier l'historicité d'un séjour momentané des tribus — ou de quelques tribus — israélites dans ces marches égyptiennes, où des nomades pouvaient aisément faire paître leurs troupeaux.
Quant aux localités d'Egypte citées par nos documents, une grande incertitude règne encore sur la situation de la plupart d'entre elles. Au fond, une seule a été réellement identifiée : Pithom (Ex. I, 11, E). Les fouilles de Naville ne laissent aucun doute à cet égard.1 Pithom (égyptien Pa-Tum, la maison du dieu Tum) a été retrouvé dans les ruines de Tell-el-Maskhuta, non loin de l'extrémité orientale de l'ouady Toumilat. Ramsès, l'autre des villes construites par Israël, selon E, et point de départ de l'exode, selon P, devait se trouver dans le pays de Gosen ; mais nombreuses sont les hypothèses sur son emplacement précis. Il est certain que Ramsès II fonda une résidence de ce nom où il séjournait volontiers à l'époque où les Hittites menaçaient l'Egypte 2 ; et cette localité ne paraît pas être située très loin de la frontière Est ; mais on ignore où elle se trouvait exactement ou même si elle est identique au Ramsès biblique. Il y avait, au dire d'égyptologues autorisés, 3 plusieurs Ramsès, ce qui ne simplifie pas le problème. Nous pensons qu'il faut chercher le Ramsès de nos documents dans le voisinage de Pithom, et puisque, d'après P, les Israélites viennent de Ramsès à Succoth (près de Pithom), la première localité doit être située à l'Ouest de la seconde. Voilà pourquoi nous ne saurions admettre l'identification si souvent proposée et acceptée, avec Tanis (le Tsoan de Nomb. XIII, 22, etc. ; aujourd'hui les ruines de San, un peu au Sud du lac Menzaleh), ni l'identification avec El-Salhieh sur l'ancienne branche pélusiaque du Nil et d'où partait autrefois la route des caravanes pour la Syrie. Nous préférerions situer Ramsès soit à Tell-el-Kébir, dans la partie occidentale de l'ouady Toumilat, comme le suppose Naville ; soit plutôt à Tell-er-Rotab,
The store-city of Pithom ancl the roule of the Exodus, 4me édition, Londres, 1903.
2 Max Muiler. Asien und Europa. pp. 178-179. Grande inscription de Ramsès II a Abou-Simbel, ligne 16; cf. Lepsius. Denkmciler, III, 194.
a Ebers, Durcit Gosen pp. 512 ss.
dans la même vallée, mais plus près encore de Pithom. 1 — Succoth, première station de l'itinéraire de P, est intimement liée à Pithom. Le nom est sémitique et signifie « tentes » ; mais il est probablement l'équivalent de l'égyptien Tekut ou Tukut ou encore Tuku, qu'on lit dans plusieurs des inscriptions découvertes à Tell-el-Maskhuta2 et dans d'autres. Les deux localités semblent avoir été très rapprochées l'une de l'autre. En tout cas, le papyrus Anastasi VI, 4, 14 parle de Schasou (bédouins) d'Edom qui sont venus vers les « étangs de Pithom de Menephtah » qui est Tuku (enti Tku) pour faire paître leurs troupeaux dans les pâturages de Pharaon. Il est vrai que nous lisons dans le même texte que ces nomades « ont passé la forteresse de Menephtah qui est Tuku (enti Tku) » ; aux deux endroits, le nom propre est muni du déterminatif de pays ; dans les textes trouvés à Pithom, il porte le déterminatif de ville. Ne peut-on pas supposer que Tuku représente une région, très voisine de Pithom, plutôt qu'une ville proprement dite ? Nous croyons même que la forme hébraïque, Succoth (les tentes), est primitive, et désigne précisément des campements de nomades asiatiques dans les pâturages de Pithom ; Tuku ne serait ainsi que la forme égyptianisée du même terme. — Avec Etham, « à l'extrémité du désert» (P), nous sortons de l'ouady Toumilat. Une quantité d'identifications ont été proposées qui ne nous retiendront pas. Si l'on veut trouver un rapprochement avec l'égyptien, l'hypothèse de Brugsch et Ebers:l nous semble la plus naturelle ; le nom commun chtm (chelem ou chetam) signifie « forteresse » et désigne tout spécialement la ligne de fortifications que les Pharaons de la quatrième dynastie avaient élevées à l'orient du Delta, entre Péluse et la mer Rouge pour barrer le chemin aux nomades de la Péninsule. Les versions copte et alexandrine d'Ex. XIII, 20 viennent à l'appui de cette hypothèse ; la première a rendu Etham par pe thom « l'enceinte » ; la seconde par le terme grec correspondant 'O&Ú)p,. En outre, dans le catalogue Nomb. XXXIII, 8, il s'agit d'une région « le désert d'Etham », et non d'un point déterminé.
Dans l'itinéraire de P, les Israélites quittent Succoth (Pithom), passent dans le désert et atteignent la ligne des postes fortifiés
La ville aurait été retrouvée par F. Pétrie, en cet endroit : Il y k nos and fsrnëlile Cilies. Londres, 1900.
4 Xaville. The store-cil y of Pilhom, pp. 15, 17-18, 20-21.
3 Ihircfi Gosen. pp. 521-522.
(Etham) ; de là, ils rebroussent chemin. — La deuxième station, Pi-Hakhiroth, est inconnue, de même que les deux points de repère donnés par P, Migdol et Baal-Tsephon ; ce sont deux noms purement sémitiques, dont l'un signifie « tour » et l'autre « Baal (dieu) du Nord». Le Migdol (3fdyôcoAov, Magdolum) des Grecs et des Romains est trop septentrional ; il est à 10 kilomè tres environ au Sud de Péluse, le Tell-es-Samout actuel. Le terme égyptien maktar, fréquent dans les inscriptions, désigne aussi une tour, un fort. Le papyrus Anastasi V, 20, 2, en connaît un élevé par Séti Ier, près de Succoth. 1 On ne sait où placer le sanctuaire de Baal Tsephon, mais il n'était sans doute pas éloigné de Migdol. Nous serions ainsi amenés à placer Pi-Hakhiroth dans le voisinage de Pithom-Succoth. Le nom est égyptien, selon toute apparence. Naville a trouvé à Tell-el-Maskhuta une tablette de Ptolémée II Philadelphe, où est représentée une scène d'adoration : le roi offre ses hommages à plusieurs divinités, entre autres à Osiris, qui réside à Pikeheret ; la grande inscription gravée au-dessous mentionne aussi ce lieu. 2 Ce nom correspond assez bien au Pi-Hakhiroth de nos textes ; le sanctuaire d'Osiris se trouvait près de Pithom.
En résumé, on voit que toutes ces localités, sauf Etham, doivent être cherchées dans l'ouady Toumilat ; la « terre de Gosen » ou le « pays de Ramsès » ont donc un sens assez étroit et étaient en marge de l'Egypte.3 2° La mer. On sait que, d'Ismaïlia à Suez, l'isthme est coupé par deux bassins d'inégale grandeur, le lac Timsah (lac des crocodiles) et les lacs Amers, d'une superficie beaucoup plus considérable ; ils sont séparés par un seuil rocheux, le Sérapêum ; un autre seuil plus élevé, celui de Chaloûf, se trouve entre les lacs Amers et le golfe de Suez. Quand on perça le canal maritime, le bassin des lacs Amers était à sec et couvert de sel ; celui du Timsah ne formait qu'un étang peu profond d'eau stagnante ; mais l'étude des terrains démontra que ces cavités ont été autrefois occupées par la mer. La question a été souvent discutée de savoir si, primitivement et encore à l'époque historique, la mer ne couvrait pas aussi les seuils de
:i' M. Millier."A sien und Europa. p. 134.
2 The store city. pp. 8, 18, 21; texte : pl. VIII et X (ligne 26).
3 Pour la discussion de toutes les hypothèses émises à ce sujet, voir Dill-Ryssel: Exor/xs und Leviticus, pp. 9-13; 148-159.
Chaloûf et du Sérapéum, pour s'étendre jusqu'à l'embouchure de l'ouady Toumilat. Cette opinion a été défendue par Du Bois Aymé, l'un des savants de l'expédition de Bonaparte en Egypte, dans un intéressant Mémoire sur les anciennes limites de la mer Rouge. 1 Il estimait que la mer occupait autrefois toute la partie de l'isthme qui s'étend de Suez à l'extrémité nord des lacs Amers et, pour établir ce fait, il s'est appuyé sur diverses considérations, dont voici les principales : Hérodote (II, 158), dit que du Mont Casius au golfe arabique, il y a 1000 stades ; le mont Casius est situé sur la langue de sable qui forme le lac Sirbonis, à l'Est de Péluse ; on estime qu'Hérodote a employé le petit stade de 100 mètres environ ; la distance serait ainsi évaluée à 100 kilomètres, ce qui, en effet, placerait l'extrémité du golfe arabique à 50 kilomètres plus au Nord qu'aujourd'hui, puisque l'isthme mesure, de Port-Saïd à Suez, 150 kilomètres. A cet argument s'en ajoute un autre, plus sérieux peut-être ; Du Bois Aymé démontre que l'ancienne ville d'Héroopolis — qu'il identifie, non sans raison, avec Pithom de la Bible — était située à Abou-Keycheyd, aujourd'hui Tell-el-Maskhuta ; or, les géographes grecs et romains — Pline, Strabon et d'autres — appellent constamment le golfe arabique Golfe d'Héroopolis (Heroopoliticus sinus, Pl. V, 65 : ô fxv%ôç ôxad*' 'Hçaxov nôAiv, str. XVII. 21); son extrémité septentrionale ne devait donc pas être très éloignée de la ville, et se trouvait par conséquent beaucoup plus au Nord qu'actuellement. Ces considérations, et d'autres de ce genre, parurent concluantes et furent approuvées par plusieurs savants. Naville, en particulier, les a acceptées et développées, en leur donnant l'appui de ses découvertes. D'abord, il est certain qu'Héroopolis et Pithom étaient situées au même endroit ; déjà le texte des LXX, à Gen. XLVI, 28 (mab" 'HQCOCOV noAiv) et celui de la version copte (vers Pithom, ville du pays de Ramsès) le faisaient supposer ; mais Naville a mis au jour deux inscriptions latines qui changent la supposition en certitude ; la première porte, entre autres, les mots ERO CASTRA, précédés de POLIS, qui semble être la finale du nom EROPOLIS ; l'autre, datant de 306 ou 307 après Jésus-Christ, donne l'indication AB ERO IN CLVSMA M
1 Description de l'Égypte, Hm" édition; 1822; XI; pp. 371-381. — L'hypothèse avait déjà été proposée par le géographe français d'Anville : Mémoires sur l'Egypte ancienne et moderne, suivis d'une description du golfe arabique ou de la mer Rouge. Paris, 17(56.
VIIII.1 L'identification Tell-el-Maskhuta-Pithom-Héroopolis est désormais acquise et, puisque cette dernière ville est au bord de la mer — dit-on — la mer devait s'étendre jusqu'à l'entrée de l'ouady Toumilat, englobant les lacs Amers et le lac Timsah.
Poursuivant ses déductions géographiques, le savant genevois chercha à situer Clysma ; d'après Ptolémée, cette ville est un port du golfe arabique ; puisque l'inscription latine la met à 9 milles d'Héroopolis, elle serait à peu près à l'emplacement de Néfîché, tout près du lac Timsah, c'est-à-dire — dans la théorie énoncée — au bord de la mer. Cependant, l'Itinéraire d'Antonin (fin du IIIme siècle de l'ère chrétienne 2) établit qu'entre Heroopolis et Clysma, il y a une distance de 68 milles, ce qui nous amène aux environs de Suez. On tourne la difficulté en statuant l'existence de deux Clysma. 3 La grande inscription de Ptolémée II Philadelphe (280-247), parle de la fondation d'une ville qu'il appelle Arsinoë, du nom de sa seconde femme et sœur ; cette localité était aussi sur la mer Rouge, selon le témoignage des auteurs grecs et latins (Diodore de Sicile I, 85 ; Pline VI, 166). Naville la place au Sud du lac Timsah, c'est-à-dire toujours au bord de la mer. Ces localisations, comme nous le dirons encore, prêtent le flanc à la critique ; mais l'emplacement d'Héroopolis tend à démontrer que le golfe arabique, à l'époque ancienne, s'avançait jusqu'aux environs de cette localité. Ce résultat est considéré comme certain par un grand nombre d'exégètes, entre autres par Dill-RysselHolzinger5, Baentsch Ii, Guthe7 Lagranges La théorie est très commode, parce qu'elle donne au récit biblique du passage de la mer quelque chose de tout naturel ; elle permet en quelque sorte de supprimer le miracle. Le bras de mer, dit-on, devait être très étroit, l'eau peu profonde ; on rappelle que le vent soufflait très fort (d'après J) et qu'il a pu refouler les flots.
Tout cela est très raisonnable, conforme au texte de l'un de nos documents et tout à fait possible.
1 The store city. pl. XI. Naville traduit (p. 22) : depuis Ero jusqu'à Clusma il y a 9 miLLes.
* Ed. Wesseling, p. 170.
« Naville, op. cit., p. 2V
4 Op. cil., pp. 152, ir>!>.
5 Op. cit., pp. 116-117.
fi Op. cit., pp. 116-117.
1 Xeitsc/irif'l des deulschea Paliislina-Yereins, VIII (1885), pp. 220-221.
x Revue biblique, 1900. pp. 76-77, 80.
Mais il est permis de se demander si l'hypothèse Du Bois-Aymé, Naville et consorts est bien établie en fait ou si, en tout cas, elle n'est pas peut-être trop absolue. Les arguments par lesquels on a cherché à la révoquer en doute, ne sont pas méprisables et ils ont été réunis avec soin par Küthmann dans un opuscule que nous ne pouvons passer sous silence. 1 Les raisons invoquées ont paru si péremptoires, que Gressmann, devant l'impossibilité de croire à l'existence de la mer à l'Est du Delta, transporte toute la scène du passage au golfe d'Akaba. 2 Pour suivre cette discussion délicate, il faut rappeler que les Pharaons ont cherché, dès une époque très ancienne, à s'ouvrir une voie navigable sur la mer Rouge, en creusant un canal dérivé du Nil et traversant l'ouady Toumilat. Quel était le point d'aboutissement du canal ?
Etait-ce le lac Timsah ? Dans ce cas, ce lac communiquait avec la mer et celle-ci s'étendait beaucoup plus au Nord qu'aujourd'hui. Etait-ce le golfe proprement dit? Alors l'état de l'isthme était le même que de nos jours. Küthmann essaye de le prouver.
Il établit que le nome de Pithom (le VIIIme) est un des plus récents et qu'il n'a été ajouté à l'Egypte qu'entre le Moyen et le Nouvel Empire ; auparavant, la frontière est du pays s'arrêtait au nome d'Arabie (le XXme), c'est-à-dire à l'Ouest de l'ouady Toumilat, dans la région de la ville actuelle de Saft-el-Henné. non loin de Zagazig. L'ancien canal pharaonique partant de Bubaste (Zagazig) ne se prolongeait pas plus loin que la frontière ; son point terminus pouvait être Tell-el-Rotab ; au delà de ce point, c'était déjà une terre étrangère. Or, on sait que pendant le Moyen Empire, les communications avec la mer Rouge se faisaient, non par l'isthme, mais par l'ouady Hamamat qui relie Thèbes à la mer. Les navires abordaient à Koséir et de là les marchandises étaient transportées dans la capitale par des caravanes qui utilisaient l'ouady Hamamat. 3 Cela étant, il est très surprenant, puisque le canal était creusé jusqu'au centre à peu près de l'ouady Toumilat, que les Pharaons ne l'aient pas prolongé jusqu'à l'extrémité de l'ouady, si la mer s'étendait précisément jusque-là ; un creusage de quelques kilomètres eût suffi pour atteindre la
Die (hlgrenze Aeqy>>lens (Dissertation), 1911.
- Mose und seine Zeit, pp. 414 ss. ; 443-444.
a Inscription de Mentolt-llàtep V (XI' dynastie), dans Lepsius : Denkmuler.
II, 150a: et dans Mémoires de l'Institut français d'archéologie orientale du Caire, tome XXXIV, n" 114, p. 83, ligne 14.
mer libre et on aurait évité ainsi le transport coûteux et pénible par terre ; si on a pris ce dernier moyen, c'est qu'on n'avait pas le choix et si le tronçon de canal ne fut pas exécuté, c'est que la mer était trop éloignée. Ce travail considérable a été probablement fait au début du Nouvel Empire. En tout cas, nous savons que la reine Hatschepsou (XVIIIme dynastie) avait une flotte sur la mer Rouge ; elle organisa des expéditions jusqu'au pays de Pount (la côte des Somalis) ; d'après les dessins de Deir-elBahari, les vaisseaux qui chargeaient les marchandises dans ce pays sont les mêmes que ceux qui venaient les décharger à Thèbes.1 Le canal avait donc été continué jusqu'au golfe et, comme l'isthme n'était pas occupé par la mer, le fond du golfe ne s'avançait pas plus au Nord qu'aujourd'hui. Il faut dire que ce canal s'ensabla, puisque le fils de Psammétique, Nékao (609593) reprit les travaux de creusage, sans pourtant les achever.
Ce n'est qu'un siècle plus tard environ que le travail fut terminé par Darius Hystaspe (521-486). Une description assez détaillée nous en est donnée par Hérodote (II, 158) ; mais un passage essentiel de ce texte peut être traduit de deux manières très différentes : lpaat ôi xaivïtsQd-e dÂlrov Bovfiàouog JIÔAIOÇ naQà lldwvftoV zi]v 'Açaftirjv nÓÂw. iaÉxEt ôè èç rrjv 'EQv{fQr;v »dâaaaav.
(Le canal) s'ouvre un peu au-dessus de la ville de Bubaste, près de Patoumos, ville d'Arabie.2 Puis il aboutit à la mer Erythrée. Les mots naQà IIdwvftov ne signifient pas que Bubaste est situé « près de Patoumos» (Pithom) ; la distance entre les deux villes est considérable ; Hérodote veut bien que le canal partant de Bubaste passe près de Pithom et débouche ensuite dans la mer. Mais Naville3 propose une autre ponctuation du texte : rimai ôè xarúnEQ{fe dÂlrov Bovfidouos ndator. IlaQà liti-covFIOV xi]v 'Aça^H]V jiôAiv èalXEt êç rtjv 'EQv{}QY;v {}dÂaaaav. (Le canal) s'ouvre un peu au-dessus de la ville de Bubaste. Près de Patoumos, ville d'Arabie, il aboutit à la mer Erythrée. On voit que le sens est totalement différent. L'embouchure du canal serait à Pithom même et la mer Rouge s'étendait jusqu'à
1 Diimichen. Die Flotte einer mgyptischen Konigin, Leipzig, 1868; pl. 1-111.
Naville. The Tempel uf Deir-el-Bahari ; Pars III ; Londres, 1898, pl. LXXIILXXV. Breasted. Ancient records of Egypt, Chicago, 1906; n° 252-276. G. Jéquier.
Histoire de la civilisation égyptienne. Paris, 1913; pp. 289-290.
! Il s'agit ici du nome égyptien d'Arabie.
3 Tièe p. 34.
cette ville. Prise isolément, la phrase peut être, à la rigueur, ponctuée comme le propose Naville, bien qu'il faille supprimer le second ai. Mais, replacée dans son contexte, elle ne permet pas une telle modification. En effet, le canal, dit Hérodote, a une longueur de quatre journées de navigation, ce qui est trop pour la distance qui sépare Bubaste de Pithom ; cette indication, en revanche, s'explique beaucoup mieux si la mer est située à l'extrémité sud de l'isthme, comme de nos jours. En outre, après avoir marqué la direction du canal de l'Ouest à l'Est, évidemment le long de l'ouady Toumilat, l'auteur nous apprend qu'il se dirigeait « vers le Midi et le Sud » (nçàg fl,eaaju(1[?Í17v TE xai VÔTOV); il faut donc qu'à partir de Pithom il se soit infléchi au Sud, ce qui serait impossible dans le cas où il aurait rejoint la mer à Pithom même. Enfin, les 1000 stades qu'Hérodote donne à l'isthme peuvent être évalués en stades olympiques de 185 mètres environ ; si on se rappelle que les distances sont calculées non à vol d'oiseau, mais sur le terrain, en tenant compte des routes souvent sinueuses qui relient les points extrêmes, ce chiffre de 185 kilomètres se justifie fort bien, l'isthme ayant, en ligne droite, une largeur de 150 kilomètres. On aboutit ainsi à la conclusion que, selon le témoignage d'Hérodote, le canal de Darius a été creusé dans l'isthme, depuis l'ouady Toumilat, et par conséquent que la mer ne remontait point jusqu'à Pithom. Il est évident que le même résultat est obtenu par l'étude des textes qui parlent des travaux de Ptolémée II Philadelphe. Ce prince fit — ou plutôt refit — un canal qui avait à peu près le même tracé et la même longueur.
Diodore de Sicile (I, 33) nous apprend qu'il aboutissait à Arsinoë: ini xrjg èx^oArjç nÓÂw IlXEt ¡;V jiQoaayoQevoj^év^v'AQaivôrjv. D'après Strabon (XVII, 24-25), il passait par des lacs appelés ?uxçal Aifivai, et qui ne peuvent être que les « lacs Amers » actuels, puis débouchait dans le golfe à Arsinoë : èazïv èxôiôovoa etç ri]v 'Eçv&Qàv xaï zôv Açâ^iov xôÂnov xaxà nôAiv 'Aç>oivôr}v. Arsinoë se trouvait ainsi à une" grande distance d'Héroopolis (Pithom), et à l'extrémité du golfe beaucoup plus au Sud. 1 Au port d'Arsinoë succédèrent ceux de Klysma, puis celui de Qolsum-Suez. On connaît très bien la position de Klysma par les textes d'Ethérie et du diacre Pierre 2 ;
B;pdeke¡', Egypte PI Soudan, IlIme éd.; 1908; carte p. 178, où les ruines d'Arsinoe sont placées un peu au Nord de Suez.
2 Corpus scriptorum ecclesialicorum lalinorum, XXXIX, p. 47, 115-116.
la localité était au bord de la mer, non loin de Suez, cela en conformité avec les indications de l'itinéraire d'Antonin. L'inscription latine découverte à Tell-el-Maskhuta ne peut signifier qu'une chose : la pierre milliaire marquait le neuvième mille entre Héroopolis et Klysma.1 Statuer l'existence d'une autre Klysma située à 9 milles d'Héroopolis est tout à fait inadmissible ; en tout cas, il ne faudrait recourir à cette hypothèse qui si l'on pouvait fournir des preuves irrécusables.
Ces arguments contre la théorie DuBois Aymé-Naville nous paraissent être d'un grand poids. Toutes les difficultés ne sont pas résolues sans doute ; on ne s'explique pas très bien pourquoi, si le golfe était si éloigné d'Héroopolis, il ait quand même porté le nom de cette ville. Quoi qu'il en soit, ce qui nous importe de savoir, c'est l'état de l'isthme au temps où Israël était en Egypte et on ne peut pas descendre plus bas que l'époque 'de Menephtah, fils de Ramsès II (fin du XIIIme siècle av. J.-C. ).
Alors, comme nous l'avons dit, le canal pharaonique traversait l'isthme et la mer ne pouvait pas s'étendre jusqu'à l'ouady Toumilat. Nous interrogerons encore un texte d'une importance capitale pour notre sujet, bien qu'il soit tiré d'un roman : nous voulons parler des Aventures de Sinouhit, qui datent de la XIIme dynastie. 2 Le héros, dans la fuite, se dirige, de Memphis, vers le Nord-Est et rencontre la « muraille des princes », qui a été élevée pour repousser les Asiatiques ; c'était évidemment une forteresse située dans l'ouady Toumilat, à la frontière politique, c'est-à-dire dans la région de Tell-el-Rotab, comme nous l'avons déjà dit. De là, le fugitif reprend sa route vers l'Est et arrive à un lac appelé Km-our, dont les abords sont occupés par des Asiatiques, puisque c'est un de ces étrangers qui vint en aide à Sinouhit. Mais que représente Km-our? Ce ne peut être qu'un lac, car le terme égyptien qui le désigne ne signifie jamais la mer. Ce mot Km-our apparaît déjà dans le texte des Pyramides 3 avec le déterminatif de forteresse ; il se retrouve sur
1 Mommsen. Gesammelle Werke, vol. VI; 1910, DD. (ilO-618.
2 Lepsius, Denknuiler. VI, pl. IOt-108. Alan Il. Gardiner, Litlerarische Texte des millleren Reiclts, dans Hieralische Papyrus ails tlell kg. Museen zu Berlin, 1909. roI. V. G. Maspero, Les mémoires de Sinouhil, dans Bibliothèiiue d'Eludé, Vol. 1,1908. Du même auteur, Les contes populaires de l'!J!/ple ancienne, II" éd., 1889, pp. 95 ss. M. MÜller. Asien und Europa. pp. 38-42.
:i Sethe. Pyramiden texte, 628b.
la stèle de Ptolémée Philadelphe, découverte à Pithom 1 ; dans cette dernière inscription, Km-our n'est pas non plus la mer, puisque la mer Rouge est citée à part et que, du reste, elle est désignée ailleurs sous le nom de « grande verte» comme la Méditerranée ; mais il n'est pas douteux que Km-our soit situé sur l'isthme. Sinouhit, après avoir quitté la « muraille des Princes», ne pouvait que suivre l'ouady Toumilat, où il était déjà ; arrivé à son embouchure, il aborde au lac Km-our, situé sur l'isthme. Ce ne peut être, à notre sens, que le lac Timsah et rien ne prouve que ce lac fût en communication avec la mer, à l'époque où nous transporte le roman de Sinouhit. Cette constatation est du reste corroborée par celles que nous avons faites plus haut à propos de Gosen et des localités égyptiennes où les récits bibliques situent les Israélites. C'est essentiellement l'ouady Toumilat qu'ils ont en vue et l'ouady est séparé du désert sinaïtique par le lac Timsah ; en sortant de la vallée, du côté de l'Est, on rencontre forcément le bassin dont nous parlons. Mais nous ignorons quelle était l'étendue du lac aux temps du Moyen et du Nouvel Empire ; nous pouvons supposer seulement qu'elle était plus grande que de nos jours, car l'ensablement graduel de l'isthme est un phénomène dont il faut tenir compte.
Nous pensons donc que la mer dont il est question dans nos récits représente le bassin nommé aujourd'hui lac Timsah. Qu'on ne s'étonne pas s'il est appelé yâm ( □>) « mer » ; car l'hébreu biblique n'a pas de terme pour nommer spécialement un lac ; le mot yàm sert à désigner la Méditerranée (Jos. XV, 47, etc.), la mer Morte (Gen. XIV, 3, etc.), le lac de Génézareth (Nomb. XIV, 11, etc.), k Nil (Es. XIX, 5, etc.), l'Euphrate (Jér. LI, 36) et même le grand bassin d'airain placé dans la cour extérieure du Temple de Jérusalem (2 Rois XXV, 13, etc.). L'écrit élohiste précise en employant l'expression yam Souph (gio m,) ; le mot souph a un correspondant égyptien : touf ou toufi avec une branche de papyrus pour détermmatif 2 ; la traduction par « mer des roseaux » se justifie pleinement. Mais les roseaux ne croissent pas dans les eaux salées. E, qui connaît bien les choses de l'Egypte, devait entendre par yam Souph un bassin d'eaux douces, peu profond, où les roseaux pouvaient se développer facilement
Xaville. The slore-cil.ji. pl. 10, lignes 20, ±2, 24.
2 M. Miiller. Op. cit., p. 101. Ebers. Op. cil., pp. 532-533.
et en abondance. N'est-ce pas exactement l'état du lac Timsah?
Dans les grandes crues du Nil, les eaux du fleuve arrosaient l'ouady Toumilat et avançaient jusqu'au lac, formant une sorte de marécage très propice à la croissance des ajoncs. Du reste, l'épithète égyptienne de Km-our, qui signifie la noire, s'explique aussi par l'aspect du bassin, ses eaux stagnantes, sa végétation de roseaux. — Mais il faut reconnaître que l'expression yam Souph désigne aussi le golfe élanitique. Il serait intéressant de savoir si E ne donne pas à ce mot un double sens ; à première vue, on serait tenté de le croire ; les passages Nomb. XIV, 25b ; XXI, 4b ; Ex. XXIII, 31, où la « mer des Roseaux » ne peut signifier que le golfe d'Akaba, ont été souvent attribués à E. 1 Mais rien n'est moins certain. La phrase Nomb. XIV, 25b : tournez-vous et partez pour le désert par la mer des Roseaux, n'est pas dans son contexte ; en tout cas, cet ordre n'a pas été exécuté en ce moment puisqu'à Nomb. XX, 14 (E) Israël est encore à Qadès. Mais la phrase se trouve en bonne place et tout à fait compréhensible à Deut. I, 40; Nomb. XIV, 25b, selon toute apparence, est une adjonction de Rd. Nous ferons une même observation à propos de Nomb. XXI, 4b ; la première partie du verset : Et ils partirent de la montagne de Hor, est évidemment de P (cf. XXVI, 22) ; le reste, par le chemin de la mer des Roseaux. etc., serait de E; mais à XX, 21 (E), Israël s'est déjà éloigné du pays d'Edom ; il n'était plus nécessaire de le « tourner». L'incise (( par le chemin de la mer des Roseaux, pour tourner le pays d'Edom », nous paraît aussi une glose de Rd, qui veut harmoniser cet itinéraire avec celui du Deutéronome. En général, nous le reconnaissons, le Deut. dépend de E et celui-ci a la priorité ; pourtant, ce n'est pas une règle absolue et le travail de Rd se traduit en plusieurs endroits. Quant à Ex. XXIII, 31, il appartient au Livre de l'Alliance qui, tout en étant incorporé à E, n'est pas nécessairement du même auteur. Nous ne croyons donc pas que dans l'écrit élohiste se rencontre une double signification de l'expression yam Souph ; celle-ci ne s'applique pas au golfe d'Akaba ; dans les trois textes où E l'emploie, il est question d'une « mer » située près de l'Egypte (Ex. XIII, 18 ; XV, 22 ; Josué XXIV, 6). En revanche, l'itinéraire deutéronimique et, comme nous venons
Dill., Die HiU'/ier Numeri, Deuleranomium und Josua, II"'éd., 1880 ; pp. 78, 118. Dill.-Ryssel, Exortus. p. 283.
de le dire, les textes inspirés par ce document appellent « mer des Roseaux » le golfe élanitique (Deut. I, 40, II, 1) et celui d'Heroopolis (XI, 4). Le sens de yam-Souph, primitivement restreint, s'est étendu à la mer Rouge en général. Cf. 1 Rois IX, 26.
J, dans les récits que nous analysons, dit simplement la mer ; mais il est évident qu'on ne peut pas séparer J de E sur ce point ; du pays de Gosen, les Israélites marchent toute la nuit et, au matin, la catastrophe qui engloutit les Egyptiens se produit ; pas question d'un voyage de longue durée qui conduirait Israël soit à la Méditerranée1, soit au golfe d'Akaba.2 Du reste, J emploie une fois l'expression yam Souph (Ex. X, 19) à propos de la plaie des sauterelles et le contexte démontre, avec une clarté qui ne laisse rien à désirer, que l'auteur veut parler d'une « mer » située à l'Est et à proximité de l'Egypte. P ne parle aussi que de la mer ; sans doute, il a amplifié et dramatisé les événements qu'il rapporte ; mais rien ne prouve qu'il représente une tradition géographique différente des deux autres. Cela est positivement exclu par Ex. XIV, 2 où P mentionne une contremarche des Israélites, d'accord avec E (XIII, 18) ; d'ailleurs, les auteurs influencés de P (cf. Neh. IX, 9) ont compris qu'il s'agit de la mer des « Roseaux » et cette interprétation est tout à fait conforme au récit sacerdotal dans son ensemble.
En résumé, nous pensons que les trois documents J, E, P, n'ont en vue qu'une seule et même mer, et s'il nous semble démontré que l'expression yam Souph désigne le lac Timsah, la conclusion s'impose que la mer, dans le triple récit de la sortie d'Egypte, représente cette nappe d'eau.
1 Cette opinion a été défendue, entre autres, par Sclileiden. (Die Landenge von Sur-, 18T>8j, et par Brugsch (L'Exode et les -monuments égyptiens, 1875). La « mer» serait le lac Sirbonis. Depuis les découvertes de Xaville, Brugsch a reconnu son erreur, et le système est aujourd'hui complètement abandonné.
2 Gressmann. Loc. cit. L'hypothèse est aussi celle de Trumbull.
III
Dans le désert.
Nous passerons en revue ici les textes qui racontent, sommairement sans doute, le voyage d'Israël dans le désert, jusqu'à l'arrivée au pays de Moab. Les renseignements que nous possédons sont assez complets ; ils sont contenus dans nos trois sources principales J, E et P ; de plus, il ne faut pas négliger les précieuses données fournies par le Deutéronome ; enfin, il y a le catalogue de Nombres XXXIII, mais il ne nous paraît pas avoir la même valeur que les autres documents. Comme toujours, P a servi de base à la rédaction des récits d'ExodeNombres et il nous est très utile de retrouver ce cadre, du moins dans ses grandes lignes, pour suivre l'itinéraire qui nous intéresse.
A. DE L'ÉGYPTE A OADÈS1
Si nous envisageons, en effet, le magma Exode XV, 22-Nombres XX, 1, dans sa structure actuelle, nous nous trouvons en présence d'une grande confusion de données géographiques, et le seul fil conducteur un peu solide que nous puissions utiliser se rencontre dans P. Nous ne préjugeons pas la question de savoir si l'itinéraire qu'il propose est acceptable et répond à la réalité ; nous disons seulement qu'il jalonne la route d'une manière systématique et régulière en employant presque toujours les mêmes formules (et ils partirent de et arrivèrent à
ou bien : et ils campèrent à .), si aisément reconnaissables.
D'Etham, Israël ne prend pas directement le chemin de Canaan, mais retourne en arrière (Exode XIV, 2) ; puis, après le passage de la mer, pénètre dans le désert. Nous avons ensuite une
1 Pour cette partie de l'itinéraire, consulter la carte n° 1.
série de stations qui forme une trame géographique dans laquelle sont disposés des récits et des groupes de lois de divers genres. D'abord Elim ; l'arrivée à cette localité manque dans P ; mais elle devait s'y trouver, car à XVI, 1, on part d'Elim et on atteint le désert de Sin, qui est entre Elim et le Sinaï. Puis on campe à Rephidim, XVII, 1. Trois mois après la sortie d'Egypte, on est au désert du Sinaï, XIX, 1-2a. Ici est inséré un gros bloc de lois, de diverses provenances, qui forme presque toute la fin de l'Exode, le Lev. en entier et les premiers chapitres des Nombres (Exode XX-Nombres X, 10). Au deuxième mois de la seconde année, Israël quitte le désert du Sinaï et arrive au désert de Paran, Nombres X, 11-12 ; de là part l'expédition des explorateurs en Canaan (XIII, 3, 26a) et les 40 ans de séjour au désert s'écoulent en cet endroit (XIV, 34). La suite est à XX, la ; ce texte est altéré en ce qui concerne la date indiquée ; il faut peut-être lire : au premier mois de la 40me année ; quoi qu'il en soit, Israël est arrivé au désert de Tsin1 et, d'après le catalogue (XXXIII, 36) qui s'inspire surtout de P, le désert de Tsin est Qadès. Tout le passage Nombres XX, 1-13 offre un problème critique très compliqué, 2 dont nous devons donner ici les éléments pour des raisons qu'il sera facile d'entrevoir plus loin. A la lecture attentive de ce texte, on se convainc qu'il renferme, à côté de fragments de P, quelques lambeaux de J et un de E. Si nous éliminons ces derniers éléments, il reste un récit assez suivi, bien que sa restitution ne soit pas absolument satisfaisante en tout point. la Toute l'assemblée des enfants d'Israël arriva au désert de Tsin au premier mois [de la ktyne année ]3. 2. Il n'y avait pas d'eau pour l'assemblée et ils se réunirent contre Moïse et contre Aaron, 4 3b en disant: Si seulement nous avions péri comme nos frères devant .Iahvé! 4. Pourquoi avez-vous conduit l'assemblée de Jahvé
1 On s'étonne que Weill (op. cit., pp. 109-110) ait confondu ce désert avec celui de Sin, mentionné plus haut ; toutes ses conclusions reposent donc sur une étrange erreur.
4 Baentsch, op. cit.., pp. 564-566. Cornill, Zeitschrift fur die alltestamentlische Wissenscha{t. IX (1891), pp. 20-34.
:1 Le v.b n'est pas de P. La phrase : Lli mourut Mirjam et elle fut enterrée là, est sûrement de E, qui seul mentionne Mirjam. La notice : et le peuple séjourna à Qadès, est peut-être de J (Wellhausen, Cornill).
4 le v. 3": et le peuple querella Moïse et ils dirent, est tiré textuellement de Ex. XVII, 2 (J) où la phrase est dans un meilleur contexte.
dans ce désert pour mourir là, nous et notre bétail ? 1 6. Et Moïse et Aaron quittèrent l'assemblée pour aller à l'entrée de la tente d'assignation, et ils tombèrent sur leur face et la gloire de Jahvé leur apparut. 7. Et Jahvé dit à Moïse: 2 8b Convoque l'assemblée, toi et Aaron ton frère et vous parlerez au rocher, devant eux et il donnera ses eaux 3 et tu abreuveras l'assemblée et leur bétail.
10. Et Moïse et Aaron convoquèrent l'assemblée devant le rocher. [et dirent] Est-ce que nous pouvons vous faire sortir de l'eau de ce rocher ? [et Jahvé] leur dit : Eh bien ! écoutez, rebelles!. 11e et l'assemblée but, ainsi que leur bétail. 12. Et Jahvé dit à Moïse et à Aaron : Parce que vous n'avez pas cru en moi pour me sanctifier aux yeux des enfants d'Israël, vous ne conduirez pas cette assemblée dans le pays que je leur ai donné. 13.
Ce sont les eaux de Mériba-Qadès, où les enfants d'Israël querellèrent Jahvé, et où il se fit connaître à eux comme Saint. 5 Comme on le voit, ce récit, malgré ses obscurités, raconte l'origine de la célèbre source de Qadès ; il l'attribue à Jahvé luimême, après le refus de Moïse et d'Aaron de parler au rocher.
Arrivés dans cette localité, les Israélites assistent au prodige et sont désaltérés miraculeusement.
1 Le v. 5 est un doublet du v. 4. On l'attribuera à J E. En tout cas les derniers mots : Il n'y avait pas d'eau à boire sont de J, et sans doute repris d'Ex.
XVII, 1b.
2Prends le bâton! n'est pas de P, malgré Cornill. Il ne peut être question de la verge d'Aaron, déposée dans la tente du témoignage (Nomb. XVII, 25, P). Que Rp, qui a modifié et complété le récit, ait eu cette idée, c'est possible ; mais il s'agit ici du bâton magique de Moïse, par lequel il opère des miracles. Il appartient à E. Même observation à propos des v. 9 et llab, qui font suite à 8a«. Du reste, ces éléments élohistes sont très probablement tirés d'Ex. XVII, 5b, 6a (E).
:¡ L'incise : et tu feras sortir pour eux des eaux du rocher, est un doublet ; est-il de E?
4 Dans sa teneur actuelle, le v. 10 est obscur. Moïse accuse le peuple de rébellion, tout en exprimant lui-même un doute sur l'efficacité du moyen proposé par Jahvé pour avoir de l'eau. En outre, au v. 12, ce sont Moïse et Aaron que Jahvé accuse de manquer de foi. Cornill a émis l'idée très juste que, dans le récit primitif, Moïse et Aaron devaient parler au rocher (v. 8b) ; mais ils s'y refusent et ils sont punis. De plus, Cornill suppose qu'après le refus de ses serviteurs Jahvé ordonne à Moïse de prendre le bâton. Nous pensons que c'est une erreur, les w.
qui font intervenir le bâton ne sont pas de P. Nous croyons plus simple de transposer les éléments du v. 10b et d'admettre qu'il y a une lacune dans le récit, comblée par Rp au moyen de E.
5 Ce verset contient aussi des éléments de J : « enfants d'Israël », « quereller», cf. Ex. XVII, 7 (J). En outre l'expression : « il se fit connaître comme Saint », (ïinp1) est évidemment choisie pour expliquer l'étymologie de Qadesch (UHp) ; il est donc permis de restituer ce nom après Meriba, comme à Nomb. XXVII, 14 (P).
Nous constatons ainsi que, dans P, l'itinéraire, tracé dans les grandes lignes, est le suivant : Egypte-Sinaï-Qadès. Nous connaissons les deux points extrêmes de cette route. La question de la localisation du Sinaï de P nous occupera plus loin. Pour le moment, le problème qui s'offre à nous est le suivant : Etant donné que P a servi de cadre à Rp pour la structure actuelle des récits d'Ex.-Nomb., ne doit-on pas retrouver le même itinéraire général, le même plan de voyage — Egypte-Sinaï-Qadès — dans les autres documents J et E, placés dans le cadre de P ?
Or, il n'en est rien et nous touchons ici un point de critique qui soulève de longues et savantes discussions. En effet, portons notre attention sur le récit Ex. XVII, 1 b/?-7 : c'est l'épisode de Massa et Meriba que la plupart des critiques, depuis Wellhausen,1 placent à Qadès. Le texte est de J E ; mais il est très difficile d'isoler l'apport de chacun des documents. Un bon critère serait la présence du double nom propre, Massa appartenant à un document, Meriba à l'autre. Ainsi procèdent von Gall, 2 Baentsch,3 Holzinger4 ; une double appellation d'un même lieu est en effet singulière. Toutefois, le plus ancien texte qui fasse allusion à cette localité donne les deux noms : Deut. XXXIII, 8, qui est en tout cas antérieur à la réunion de J et E, et il est impossible de savoir si J, par exemple, ne connaît pas déjà, lui aussi, la double appellation. Pour autant que nous pouvons en juger, et en tenant compte des éléments constitutifs du texte, nous dirons que le v. 2, où il est question de quereller et de tenter, a pour répondant le v. 7, où se trouvent Massa (tentation, épreuve) et Meriba (querelle) et comme les v. 3-6 portent des traces indéniables de E, nous pouvons attribuer à J les vv. 2 et 7, auxquels il faudra joindre encore v. lb0, qui est l'introduction naturelle du v. 2. Ajoutons-y encore quelques éléments jahvistes, parsemés dans le corps du récit, et nous aurions ainsi, sous toutes réserves, le double texte suivant :
Proleqomena zur Geschichte Jsraels, p. 348.
Altisraëlilisc/ie Kultstiitte, p. 32.
3 Op. cit., pp. 156 ss.
4 Exodus, p. 55.
J
lb^ et il n'y avait pas d'eau à boire pour le peuple.
2. Et le peuple querella Moïse et dit : Donne- (LXX) nous de l'eau et nous boirons. Et Moïse leur dit : Pourquoi me querellez-vous ? Pourquoi tentezvous Jahvé?.
5ap [Et Jahvé dit à Moïse :] Prends quelques-uns des Anciens
6bfl et Moïse fit ainsi devant les Anciens d'Israël. 7. Et il appela le nom du lieu Massa et Meriba parce que les enfants d'Israël avaient querellé (Moïse) et tenté Jahvé en disant : Jahvé est-il au milieu de nous, ou non ?
E
3. Et là le peuple languit de soif après l'eau et le peuple murmura contre Moïse et dit : Pourquoi nous as-tu fait monter d'Egypte pour me faire mourir de soif avec mes fils et mes troupeaux? 4. Et Moïse cria à Jahvé, disant: Que ferais-je à ce peuple? Peu s'en faut qu'ils ne me lapident.
5aa. Et Jahvé dit à Moïse: Passe devant le peuple ; prends dans ta main le bâton avec lequel tu as frappé le Nil, et tu iras
6aba. Et moi, je me tiendrai debout là sur le Rocher [en Horeb] et tu frapperas le Rocher, et les eaux sortiront et le peuple boira.
a) En ce qui concerne J, nous n'en avons plus, on le voit, que des lambeaux ; seuls le commencement et la fin ont été conservés ; le récit du miracle lui-même a été supprimé au profit de E..
On a essayé de le reconstituer en utilisant des éléments jahvistes disséminés dans nos textes, en particulier ceux qui se trouvent, dit-on, dans le bloc Nomb. XX, 1-13, que nous analysions plus haut. Mais les tentatives de ce genre sont périlleuses et ne sem-
blent pas avoir réussi. Cornill1 emploie exclusivement les fragments de Nomb. XX (surtout le v. 5) qu'il croit pouvoir attribuer à J ; mais la preuve de cette appartenance n'est pas fournie.
Toutefois, l'essai de Cornill a un grand mérite, à notre sens, celui de transposer le récit jahviste d'Ex. XVII à Nomb. XX, c'està-dire à sa vraie place, à Qadès. Les reconstitutions proposées par B. Luther 2 et, après lui, mais avec quelques modifications, par Weill, 3 nous apparaissent comme bien fantaisistes. Le procédé consiste à ajouter à Ex. XVII quelques lambeaux de phrases extraits de Nomb. XX, en particulier le v. 1 a (1 (et le peuple demeura à Qadès), afin de démontrer que, dans la tradition jahviste primitive, Israël passa sans autre arrêt de l'Egypte à Qadès. En outre Weill, à la suite de Wellhausen, 4 détache la phrase Ex. XV, 25b (là il leur donna une loi et une règle et là il l'éprouva « ildj ») pour l'attribuer à Ex. XVII, comme explication de Massa. Mais la phrase n'est pas sûrement de J. Baentsch l'attribue au rédacteur deutéronomique ; d'autres critiques la donnent à E ; de plus, l'explication de Massa se trouve déjà, dans J, précisément à Ex. XVII, 2-7 ; une seconde est inutile. Nous avons en tout cas l'impression que ces reconstitutions sont factices et laissent une trop grande place à l'arbitraire.
D'autre part, s'il nous est impossible de rétablir le récit de J sous sa forme première et originale, nous n'irons pas jusqu'à dire que les éléments jahvistes d'Ex. XVII ne sont que le fait d'un rédacteur et peut-être d'un glossateur. C'est l'opinion de Lagrange; 5 mais ces passages n'ont nullement l'apparence et l'allure des gloses ; ils sont indispensables à l'intelligence du texte ; la pointe du récit réside dans la transmission du nom propre avec son explication ; si ceci n'est qu'une glose, on se demande en quoi consistait le texte à gloser. — Nous croyons devoir envisager ces fragments jahvistes comme les restes d'un véritable récit par lequel l'auteur attribuait à un miracle l'origine de la source Massa et Meriba. Le peuple querelle Moïse et
1 Dans l'article cité plus haut, p. 33.
2 Ed. Meyer. Die Israël!ten., p. 117. L'auteur n'est pas très sur de sa restitution du récit ; il ne la donne qu'en note, tout en observant qu'il est impossible de retrouver le texte primitif de J.
:t Op. cit., p. 77.
4 Pralegomena., p. 340.
6 Revue biblique, 1899, p. 384.
tente Jahvé, en doutant de sa puissance. Jahvé intervient et par l'intermédiaire de Moïse un miracle se produit, en présence des anciens, et le peuple peut enfin se désaltérer. Il faut sans doute se contenter de deviner la succession des événements et on ignorera toujours à quel miracle la source doit son origine.
Mais cette lacune est due à Rje, et il nous transmet les éléments d'un récit qui a existé autrefois à l'état complet.
Or, Massa et Meriba est sans contredit Qadès. Nous rencontrons les expressions Meribath-Qadesch à Nom. XXVII, 14; Deut. XXXII, 5, XXXIII, 2 (texte corrigé) ; Me-Meriba, les « eaux de Meriba », à Nomb. XX, 13 et 24. Massa est aussi mentionné tout seul à Deut. VI, 16, IX, 22, sans relation avec Qadès ; mais Deut. XXXIII, 8, comme nous l'avons dit, le met en parallèle avec Meriba, pour marquer l'identité des localités. Notons en-
core qu'à Gen. XIV, 7, Qadès est appelé En Michpat, la « source du droit », épithète dont nous chercherons plus loin à déterminer le sens.
b) Le récit de E est plus complet ; la fin manque, mais on comprend aussitôt que l'auteur veut aussi raconter l'histoire d'une source merveilleuse. Mais quelle source ? Cornill, 1 qui rapporte ce texte à Massa seul, s'appuie sur la phrase XV, 25b ( et là, il l'éprouva) qu'on lit dans le récit de Mara, pour émettre l'idée que E avait primitivement combiné les deux histoires de Massa et de Mara, mais que la première a été détachée de son contexte par Rd. Cette solution est peu satisfaisante.
L'épisode de Mara est d'un autre genre ; il s'agit de la purification d'une source, tandis que notre récit met l'accent sur la création d'une source. De plus, quand le Deutéronome parle de Massa (VI, 16; IX, 22), il ne fait aucune allusion quelconque à Mara et on reconnaît en général que D travaille sur E.
Pour savoir de quelle source il est question, il faut se rappeler que Nomb. XX, 1-13 — histoire de Meriba-Qadès — contient plusieurs éléments élohistes qu'on retrouve à peu près identiques à Ex. XVII, 3-6, ce qui nous conduirait déjà à penser que E a aussi l'intention de raconter l'histoire de la source de Qadès.
S'il en est ainsi, doit-on admettre que E a raconté deux fois cet épisode : une fois à Ex. XVII, l'autre à Nomb. XX ? Baentsch
1 Article cité, pp. 32-33.
est disposé à le faire, tout en remarquant que cette réduplication est étrange. 1 Weill est du même avis, mais avec moins de prudence ; il propose une solution plus compliquée encore que le problème lui-même et dont voici les grandes lignes. 2 E travaille exclusivement sur J2, lequel, comme nous le dirons encore, aurait intercalé le voyage au Sinaï, qui ne se trouvait pas dans J ; étonné de rencontrer avant le Sinaï la mention de Qadès (dans le récit jahviste primitif d'Ex. XVII), E aurait tout simplement mutilé ce récit en supprimant en particulier le nom de Qadès qui le gênait ; mais, pour ne rien perdre de ce que J2 lui fournissait, il aurait rétabli d'une manière presque parfaite, « intégralement», le récit de la source après le Sinaï, à sa place naturelle, c'est-à-dire à Nomb. XX. Cette combinaison repose sur une série d'à priori que nous ne pouvons examiner ici en détail ; nous en parlerons plus loin. Disons seulement qu'il n'est pas prouvé du tout que E travaille sur J2. De bons critiques admettent même la priorité de E sur J ; ils peuvent se tromper ; mais, en tout cas, on ne peut pas nier absolument l'indépendance de E pour en faire un copiste servile et inhabile de J2 ; et puis, comment comprendre que E mutile un récit pour le rétablir « intégralement » ailleurs ? N'était-il pas plus simple de le transporter à sa nouvelle place tel quel, sans changement, puisque E se contente de transcrire docilement le document qu'il a sous les yeux ? Mais on objectera surtout le fait que Nomb. XX, 1-13, ne contient pas un récit intégral de E ; ce ne sont que des fragments épars qui ne donnent aucune idée d'ensemble. En réalité, nous n'avons qu'un récit élohiste de la source ; c'est celui d'Ex. XVII, 3-6; les lambeaux insérés dans Nomb. XX, 1-13, qu'ils soient de E ou de J, ne sont que des gloses destinées à compléter et aussi à modifier la narration primitive de P ; elle parlait d'une rébellion de Moïse et Aaron, comme nous l'avons dit ; en introduisant dans le texte la mention que Moïse a frappé le rocher sur l'ordre de Jahvé, Rp cherche à justifier le héros national et à le laver de tout reproche de désobéissance ; or, ce thème se rencontre à Ex. XVII, 3-6 et ce n'est que de là que Rp a pu tirer les éléments avec lesquels il voulait gloser le récit de P. Nous pouvons ainsi les laisser de côté et ne fixer notre attention que sur Ex. XVII, 3-6.
1 Op. cil., p. 566.
2 Op. cil., pp. i>7-98.
L'hypothèse qu'ici E raconte bien l'histoire de la source de Qadès nous paraît entièrement confirmée par le fait que le rédacteur Rje a bloqué ce récit élohiste avec celui de J qui nous transporte sûrement à Meriba-Qadès. Pour Rje, les deux récits parlent d'une seule et même localité, d'une seule et même source ; c'est la raison pour laquelle le compilateur les a combinés d'une façon si étroite qu'il est bien difficile d'en isoler exactement les deux textes. Rje, dira-t-on, a commis une erreur ; c'est possible, évidemment ; mais on conviendra qu'il était aussi bien renseigné que nous et que sa connaissance des textes et des localités égalait en tout cas la nôtre. Il est toujours imprudent, surtout en ces matières, d'accuser les autres d'ignorance. Pourtant une difficulté demeure, c'est la mention de l'Horeb du v. 6, qui est plus que surprenante. D'abord l'expression « en Horeb » est vague ; que signifie en effet : « sur la rocher en Horeb ? » Le rocher est-il au pied de l'Horeb ? ou bien est-ce un pic d'un groupe de montagnes qui porterait le nom général d'Horeb ? Aucun texte ne le dit ; ou bien encore, faudrait-il identifier le Rocher et l'Horeb ? mais l'Horeb, dans E, est une montagne véritable, désignée par le mot har, et non un simple rocher. A cette obscurité d'expression, s'ajoute le fait que dans l'itinéraire de E, Israël ne parvint à l'Horeb que plus tard, à Ex. XIX, 3b, car le chap. XVIII n'est pas en bonne place ; s'il est démontré que l'auteur raconte le miracle de la source de Qadès, nous ne sommes pas à l'Horeb, toujours soigneusement distinct de Qadès. Enfin, le Deut. (IX, 21-22), dépendant de E, distingue aussi Massa de l'Horeb. Il nous paraît ainsi très probable que l'indication « en Horeb » est une glose; 1 le Rocher miraculeux, dans la pensée du glossateur, ne pouvait se trouver qu'à la montagne sacrée.
Si nous ne nous sommes pas trompé, nous devons constater que le plan général du voyage dans J et E est le suivant : Egypte-Qadès-Sinaï (J Ex. XIX, llb) ou Horeb (E Ex. XIX, 3b).
Or, nous avons déjà dit que pour P le thème est au contraire : Egyple-Sinaï-Qadès. Qui a raison ? Laquelle de ces traditions est préférable ? Les critiques qui ont suivi Wellhausen2 se
1 De même pour Baentsch, op. cil., p. 160, et pour Holzinger, op. cil., p. 55.
2 Entre autres von Gall, Baentsch, Ed. Meyer, Weill.
prononcent pour la première et pensent que, du moins dans l'itinéraire de J, les Israélites se sont rendus directement de l'Egypte à Qadès, sans passer par le Sinaï. Nous avons toujours été extrêmement surpris de voir qu'aucun d'eux ne s'est posé la question de savoir si le récit J E de la source de Qadès est bien à sa place dans nos textes actuels. Ce point mériterait pourtant d'être fixé, avant de conclure. On sait que les transpositions — souvent arbitraires — sont fréquentes et la critique a raison de chercher à rétablir la succession naturelle et logique des faits, là où elle rencontre un désordre véritable. Ne seraitce point le cas en ce qui concerne l'épisode J E relatif à Qadès ?
Nous le croyons. Il nous semble impossible de s'expliquer comment Rp, en combinant J E et P, et en travaillant sur le plan Egypte-Sinaï-Qadès de P, ait pu superposer à ce plan, dont il devait admettre l'exactitude, cet autre dispositif tout différent, sans remarquer la contradiction : Egypte-Qadès-Sinaï. Si Rp avait ignoré que le récit J E de la source se rapporte à Qadès, on comprendrait son inadvertance ; mais il n'en est rien ; il sait que cet épisode se passe à Qadès, puisqu'il lui emprunte des éléments au moyen desquels il restaure la narration de P à Nomb. XX ; ce serait donc, le sachant et le voulant, que Rp aurait transcrit deux fois la même histoire ; d'abord tout au début du voyage et ensuite tout à la fin. Est-ce admissible ? Nous avons remarqué plus haut que Cornill transpose à Nomb. XX les fragments jahvistes d'Ex. XVII. D'autre part, Lagrange estime que le récit élohiste d'Ex. XVII — pour lui, l'épisode de Massa — a été avancé par le rédacteur, et il se montre disposé à le placer après ceux de l'Horeb. Nous ferons un pas de plus et nous dirons que tout le bloc Ex. XVII, 1 hP-7, que Rp a connu sous sa forme combinée, devait être placé après les récits sinaïtiques, cela en conformité avec le document P. Ce n'est pas du reste une pure hypothèse. Le Deut. (IX, 21-22), qui devait avoir pour cela ses motifs, et qui, encore une fois, représente en bonne partie la tradition élohiste, place Massa après l'Horeb et non avant, comme on devrait s'y attendre si Ex. XVII, lb 0 -7 était au bon endroit. Où Rp avait-il intercalé ce texte ? Nous ne pouvons le dire avec certitude ; peut-être à Nomb. XIII, 26b, fragment élohiste mutilé où se rencontre pour la première fois le nom de Qadès dans E. Qui a détaché ce récit de sa place primitive pour le bloquer à l'endroit où on le lit aujourd'hui, et
quels furent les motifs de cette transposition ? Nous l'ignorons absolument.
Maintenant que nous avons fixé les principaux jalons de la route et que ces jalons nous paraissent être dans les trois traditions J, E et P, l'Egypte, le Sinaï (Horeb) et Qadès, nous pouvons poursuivre notre analyse et tracer l'itinéraire de chacun de nos documents.
1° L'itinéraire de J.
Le document jahviste est fragmentaire en ce qui concerne le voyage au Sinaï et à Qadès. Il présente certainement des lacunes et, à lui seul, il nous donne une idée assez vague de l'itinéraire adopté par Israël. C'est une erreur, à notre sens, de croire, comme certains critiques, que les renseignements de J nous suffisent pour dégager d'une façon définitive la plus ancienne tradition géographique de l'Exode. Nous possédons heureusement d'autres données, ailleurs que dans J, qui nous permettront de fixer quelques-uns des points les plus importants. Nous les examinerons plus loin. Pour le moment, il nous paraît de bonne méthode de nous en tenir exclusivement aux textes de J, malgré leur imprécision.
A partir du passage de la « mer » (Ex. XIV, 31) commence la traversée du désert. Nous avons déjà remarqué que lors de la révélation au Buisson, Moïse reçoit l'ordre de ramener les Israélites hors d'Egypte et de faire pour cela un chemin de trois jours dans le désert (III, 18, J) ; cette injonction est répétée textuellement V, 3, VIII, 23 (J). S'il nous était possible de retrouver la mention et l'exécution de cet ordre dans les récits jahvistes qui suivent la sortie d'Egypte, nous aurions un fil conducteur de première importance. Von Gall1 a eu le mérite d'attirer l'attention de la critique sur le passage XV, 22, où il est question de ce voyage de trois jours, et il attribue le verset tout entier à J ; toutefois, Ed. Meyer 2 fait observer avec raison que la phrase n'est pas d'un seul jet ; le va, avec la mention de la « mer des Roseaux » et du désert de Schur, serait de E ; la fin du v., qui parle encore une fois du désert, est attribuée à .1.
1 Altisraëlitische Kultstiitte, p. 9.
s Op. cit., p. 61, note.
Baentsch et Holzinger ne se prononcent pas ; ils reconnaissent seulement que le passage porte à la fois des caractères de J et de E. En donnant à J tout le verset ou la fin du verset : et ils allèrent trois jours dans le désert et ils ne trouvèrent pas d'eau, l'intention de von Gall et Meyer est de rattacher ce texte à XVII, 1 b"p et ss., c'est-à-dire au récit de Massa et Meriba, et ils prétendent pouvoir ainsi démontrer que, dans l'ancienne tradition jahviste, le voyage de trois jours conduit Israël directement à Qadès où se produit le miracle de la source. Cette phrase serait la soudure qui relie dans J les récits de la sortie d'Egypte et celui de l'arrivée à Qadès. En outre, comme l'ordre formulé III, 18, V, 3 et VIII, 23 de faire un chemin de trois jours a pour but de ramener Israël au Buisson, Ed. Meyer conclut à l'identité du Buisson avec Qadès. 1 Enfin, puisque c'est au Buisson, dit-on, que s'est livré le fameux combat divin, raconté Ex. IV, 24-26,2 à la suite duquel Moïse devient le détenteur des secrets de Jahvé, et puisque Deut. XXXIII, 8 nous apprend que Moïse a lutté avec Jahvé à Massa et Meriba pour obtenir, comme prix du combat, YUrîm et Tummîm, c'est-à-dire l'oracle du Dieu, on rapproche ces deux combats l'un de l'autre 3 et même on les identifie ; 4 il s'ensuit que Qadès est à la fois le lieu du miracle de la source, l'emplacement du Buisson et le théâtre du combat par lequel Moïse serait devenu le fondateur de la religion jahviste, et, par le don de l'oracle divin, l'ancêtre de la caste sacerdotale. C'est donc en cet endroit fameux entre tous que la tradition jahviste conduirait Israël immédiatement après la sortie d'Egypte par un chemin de trois jours.
Ces observations de Meyer contiennent une bonne part de vérité, en particulier celles qui ont pour objet l'important passage Deut. XXXIII, 8, sur lequel nous reviendrons encore. D'autre part, pour ce qui a trait au problème géographique proprement dit, la doctrine du critique allemand est ruinée par la base, s'il est démontré, comme nous le pensons, que le morceau Ex. XVII, lbfl -7 n'est pas dans son contexte et doit être reporté plus loin. Mais, à supposer même que ce récit doive
1 Die Jsraëliten., pp. 61, 62. Weill., op. cit., pp. 74, 75, reproduit intégralement cette interprétation sans la discuter.
2 Voir p. 375 ce que nous disions à ce suiet.
3 Ed. Meyer, op. cit., pp. 51-59.
4 Weill., op. cit., p. 74.
être maintenu à sa place actuelle, est-il bien certain qu'Ex. XV, 22b soit le lien cherché entre l'ordre de faire un chemin de trois jours et l'arrivée à Massa et Meriba ? Nous avons peine à le croire. La fin du verset et ils ne trouvèrent pas d'eau serait dans ce cas un doublet du commencement de l'autre récit XVII, lb /? :
et il n'y avait pas d'eau à boire pour le peuple. 1 Or, cette dernière phrase paraît absolument nécessaire comme introduction au récit lui-même, XVII, 2: et le peuple querella Moïse., etc.
Il faut donc retrancher du texte jahviste la première phrase : et ils ne trouvèrent pas d'eau ; celle-ci ne peut appartenir qu'à E, puisque, dans ce verset, il n'y a pas trace de P ; elle est l'introduction naturelle du récit de Mara, v. 23 ss. (E) ; il n'y a pas contradiction entre le fait de ne pas trouver d'eau et celui de ne rencontrer que de l'eau imbuvable. Le v. 22 est donc de E sauf les mots : et ils marchèrent trois jours dans le désert, qui sont de J. On ne peut s'empêcher en effet, comme l'a fait von Gall, de remarquer l'étroite corrélation entre cette marche de trois jours et l'ordre divin de faire une marche de trois jours pour venir offrir un sacrifice à Jahvé dans le désert, III, 18, V, 3 et VIII, 23. Sans doute, une indication semblable se trouve dans E à Nomb. X, 33 ; mais, sans compter que la formule n'est pas tout à fait la même, il s'agit là du départ de l'Horeb pour Qadès ; en outre, dans le récit élohiste de la première révélation divine à Moïse (Ex. III, 9-14), aucun ordre n'est donné concernant le chemin de trois jours. On peut ainsi conclure que la phrase : et ils marchèrent trois jours dans le désert appartient bien à J et formule l'exécution de l'ordre précis que J seul nous rapporte. Mais — et c'est sur ce point que nous voudrions insister — si ce texte est jahviste, l'auteur n'a pas en vue une localité où doit s'opérer le miracle de l'eau ; en d'autres termes, le chemin de trois jours conduit Israël simplement dans le désert en un point qu'il faudra déterminer et non pas spécialement et nécessairement à Massa et Meriba, c'est-à-dire à Qadès.
Mais puisque, par l'analyse de la formule employée ici et par le fait que l'épisode de Massa et Meriba n'est pas en bonne place, le voyage de trois jours ne. peut pas nous conduire à Qadès, quel en est le but? Evidemment le Buisson, cela en conformité avec l'ordre donné par Jahvé, et on voit aussitôt que le
1 Haentscli, op. cit., p. 141.
Buisson n'est pas Qadès. Du reste, il serait étrange que la même tradition ait identifié le miracle de l'eau et le miracle du feu.
Ces deux thèmes sont entièrement différents. Qadès est une source en plein désert, véritable miracle de la nature ; et qu'on en ait rattaché l'origine à un prodige, rien de plus naturel. Le Buisson est autre chose ; c'est le lieu de la révélation divine dans la flamme, et l'un des deux mythes exclut l'autre. Nous avons donc à chercher où est l'emplacement du Buisson sans plus nous inquiéter de Qadès, avec lequel il n'a rien à faire.
Depuis la mention du chemin de trois jours (XV, 22), J ne fournit plus aucune indication géographique jusqu'au Sinaï, chap. XIX. Nous possédons au chap. XVI un récit jahviste de l'envoi de la manne, tressé dans une autre narration appartenant à P et relative au don des cailles et de la manne. L'apport de chacun des. documents n'est pas établi avec certitude. L'histoire des cailles et de la manne de P est racontée essentiellemet dans les vv. 2-3, 6-7, 9-12, 16-20, 22-26, 31-36; mais il est permis de se demander si l'unité de composition de ce groupe est bien solide. En tout cas, Dillmann,1 suivi par Baentsch 2 et Holzinger,3 a démontré que ce récit de P n'est pas en place ici ; il suppose l'existence du Tabernacle (vv. 9, 10, 33), et doit être reporté après Nomb. X. Quant aux éléments jahvistes, la plus grande incertitude règne encore sur leur provenance exacte. Les uns4 n'y voient que des gloses très postérieures destinées à compléter le texte de P. Les autres estiment que ces fragments font partie constitutive de J ou J E ; Baentsch est de cet avis, mais il remarque que le récit a pu être corrigé par une main postérieure.5 On voit combien il serait imprudent d'affirmer qu'ici le document J, dans sa forme primitive, aurait été coupé pour reprendre plus loin à Nomb. XI et que, entre ces passages, l'épisode du Sinaï (Ex. XIX) serait une intercalation secondaire que la tradition ancienne ignorait totalement.
On ne peut pas souder sans autre Nomb. XI à Ex. XVI et faire
1 Dill.-Ryssel, op. cit., p. 181.
2 Op. cit., pp. 144-145.
3 Op. cit., p. 54.
4 Kuenen, Theologisch Tijdschrift XIV, pp. 281-302; Jülicher, Jahrbïœher ¡ïil' protestcintische Theologie, VIII, pp. 279-294. Cette hypothèse est aussi, en partie du moins, celle de Holzinger, op. cit., p. 54.
5 Op. cit., p. 155.
du premier le prolongement nécessaire du second. En réalité, Nomb. XI contient un récit très vivant, très pittoresque de l'envoi des cailles et il appartient certainement à la couche ancienne de J ; s'il rappelle le don de la manne (vv. 5-6), rien ne prouve que ce soit une allusion directe à Ex. XVI ; la description de la manne à Nomb XI, 7-9 se rapproche beaucoup plus de celle de P que de celle de J ; comp. Ex. XVI, 23, 31 ; il est vrai que ce dernier passage a l'apparence d'une glose ; mais il n'en reste pas moins que J. pouvait très bien posséder à Nomb. XI un récit de la manne qui aura été modifié et transposé à Ex. XVI, de même que celui de P, selon l'avis des meilleurs critiques, a été aussi transposé à Ex. XVI, et, sans doute, modifié lui aussi.
En revanche, nous sommes vraiment sur le terrain de J lorsque nous abordons le chap. XIX. Sans doute, ce morceau ne contient que des fragments jahvistes, mais ils sont d'une importance capitale pour le sujet qui nous occupe. Sans doute aussi, la restitution intégrale de ces fragments est une opération difficile et les divergences entre les critiques sont assez grandes ; on n'arrivera probablement jamais à démêler cet écheveau où s'enchevêtrent non seulement J et E, mais encore des remarques et des annotations de provenance rédactionnelle. Toutefois, l'accord s'est fait sur les points essentiels et nous n'utiliserons que les éléments qui appartiennent sans contredit à la tradition jahviste ; ce sont : vv. 9ab, llb, 18 et 20. Le peuple est arrivé au Sinaï ; cette indication manque dans J, car les vv. 1-3 sont de P et de E ; mais elle devait très certainement exister, avant la compilation Rje. Jahvé entre en rapport avec Moïse et lui annonce qu'il va se révéler à lui et au peuple : 9ab Et Jahvé dit à Moïse : Je veux venir auprès de toi dans une nuée épaisse, afin que le peuple entende quand je te parlerai et qu'il croie toujours en toi.
llb Jahvé descendra (du ciel) aux yeux de tout le peuple sur la montagne du Sinaï
20a Et Jahvé descendit sur la montagne du Sinaï, au sommet de la montagne. 18. Et la montagne du Sinaï fut toute enfumée, parce que Jahvé était descendu sur elle dans le feu ; et sa fumée monta comme la fumée d'une fournaise et toute la
montagne trembla fortement. 20b Et Jahvé appela Moïse au sommet de la montagne et Moïse monta. 1
On remarquera le caractère archaïque de cette théophanie ; Jahvé apparaît dans le feu comme au Buisson, et, dans la tradition jahviste, il accompagne le peuple dans la colonne de nuée. Nous avons déjà dit que plusieurs exégètes ont vu dans cette description celle d'une éruption volcanique et ont montré qu'il fallait chercher le Sinaï dans la région orientale du golfe élanitique. Mais les termes et les images employés ici ne nous paraissent pas éveiller nettement l'idée d'un volcan en activité ; en revanche, ils traduisent fort bien le phénomène de l'orage, qui s'amasse au sommet de la montagne en nuages noirs et fait jaillir en tous sens des éclairs accompagnés de tonnerre. Le vieux texte Jug. V, 4-5, qui est certainement une allusion à la théophanie sinaïtique, entend dire qu'elle fut en connexion avec un orage. Du reste, on peut se demander jusqu'à quel point il est permis de parler, à propos de notre récit, d'une description proprement dite. Quoi qu'il en soit de ce problème qui n'intéresse pas directement notre étude, nous voulons faire remarquer l'étroite relation qu'il y a entre le concept de Dieu tel qu'il est formulé ici et tel que nous l'avons déjà rencontré dans l'histoire du Buisson : Jahvé est un dieu igné, se manifestant par le feu, parlant au milieu de la flamme. Or, le chemin de trois jours, qui devait amener Israël au Buisson, l'amène ici au Sinaï, puisque, depuis le départ de l'Egypte, il n'y a dans J aucune station intermédiaire jusqu'au Sinaï. Nous avons maintenant une preuve, à notre sens irréfutable, de l'identification des deux localités. La supposition que le nom du Buisson, le Seneh, est une allusion au Sinaï, se trouve confirmée de la façon la plus heureuse. La scène du Buisson est comme un prototype de celle du Sinaï ; la première annonce et prépare la seconde ; l'une n'avait pour acteur humain que Moïse et elle était destinée à lui servir d'instruction dans son rôle de sauveur du peuple ; l'autre met en ligne le peuple tout entier et la théophanie prend des proportions grandioses, en rapport avec les circonstances. 2
Dans .1, le contenu de la révélation sinaïtique nous est transmis à Ex. XXXIV, 11-26, bien que ce passage soit surchargé de remarques additionnelles. J intercale le code religieux dans son œuvre, comme E le fait pour le Décalogue d'Ex. XX.
2 G. Westphal, Jahvws lVohnstiitten, 1908, p. 17.
Arrivé à ce point de notre démonstration, nous avons à examiner d'un peu plus près l'hypothèse de Wellhausen, d'après laquelle l'épisode du voyage au Sinaï serait une intercalation postérieure, faite dans le récit primitif de J. Cette dernière tradition ne connaîtrait que le séjour à Qadès où le peuple arrive directement après la sortie d'Egypte. Wellhausen observe qu'on retrouve dans l'Exode et les Nombres, avant et après le Sinaï, les mêmes événements placés aux mêmes localités ; l'histoire de la source de Qadès à Ex. XVII et Nomb. XX ; l'envoi de la manne à Ex. XVI et Nomb. XI ; l'institution des Anciens à Ex. XVIII et Nomb. XI. En supprimant l'épisode du Sinaï et tout le bloc de lois contenues dans Ex. XX-Nomb. XIX ; en soudant ensemble les récits doubles, on reconstruit une histoire du séjour au désert, beaucoup plus simple, puisque tous les événements se passent à Qadès. Rappelons encore que pour Wellhausen, le Sinaï est situé dans le Madian arabe ; les Israélites ne pouvaient aller si loin ; mais le Dieu du Sinaï était censé se transporter de sa demeure à Qadès. Il vint un temps où l'on trouva plus convenable de conduire le peuple au Sinaï que d'obliger le dieu de se déplacer, et c'est alors qu'on intercala, dans l'ancienne version, l'épisode du voyage au Sinaï. — Nous avons déjà dit que cette hypothèse eut un grand succès. 1 Sans être aussi catégorique que Wellhausen, von Gall pense qu'il est impossible d'admettre le voyage des Israélites au Sinaï, situé, selon lui, en Arabie, d'après J ; d'Egypte, le peuple va à Qadès et s'y installe ; quelques tribus peut-être se rendirent en pèlerinage à la montagne sainte, mais d'une façon accidentelle. 2 Ed. Meyer est très affirmatif : « Tout ce qui, depuis Ex. XVI à Nomb. XIX (ou XIII), est raconté du voyage dans le Sud de la presqu'île, de la législation à la montagne de Dieu, de l'Horeb ou du Sinaï est une amplification postérieure qui brise le contexte primitif ».3 L'intercalation est l'œuvre d'un J 2 ou d'un auteur plus récent encore. Weill adopte en plein les conclusions du savant allemand sur ce point, mais il enlève à cette théorie son principal appui, en repoussant l'idée que le Sinaï de J soit situé en Arabie — en quoi il a, du reste, parfaitement raison. 1
1 Voir plus haut, pp. 359 ss.
2 Op. cit., pp. n-10 36.
:i Op. cil., pp. 63, 67-68.
4 Op. cit., pp. 89-94.
Nous sommes persuadé que cette hypothèse — pour séduisante qu'elle soit — repose sur une illusion. Nous n'avons pas de peine à reconnaître que le bloc de lois, qui forme la partie essentielle du grand morceau Ex. XX-Nomb. XIX a été inséré dans la trame du récit ; elles sont censées avoir été données au Sinaï, mais en réalité elles datent, pour la plupart du moins, d'une époque beaucoup plus basse. Comme elles ne nous intéressent pas directement, nous pouvons en faire abstraction.
Mais, si les lois sont intercalées, en est-il de même de la mention du passage d'Israël au Sinaï ? Nous ne le croyons pas. En tenant compte exclusivement des textes jahvistes, on se pose aussitôt la question : Entre quoi l'intercalation aurait-elle été faite ? Serait-ce entre les deux mentions de Qadès Ex. XVII et Nomb. XX? mais Ex. XVII n'est pas en place et Nomb. XX n'est pas de J. Entre les deux récits de la manne Ex. XVI et Nomb. XI ? Mais nous venons de dire qu'Ex. XVI n'est pas non plus à sa place normale, et que, même dans ce cas, les fragments jahvistes qu'il contient paraissent bien n'être que des gloses postérieures. Entre les deux épisodes de l'institution des Juges et Anciens, Ex. XVIII et Nomb. XI ? Mais Ex. XVIII est entièrement de E, sauf quelques lambeaux de phrases que la critique n'attribue pas à J sans hésitation ; et le récit de Nomb.
XI est aussi de E, et même, selon toute probabilité, d'une couche postérieure de E. On ne voit donc pas à quel endroit précis se serait faite la soi-disant intercalation. En outre, si J2 conduit Israël de Qadès au Sinaï et le reconduit à Qadès, cela devrait être dit quelque part, ou, à tout le moins, le lecteur devrait pouvoir le deviner. Or, il n'est pas resté trace de ces indications indispensables. La notice Nomb. X, 33a, qui mentionne le voyage de la montagne de Dieu à Qadès, est de E et absolument rien ne prouve que cette phrase soit copiée sur J. Du prétendu J2 il ne resterait que le court fragment que nous avons transcrit plus haut, et toute la théorie a pour base cet unique passage. On conviendra que c'est peu, d'autant que le texte en question, pris en lui-même, ne porte aucun indice de postériorité ; au contraire, il a tous les caractères d'un morceau ancien, et c'est faire preuve d'arbitraire que de distinguer à cet endroit du récit, J2 de J1. Nous estimons ainsi que, du point de vue littéraire, l'hypothèse de l'intercalation ne se justifie nullement.
Mais il y a plus. En fait, la tradition qui parle d'un séjour
d'Israël au Sinaï, après la sortie d'Egypte, s'explique de la façon la plus naturelle. Le Sinaï est la demeure de Jahvé ; c'est là que Moïse a rencontré le dieu pour la première fois ; c'est là qu'il doit revenir pour célébrer un sacrifice en son honneur ; le pèlerinage du peuple à la montagne sacrée était ainsi nécessaire et on ne voit pas pourquoi ce trait de la tradition serait une superfétation imaginée pour des raisons de convenance. Les sectateurs d'une divinité se font un devoir de lui rendre visite dans son sanctuaire, d'entrer en rapport avec elle, de se mettre sous sa protection directe. 1 Dans toutes les religions il en est ainsi. Les défenseurs de l'hypothèse de l'intercalation font grand état de textes comme Juges V, 4, Deut. XXXIII, 2 pour déclarer que c'est Jahvé qui se déplaçait, quittant sa demeure inaccessible pour venir se mêler à la vie de ses fidèles et leur apporter son secours ; ce serait tout particulièrement le cas lorque Israël séjournait à Qadès ; du Sinaï, Jahvé venait à Qadès au milieu de son peuple. Admettons que cette interprétation de Deut.
XXXIII, 2 soit exacte ; est-ce une raison pour supprimer le passage au Sinaï ? L'un n'empêche pas l'autre. Il est évident que la visite au Sinaï ne pouvait être que de courte durée ; en plein désert il n'y a aucune ressource ; seul Qadès, avec sa source abondante, était en état de recevoir les tribus pour un séjour prolongé et pouvait devenir un véritable lieu d'établissement.
Une fois réunis en cet endroit, les Israélites reçoivent la visite du dieu dont ils viennent de contempler le mystérieux sanctuaire. En quoi ce procédé est-il inadmissible ? Pour quelles raisons aurait-on plus tard inventé le voyage à la montagne comme « plus convenable » que le déplacement de la divinité ?
Comme qu'on envisage la tradition jahviste, il nous paraît qu'elle établit solidement le séjour d'Israël au Sinaï.
Un seul argument serait de nature à l'ébranler : celui qu'on pourrait tirer du fait que le Sinaï est situé en Arabie. On comprendrait, en effet, difficilement que le peuple, sorti d'Egypte, ait accompli cette longue pérégrination au delà du golfe élani-
Il ne faut pas oublier l'important fragment Ex. XXIV, 1, 9-11. Holzinger (oli.
cil., p. 104) a raison de l'attribuer à J, à part quelques gloses. Baentsch, dans son commentaire (pp. 212-214), pense à une version très ancienne de E (E') ; mais, dans l'introduction à son ouvrage (p. XIII), il abandonne cette opinion et reconnaît que le morceau est de J. En tout cas, la célébration solennelle de l'alliance avec Jahvé par un repas sacré en présence de la divinité appartient sûrement à une très vieille tradition. Cf. G. Westphal, op. cit., p. 36.
tique pour revenir tôt après à Qadès. Mais, nous l'avons déjà remarqué,1 le Madian biblique n'est pas nécessairement en Arabie. En outre, le Buisson n'est pas directement en Madian, mais sur la route de Madian en Egypte. Si nous avons eu raison de situer Madian au Sud de la Palestine, dans la région du Négeb et le Buisson en un point plus méridional, du côté de l'Egypte ; et si le Buisson est identique au Sinaï, nous sommes obligé de placer ce dernier dans la presqu'île, plus spécialement dans le district septentrional de la péninsule et de rejeter définitivement la théorie du Sinaï arabique. Nous allons voir que cette conclusion est conforme à la tradition jahviste.
L'ordre du départ du Sinaï se lit Ex. XXXIII, 1. Il est très malaisé de dégager les éléments jahvistes de ce chapitre. L'imbrication de J et de E est très serrée ; on a même cherché à prouver que les deux documents avaient encore reçu des adjonctions et subi des retouches postérieures. 2 En tout cas, une chose nous paraît certaine ; c'est que, avec ce récit, nous sommes encore, dans l'une et l'autre des traditions, au Sinaï. Pour E, cela n'est pas douteux : v. 6. Il en est de même pour Rje qui combine les deux versions ; il y a là de fortes présomptions pour croire que J fournissait une indication précise, comme E, ce qui justifie le travail de Rje ; mais, de la version jahviste, il ne reste que quelques tronçons. Toutefois le v. 12a nous donne un précieux renseignement : Et Moïse dit à Jahvé : Vois, tu me dis: Fais monter ce peuple ! et tu ne me fais pas connaître qui tu enverras avec mot. 3 La critique accorde ce passage à J 4 ; il suppose un ordre de départ qui ne peut être que celui du v. 1, car la demande de Moïse n'aurait pas de sens si nous la rattachions à XXXII, 34 ou à XXXIII, 2. En outre, si Moïse désire avoir un guide avec lui, envoyé par Jahvé, c'est dire que Jahvé lui-même restera à l'endroit où il est en ce moment.5 Or, ce lieu, cette demeure, ne saurait être que le Sinaï et non pas Qadès, comme on l'a dit. fi Pour les partisans eux-mêmes de
Voir plus haut, p. 380 ss.
2 Holzinger, op. cit., pp. 109-110.
3 Le rb n'est pas en place, avant v. 17.
4 Dill.-Ryssel (p. 383), Baentsch (p. 277), Holz tr,. 109).
5 Les vv. 14 ss. ne peuvent s'accorder avec cette tradition, car la Face de Jahvé (¡:¡.::) c'est, au contraire, le numen presens.
0 Weill, op. cit., p. 90.
l'hypothèse selon laquelle tout s'est passé à Qadès, la résidence de Jahvé est au Sinaï et il ne vient à Qadès qu'à certains moments. D'après le texte que nous discutons, Jahvé est toujours dans son sanctuaire habituel et principal. Moïse s'en éloigne comme à regret, après les choses merveilleuses qu'il a vues, et il éprouve le besoin d'avoir un guide pour le conduire dans les régions inconnues qu'il va traverser.
Il part donc du Sinaï. A ce texte se rattache Nomb. X, 29-32 qu'on est unanime à attribuer à J Et Moïse dit à Hobab, fils de Reuel, le Madianite, beau-père de Moïse ; Nous allons partir pour le lieu dont Jahvé a dit : Je vous le donnerai. Viens avec nous ; nous te récompenserons, car Jahvé a de bonnes intentions à l'égard d'Israël. Mais il lui dit : Je n'irai pas, mais j'irai vers mon pays et ma parenté. Et Moïse dit : Ne nous abandonne pas, car tu connais les lieux où nous pourrons camper dans le désert, et tu seras notre guide. Si tu viens avec nous, nous te ferons part des bienfaits que Jahvé nous accordera
Le début du récit manque ; Hobab apparaît ici brusquement, sans mention préalable. Une simple phrase, par laquelle Jahvé désigne Hobab comme le guide demandé par Moïse, suffirait à combler la lacune. L'épisode a aussi pour théâtre le Sinaï ; non seulement il est la suite la plus naturelle d'Ex. XXXIII, 12a, mais Rje juxtapose ici le récit de E (Nomb. X, 33 ss) qui raconte le départ de la montagne de Dieu. 1 Remarquons en passant que, d'après cette donnée de J, le Sinaï n'est pas en Madian, puisque Hobab, le Madianite, déclare préférer retourner dans son pays.
Du Sinaï, nous passons à Qadès. Les événements rapportés par J dans Nomb. XI (les cailles), XIII et XIV (envoi des espions), et dans les portions jahvistes, à peine reconnaissables, du chapitre XVI (révolte de Dathan et Abiram) ne sont pas localisées, mais il est très probable qu'ils se sont passés à Qadès. L'envoi des espions en Palestine ne pouvait se faire que de cet endroit ; d'après J (XIII, 17bct, 22a), les explorateurs visitent le Négeb et poussent jusqu'à Hébron ; le point de départ de l'expédition devait être la frontière méridionale du Négeb, c'est-
Wellliausen, Die Composition des Hexat.euchs., p. 98. Budde, Die Religion des Volkes Israël bis zur Verbannung, p. 15. G. Westphal, op. cit., p. 29.
à-dire précisément la région de Qadès. Du reste, E dit positivement que les espions reviennent à Qadès (XIII, 26b). J donnait certainement une indication de ce genre. Comment croire que Rje ait sciemment effacé tout renseignement géographique sauf la notion XIII, 26b ? C'est une des raisons pour lesquelles nous croyons que l'histoire de la source de Qadès — Massa et Meriba — se trouvait à l'origine racontée ici et était insérée dans les contextes littéraires de Nomb. XI, XIII-XIV. Elle n'est vraiment en place que dans ce milieu. La tradition de P, qui rapporte cet épisode à Nomb. XX, est exacte et l'auteur avait en sa possession des données très précises. Mais, à supposer même qu'il ait travaillé sur J E, on ne comprendrait pas que P se soit écarté de son modèle sur ce point essentiel si J E avait eu l'histoire de Qadès tout au début du voyage. De toute nécessité, il faut que J comme E ait placé cet épisode à la fin du voyage, après le passage au Sinaï. A la suite de circonstances difficiles à expliquer, il a été transporté à Ex. XVII où Massa et Meriba n'est plus qu'une station intermédiaire sur la route du Sinaï.
Nous savons où est Qadès. Il y a étroite relation entre le Sinaï et cette localité, dans la version J. Aucune station intermédiaire n'est mentionnée, car l'endroit appelé Qibroth Hattaava (Nomb. XI, 34 J) où se passe l'épisode des cailles n'est pas, à proprement parler, une station. Israël n'y vient pas et n'en part pas. 1 Ce vieux nom : sépulcres de la convoitise désigne sans doute un cimetière dans les environs de Qadès, peut-être le lieu de sépulture des Israélites eux-mêmes ; on a supposé, avec raison, que c'est le nom qui a donné naissance à la légende de la punition du peuple. Quoi qu'il en soit, le Sinaï de la tradition jahviste n'est pas éloigné de Qadès, et il nous faut le situer dans la région septentrionale de la presqu'île. Cette conclusion géographique nous paraît s'imposer. Nous ne prétendons pas encore pour le moment qu'elle corresponde à la vérité absolue ; nous aurons à voir, plus loin, si elle est confirmée par des renseignements puisés à d'autres sources. Mais l'étude impartiale du document J nous paraît fournir l'itinéraire suivant : Egypte, trois jours jusqu'au Seneh (Sinaï) puis, immédiatement après, Qadès.
1 Nomh. XI, 35 est de E.
2° L'itinéraire de E.
Le document E représente une tradition indépendante et il n'existe pas la moindre preuve qu'il ait travaillé sur un J2, inventé pour la circonstance. Non seulement la montagne sacrée porte un autre nom (Horeb), mais il possède un certain nombre de noms de localités qui lui sont propres ; en outre, il trace un itinéraire qui, nous allons le constater, diffère sensiblement de celui de J. Ses données géographiques sont aussi plus nombreuses, mais on regrettera qu'elles soient peu précises et qu'ici encore nous manquions de points de repère. E savait évidemment ce qu'il voulait dire, mais nous ne sommes pas toujours en état de discerner sa pensée et de la traduire sur .la carte.
E semble connaître assez bien la topographie de l'ouady Toumilat; il donne d'intéressants détails sur Pithom et Ramsès ; de plus, il sait que, de l'embouchure de la vallée, une route conduit directement en Palestine par le pays des Philistins (Ex. XIII, 17). C'est sans doute le chemin qui franchit l'isthme au seuil El-Djisr, entre les lacs Ballah et Timsah et que suivent encore aujourd'hui les caravanes. E nous apprend qu'Israël n'a pas choisi cette voie, bien qu'étant la plus courte, mais qu'Elohim le fit obliquer par le désert (égyptien) jusqu'à la mer des Roseaux (Ex. XIII, 18). On s'est peut-être un peu trop pressé de conclure de cette indication que pour E l'itinéraire du voyage conduit dans le Sud de la péninsule.1 L'auteur a en vue le miracle du passage de la mer ; on peut éviter le lac Timsah en se dirigeant vers le Nord ; mais, pour atteindre les rives du bassin, il faut obliquer vers le Sud. Nous ne pensons donc pas qu'Ex. XIII, 17-18 dise autre chose et plus que cela.
D'Egypte, le peuple arrive au désert de Schur, Ex. XV, 22a.
Ce désert est situé « en face de», « devant » l'Egypte, d'après 1 Sam. XV, 7 ; Genèse XXV, 18. Le catalogue (Nomb. XXXIII, 8) l'appelle « désert d'Etham»; Schur signifie « muraille » et Etham a un sens analogue, « forteresse». Il s'agit donc très probablement du désert qui forme la frontière d'Egypte du
1 Von Gall, op. cilpp. 3-4.
côté de l'Est. 1 Il est possible aussi que cette signification restreinte se soit étendue à une région plus septentrionale. Cf.
Gen. XVI, 7 ; XX, 1, et 1 JSam. XXVII, 8.
Les deux premières stations sont Mara (XV, 22c-25a) et Elim (XV, 27). L'identification exacte de ces deux localités est difficile. Elim avec ses « 12 sources et 70 palmiers » ne peut être qu'une oasis importante ; on a pensé, en outre, qu'elle était un lieu de culte, ce qui est très vraisemblable.2 Une chose est certaine, c'est que, sur la route directe de l'Egypte à Qadès, il n'existe aucun point d'eau de cette valeur. Il faut chercher ailleurs, spécialement sur la côte ouest de la presqu'île, prolongement du désert de Schur. De toutes les localisations proposées, celle de l'ouady Gharandel est encore la meilleure. Le site est charmant3 ; l'oasis est bien arrosée ; elle est connue, du moins de nom;, par Pline (Hist. natur. VI, 33); la pèlerine Ethérie n'hésite pas à l'identifier avec Elim,,; de même Antonin martyr. 5 Une tradition chrétienne assez ancienne, on le voit, a fixé ce point. S'il en est ainsi, — ce que nous n'oserions garantir absolument, - Mara serait Aïn Haouâra qu'on rencontre à deux heures environ au Nord du Gharandel. Les Bédouins attestent que c'est la seule source vraiment amère de la presqu'île.
Dans le voisinage, se trouve un ouady Amara qui rappelle le nom biblique..6 Mais nous ne voulons pas insister sur ces localisations de détail ; il nous suffit de savoir — et nous appuyons sur ce fait — que l'itinéraire de E s'engage dans la partie méridionale de la péninsule ; là seulement on pouvait espérer trouver une oasis réelle et nous n'osons pas accuser le rédacteur E d'ignorer entièrement le pays dont il parle.
Nous sommes tenu cependant d'examiner à ce propos une hypothèse intéressante d'Ed. Meyer, 7 dont on a tiré des conséquences de nature à infirmer nos résultats. Elle s'appuie sur un texte du géographe Agatharchide de Cnide (vers 130 av.
1 M. Müller (Asien und Europa, p. 102) met en rapport Schur avec Tarou, ville égyptienne à la frontière orientale.
"2 Von Gall, op. cit., pp. 23-28, et d'autres exégètes.
3 Nous l'avons décrit, p. 26-29.
4 Dans le texte du diacre Pierre, Arandara autem est locus, qui appellatus est Helirn. Geyer, Corpus scriptorum ecclesiast/icorum latinorum, XXXIX, p. 118.
5 Geyer, op. cit., p. 187.
6 Voir plus haut, p. 24-25.
n Op. cit., pp. 100-103.
J.-C.), qui, dans son ouvrage sur la mer Rouge,1 a décrit sommairement la côte est du golfe de Suez. Il mentionne particulièrement une oasis très estimée des indigènes, située au bord de la mer et appelée Phoïnikon, la Palmeraie ; « elle a une quantité de ces arbres qui portent en abondance des fruits délicieux et nutritifs ; toute la contrée avoisinante est privée d'eau de source ; elle est tournée vers le midi et brûlée par le soleil. »
Les Barbares considèrent ce lieu fertile comme sacré. « Plusieurs sources et fontaines jaillissent en cet endroit, froides comme la neige et de chaque côté le pays se couvre d'une agréable verdure. Il y a là un antique autel, en pierre dure, portant une inscription en lettres anciennes et inconnues ; au sanctuaire sont attachés un homme et une femme qui remplissent le sacerdoce toute la vie. » Poursuivant sa description, Agatharchide mentionne un promontoire continental (dxQ(ù¡;Q£Ov Tfjg rjjieiçov), sans doute le Ras Mohammed, une île appelée « île des phoques » (peut-être l'île de Tiran), et il en arrive à la côte est de Ja presqu'île, dans le golfe élanitique. Puis il ajoute : « Dès l'antiquité, la côte qui succède (au promontoire, au Ras de Mohammed) fut habitée par les Maranites (MaQavïxai) et plus tard par les Garindanes (Taçivôaveïç) leurs voisins. Voici comment ceux-ci s'emparèrent du pays. A la Palmeraie nommée plus haut, une fête était célébrée tous les cinq ans, où les voisins arrivaient de tous côtés, pour offrir des hécatombes de chameaux gras aux dieux qui habitent le sanctuaire (Tolg iv Ut) zefiévei eEoi), de même que pour emporter dans leur patrie de l'eau de ce lieu, en vertu d'une tradition d'après laquelle ce breuvage apporte la santé. Comme les Maranites étaient venus à la fête dans ce but, les Garindanes massacrèrent ceux qui étaient restés dans leurs demeures, et tuèrent dans une embuscade ceux qui revenaient de la fête. »
La Palmeraie en question est identifiée par Meyer, à la suite de C. Millier,2 avec l'oasis de Tôr, sur la côte occidentale de la presqu'île. C'est très possible et même probable ; Tôr est l'oasis
1 Ile^l rf) 'E(!v{}(!àf) d'aÂdoorjç. Morceaux importants dans la Bibliothèque de Photius (codd. 213, 250). Diodore de Sicile (Il1, 12-48) en reproduit de longs fragments. Artémidore en donne aussi des extraits, qu'on trouve dans Strabon (XVI, 4).
Pour le texte qui nous occupe, cf. C. Müller, Geographi graeci minores 1 (Paris, 1855), pp. 175-178.
2 Op. cit., p. 176. note.
maritime la plus importante de la région et la description donnée par Agatharchide en est assez exacte. En outre, ces deux savants pensent que l'endroit est celui que la Bible appelle Elim où sont 12 sources et 70 palmiers. De plus, Meyer rapproche des textes grecs le fragment de E sur Mara et Elim. Le premier nom est en rapport avec celui de Maranites, qui peuvent avoir été appelés ainsi parce qu'ils habitaient près d'une source amère (mara). Quant à Elim, ce mot signifie « les dieux» et correspond à Toïg EV ¡;i¡) TËUBVBI Qeôïg d'Agatharchide. Tout l'épisode Mara-Elim doit, en réalité, se passer à la Palmeraie de Tôr et vise la source miraculeuse et divine qui s'y trouvait.
C'est Jahvé qui a donné à ces eaux leur vertu curative ; il apparaît dans le texte de E (Ex. XV, 26) comme le médecin d'Israël et le récit biblique veut dire que les eaux de la source ont été purifiées une fois pour toutes et définitivement, et non pas seulement pour l'instant où Israël devait en boire. E connaît donc un endroit bien déterminé de la côte péninsulaire et cette connaissance lui vient du fait que les Israélites de l'époque royale, les contemporains du rédacteur E, se rendaient aussi en pèlerinage à la fameuse oasis et participaient à ces fêtes religieuses dont parle l'historien grec. Mais, en introduisant l'épisode de Mara-Elim dans son récit, E n'a pas l'intention de faire de la géographie et de fixer un point de l'itinéraire ; au fond, il ne sait pas où se trouve la source et s'il en parle, c'est pour persuader ses concitoyens qu'elle est un sanctuaire de Jahvé, que c'est Jahvé qui y opère des guérisons miraculeuses et non un génie local, un « démon » de second ordre comme le croyaient les indigènes. En d'autres termes, l'intention de E est de nature théologique ; il prétend légitimer en quelque sorte les pèlerinages israélites au Phoinikôn et accaparer la source au profit du jahvisme.
Cette théorie, pour brillante qu'elle soit, prête le flanc à de nombreuses critiques. 1° Il n'est pas du tout certain que le v. 26, si nécessaire à étayer l'hypothèse, soit de E. Il porte tous les caractères des interpolations deutéronomiques ; cf. Deut. I, 21 ; VI, 18 ; VII, 15 ; XII, 8, 25 ; XIII, 19 ; XXI, 9, etc. La plupart des critiques modernes l'ont reconnu 1 et Meyer est au moins obligé
1 Wellhausen, Die Composition. p. 81. Dill., Sllme¡'i., p. 681. Dill.-Ryssel, Exodns, p. 179. Holzinger, op. cit., p. 53. Baentsch, op. cil., pp. 140, 143.
d'admettre que le passage a été retravaillé. Si nous retranchons ce v. et 25 b, il reste de E le court récit suivant : 22 ac Moïse fit partir Israël de la mer des Roseaux et ils sortirent vers le désert de Schur sans trouver d'eau. 23 Et ils vinrent à Mara mais ne purent boire l'eau à cause de son amertume, car elle était amère, c'est pourquoi on l'appela Mara. 24 Le peuple murmura contre Moïse en disant: Que boirons-nous? 25a Et il (Moïse) cria à Jahvé et Jahvé lui indiqua un bois. Et il le jeta dans l'eau qui devint douce 27 Et ils vinrent à Elim où il y avait 12 sources et 70 palmiers et ils campèrent là, près de l'eau.
Dans ce récit, le Jahvé guérisseur et habitant la source disparaît complètement ; il ne s'agit plus que de rendre potables les eaux saumâtres : thème très simple, qui se suffit à luimême. La seule difficulté consiste à savoir s'il est dans l'intention de E de dire que l'eau est restée douce ou non. La seconde alternative nous paraît préférable, parce que sans cela la source n'aurait pas reçu le nom de Mara par lequel on la désignait couramment ; et ensuite parce que, dans le cas contraire, il serait dit qu'elle est restée douce « jusqu'à ce jour», comme pour la; source d'Elisée (2 Rois II, 22).1 On est donc en droit de chercher pour l'identification une source vraiment amère.
2° E distingue très nettement Mara de Elim ; dans sa pensée, les deux stations sont assez éloignées l'une de l'autre puisqu'elles marquent deux étapes du voyage. On peut même se demander si, entre les deux, E ne mentionnait pas d'autres stations, car le début du v. 27 manque ; le départ de la station qui précède Elim n'est pas indiqué. En tout cas, les identifier purement et simplement, c'est faire violence aux textes. Si l'on veut placer Elim à la Palmeraie, abstraction faite de Mara et en rappelant qu'il signifie « les dieux », on objectera aussitôt que E ne raconte aucun miracle produit en cet endroit et que Elim, pluriel de Vx, veut dire aussi « les arbres», plus particulièrement les « chênes », les « térébinthes » (Es. I, 29 ; LVII, 6 ; LXI, 3 ; Ezéch. XXXI, 14). En réalité, le miracle ne se fait qu'à Mara, sans allusion à des dieux locaux, et en outre, Mara précède Elim dans le récit biblique, tandis que chez Agatharchide, les Maranites habitent loin de la Palmeraie, au delà du
Revue biblique, 1900, p. 82.
promontoire sud de la presqu'île. L'hypothèse que nous discutons ne résout aucune de ces difficultés. 3° Mais, dit-on, E n'est pas géographe ; il ne sait pas où est situé Mara-Elim, et il ne se donne pas la peine de l'apprendre ; il ignore tout de la Palmeraie, sauf son existence — et ses intentions uniquement théologiques et orthodoxes lui font reléguer à l'arrière-plan les problèmes topographiques qui résultent de son itinéraire supposé et théorique. Cependant, cette ignorance est bien étrange, pour ne pas dire plus. Meyer suppose que des pèlerinages israélites se rendaient à la fête quinquennale de la Palmeraie pour demander la guérison aux eaux miraculeuses. Aucun texte de l'A. T. ne confirme cette hypothèse, purement gratuite ; mais admettons-la toutefois. Dans ce cas, les pèlerins ont dû voir la contrée où ils voyageaient, le grand massif montagneux qui domine Tôr (la Palmeraie supposée), et, s'ils ont vu, ils ont parlé, à leur retour au pays ; n'est-ce pas le propre des pèlerins de raconter leurs aventures, de décrire les lieux fameux qu'ils ont visités ? Comment croire que E n'ait obtenu de cette façon aucun renseignement quelconque sur le sanctuaire de la mer Rouge ? Il y a là une impossibilité absolue devant laquelle tous les arguments littéraires viennent se briser.
Mais si E connaissait la Palmeraie, comment expliquer qu'il l'ait, en quelque sorte, scindée en deux, en indiquant deux stations : Mara et Elim, soigneusement séparées l'une de l'autre ? Cette simple constatation nous montre qu'il avait autre chose en vue. Le récit d'Agatharchide doit être envisagé pour lui-même ; la théorie des pèlerinages israélites à Tôr est très fragile. E connaissait — nous ignorons par quel intermédiaire — deux localités sur la côte de la péninsule qui se nommaient Mara et Elim ; en lisant son récit, on a l'impression qu'il raconte un voyage, ici comme ailleurs, et nous ne parvenons pas à découvrir, dans ces épisodes si brièvement racontés, les intentions théologiques et la propagande d'orthodoxie qu'on y a trouvées.
Poursuivant sa route vers le Sud de la presqu'île, Israël arrive à l'Horeb, Ex. XIX, 2b-3a et Israël campa là en face de la Montagne et Moïse monta auprès d'Elohim. Ce n'est pas, sans doute, la première mention de l'Horeb, dans E. Mais nous pouvons déjà écarter, comme une glose, celle de XVII, 6 « en
Horeb » ainsi que nous l'avons dit plus haut. 1 En outre, l'histoire de Massa et Meriba (Qadès), XVII, 3-6 (essentiellement) 2 de E est aussi à reporter plus loin, comme celle de J. Une autre mention de l'Horeb se trouve à XVIII, 5 : la « montagne d'Elohim ». Comme qu'on envisage le chap. XVIII, il n'est certainement pas en bonne place en cet endroit. Moïse, succombant sous le poids de sa tâche, donne à son peuple une nouvelle organisation judiciaire en établissant des tribunaux qui se chargeraient d'une partie de ses fonctions de juge. Cela suppose un séjour prolongé du peuple dans ces lieux. Si l'épisode se passe à l'Horeb, il faut le transporter en tout cas après la scène de la conclusion de l'alliance avec Elohim, XXIV, 12-14 (E) ; ce dernier passage, en effet, ne se comprendrait pas après les événements racontés au chap. XVIII. Puisque ce chapitre parle de la visite de Jethro à Moïse, nous aurions ainsi dans E le parallèle du récit jahviste de Nomb. X, 29-32, qui a pour théâtre le Sinaï. Cependant, tout n'est pas satisfaisant dans cette hypothèse ; le chapitre XVIII ne semble pas être la suite naturelle du chap. XXIV, 12-14, où la loi est donnée tout entière sur la montagne, tandis qu'à XVIII, 15-16, 20, Moïse juge chaque cas particulier, occasionnellement, et prononce des arrêts, après avoir consulté Dieu ; la loi n'est pas un tout organique, d'après laquelle on tranche les différends, mais elle est en train de se former et se trouve encore à l'état embryonnaire ; en outre, ce travail d'établissement de règles et d'ordonnances se fait en présence du peuple et non sur la montagne. Le sens des deux textes n'est certainement pas le même. C'est pourquoi nous croyons que Wellhausen 3 a raison de situer tout l'épisode d'Ex. XVIII à Qadès, où le peuple a séjourné longtemps et où s'imposait la nécessité d'une organisation judiciaire. Dans ce cas, la mention de la « montagne d'Elohim » (v. 5b) serait une glose ; du reste, la relation grammaticale des mots DM1?» Tt avec ce qui précède n'est certes pas étroite. La mention de l'Horeb en cet endroit proviendrait d'une méprise d'un rédacteur ou d'un copiste pour lequel tous les événements importants du désert se passent à la montagne sainte.
P. 418.
2 Voir plus haut, p. 416 et s.
:: P¡'¡¡fegoml'/j((., p, 360.
Quoi qu'il en soit, cette notice géographique ne nous arrêtera pas, et nous pouvons dire que, dans la tradition de E, l'itinéraire fait passer les Israélites directement d'Elim (Ex. XV, 27) à l'Horeb (Ex. XIX, 2b-3a), ce qui est de nature à nous montrer que la montagne d'Elohim est située dans le Sud de la presqu'île. Entre ces deux localités, E ne cite aucune station.
Il y a bien Rephidim, où se serait livrée la bataille avec les Amalécites, racontée XVII, 8-16 ; le récit est de E, mais la localisation à Rephidim soulève des difficultés. Cette station, en effet, appartient à l'itinéraire de P, XVII, lab, qui, comme nous le dirons encore, s'engage dans la péninsule méridionale. Mais la guerre contre Amalek ne peut pas s'être faite dans cette région. L'habitat d'Amalek est bien plutôt le Négeb, si nous ne faisons erreur,1 et, en outre, le récit lui-même de la lutte suppose des événements antérieurs qui ne sont pas relatés dans les chapitres précédents. Pour vaincre ses ennemis, Israël devait avoir une certaine organisation militaire qu'il ne pouvait guère posséder au début du voyage. Les noms de Josué et de Hur apparaissent ici pour la première fois comme ceux de personnages connus et dont on a déjà parlé. Tout porte à croire que le récit doit être transporté plus loin et que l'épisode en question appartient aussi au cycle de Qadès. Nous savons par Nomb.
XIV, 39-45 (en bonne partie de E) qu'Israël a été en lutte avec ses voisins quand il séjournait à Qadès. Rien que de très naturel si la tradition rapporte des conflits avec Amalek, qui habitait dans ce district. Pour des raisons difficiles à entrevoir, ce récit a été placé à Ex. XVII par.Rp, qui l'a localisé par erreur à Rephidim. En réalité, cette localité n'appartient pas à l'itinéraire de E, et nous pouvons en faire abstraction.
Moise reçoit l'ordre de quitter l'Horeb : Ex. XXXIII, la. Et Jahvé parla à Moïse: Va, monte d'ici, toi et le peuple que tu as fait monter du pays d'Egypte [Jahvé dit au peuple] 5b 2 Ote tes ornements et je verrai ce que je te ferai. 6. Et les enfants d'Israël se dépouillèrent de leurs ornements, de sorte que, depuis l'Horeb, ils en furent privés.3 A ce texte se rattache
Voir plus haut la discussion à ce sujet, p. 384.
S Les vv. 1 b-5a représentent un texte très modifié par Rje, et dont il est impossible de démêler avec exactitude les divers éléments.
:1 11 y a une lacune après le v. 6. Le morceau vv. 7-11 s'occupe de la tente d assi-
Nomb. X, 33 Et ils partirent de la Montagne d'Elohim 1 et firent un chemin de trois jours ; et l'arche [ ] de Jahvé partit devant eux [ ] pour leur chercher une place de campement. 2 — Sous la conduite de l'arche, qui remplace Elohim et sert de guide aux voyageurs, les Israélites se dirigent vers Qadès. L'indication du «chemin de trois jours» nous montre déjà que, pour E, l'Horeb n'est pas près de la grande source.
Ajoutons en outre que trois stations sont placées entre la Montagne et Qadès. D'abord Tabeera (Nomb. XI, 1-3), où une partie du camp est incendiée. Ce récit est peut-être la suite directe de X, 33 et la première étape après le voyage de trois jours. Ce lieu ne saurait être déterminé géographiquement ; mais c'est en tout cas une véritable station, un campement, bien que le catalogue de Nomb. XXXIII ne la mentionne pas. Viennent ensuite Qibroth-Hattaava et Hazeroth XI, 35 ; l'attribution à E de ce passage n'est pas absolument certaine. J, nous l'avons dit, connaît aussi Qibroth-Hattaava. Toutefois, la formule employée ici : De Qibroth-Hattaava, le peuple partit pour Hazeroth est celle qui convient à un itinéraire, et E a, semble-t-il, plus que J l'intention d'établir un itinéraire ; il emploie souvent dans ce but les mêmes expressions (Ex. XV, 22, Nomb. X, 33) ; en outre, le morceau XII, 1, 9-16ab (Mirjam frappée de la lèpre) est sûrement de E, et il se termine par la mention du départ d'Hazeroth (16ab) ; de plus, Deut. IX, 22 connaît les deux localités de Tebeera et Qibroth-Hattaava et on sait que le Deutéronome s'inspire plus particulièrement de E. Du reste, elles ne devaient pas être éloignées de Qadès ; précisément Deut. IX, 22 cite, entre les deux, Massa, c'est-à-dire Qadès.
La première mention positive de Qadès dans E est à Nomb.
XIII, 26b. Les espions, qui ont parcouru la montagne de Juda et la vallée d'Eschkol (XIII, 17c, 20, 23-24), reviennent à Qadès
gnation, dont la construction n'est pas décrite, ce qui surprend. En ouli'e, on s'attendait aussi à une mention de l'arche, qui doit représenter et remplacer Jahvé, lequel reste sur la Montagne, tandis que le peuple s'éloigne. Le récit de E a sans doute été supprimé par Rp, pour ne point faire double emploi avec celui de P : Ex.
XXV, 10-22.
1 Dans le texte : La montagne de Jahvé. Cette expression ne se rencontre qu'ici ; elle est suspecte. E dit toujours : Montagne d'Elohim (Ex. III, 1 ; XVIII, 5).
La formule hybride : Montagne de Jahvé paraît provenir de Rje. Dill., Numeri., p. 52. Baentsch, op. cit., p. 501.
2 Le v. a deux surcharges : les mots de l'alliance, après « arche », qui sont de rédaction deutéronomique, et la dittographie : un chemin de trois jours.
faire leur rapport. 1 Le récit de l'arrivée du peuple dans cette localité manque dans le contexte actuel du livre des Nombres.
Le document élohiste est coupé à XII, 16b : après cela le peuple partit de Hazeroth. L'auteur racontait sans contredit l'établissement à Qadès et l'histoire de la source (comp. Deut. I, 19).
Nous avons vu que cet épisode se trouve à Ex. XVII, 1-7, qu'il faut transporter ici, de même que celui de la bataille avec Amalek, Ex. XVII, 8-15. Selon toute probabilité les événements d'Ex. XVIII appartiennent aussi au cycle de Qadès.
Le résultat de cette enquête nous paraît être le suivant : l'Horeb de la tradition élohiste n'est pas situé au même endroit que le Sinaï de la version jahviste ; la Montagne d'Elohim n'est point à proximité de Qadès. L'itinéraire Egypte-Mara-ElimHoreb nous conduit dans la partie méridionale de la péninsule. Entre l'Horeb et Qadès, la distance est assez considérable : trois jours de marche et trois stations. Sans doute, ces chiffres n'ont rien d'absolu, mais l'intention de E est bien d'établir qu'un voyage est nécessaire pour parvenir de l'Horeb à Qadès.
Von Gall a émis une hypothèse semblable ; il identifie l'Horeb avec le Serbal. 2 Nous croyons que le problème qui consiste à savoir quelle sommité l'auteur élohiste a en vue est insoluble, et nous n'essayerons aucune identification. Il nous suffit d'apprendre que la région visée est le district montagneux qui occupe le Sud de la presqu'île. Ed. Meyer admet aussi cette localisation, mais pour des motifs qui ne nous semblent pas probants. 3 E, qui travaille sur J2, aurait compris l'impossibilité de l'itinéraire du Sinaï arabique, que ce dernier rédacteur intercale dans J. Il substitue à ce Sinaï trop excentrique une montagne plus rapprochée, l'Horeb péninsulaire. Mais il est bien entendu que E ne représente pas une tradition indépendante, mais qu'il modifie intentionnellement les données de la version jahviste. Nous ne saurions adopter cette théorie. L'intercalation de J2 n'existe pas, en réalité. Le Sinaï de J n'est pas dans le Madian arabe et le document élohiste n'est pas une édition revisée de l'ouvrage jahviste ; il porte le caractère d'une ver-
Cf. Josué XIV, 6-7 (E).
- Op. cit., pp. 3-4.
;i Op. cit., p. 71.
sion originale et les points de contact qu'il a avec J proviennent de l'identité du sujet traité.
3° L'itinéraire deutéronomique.
On sait que les chap. 1-111 du Deutéronome résument le voyage d'Israël de l'Horeb au pays de Moab, sous la forme d'un discours prononcé par Moïse. Ce morceau n'appartient pas au Deut. primitif ; il est une sorte d'introduction au code proprement dit. Cependant, ce n'est pas une œuvre de basse époque ; l'auteur — qu'on est convenu de désigner par D2 — a écrit sa préface à un moment où le Deut. — D1 — avait une existence indépendante et n'était pas encore inséré dans l'ouvrage J E ; et de la manière favorable dont il parle d'Esaü, on peut conclure qu'il écrivait avant l'exil, car la ruine de Jérusalem fut saluée avec joie par les Edomites, et les Israélites en conçurent une haine violente pour leurs voisins du Sud. 1 Ajoutons que D2 n'est pas influencé par la tradition plus jeune de P. Il est donc une œuvre relativement ancienne et nous ne pouvons pas négliger les renseignements qu'il fournit sur notre sujet, bien qu'ils ne constituent Das un itinéraire proprement dit. Nous estimons qu'ils sont d'une très grande utilité parce qu'ils éclairent certains points encore obscurs de l'itinéraire de E.
Le passage Deut. I, 2 : Il y a 11 journées depuis l'Horeb, par le chemin de la montagne de Seïr, jusqu'à Qadès Barnea, est une bonne fortune pour les exégètes qui placent la montagne sainte en Arabie sur la côte est du golfe élanitique. 2 Mais tout dépend de la localisation de Seïr. Nous avons discuté cette question ailleurs 3 et nous n'y reviendrons pas. Il est évident que, si la montagne de Seïr est identique au Djebel Schera actuel, l'Horeb ne peut guère se trouver dans la presqu'île ; on devra le chercher au Sud du Schera, c'est-à-dire dans le Madian arabe. Nous avons cherché à démontrer, d'accord avec Dillmann, que dans la topographie biblique la plus ancienne, Seïr est limitrophe du Négeb, et que la « montagne de Seïr », les
Steuernagel, Deuteronommm und Josua, 1900, dans le Handkommenlar de Nowack, p. XVI.
2 Von Gall, op. cit., pp. 10-11.
3 Voir plus haut, p. 236 et ss.
« champs de Seïr » ne sont autre chose que le Djebel Maqrci et le plateau des Azazmeh. Dans ce cas, l'Horeb peut fort bien être maintenu dans la péninsule ; l'auteur de cette notice géographique — introduite dans le texte de D2 — veut dire qu'en partant de la montagne dans la direction du Djebel Maqra, on atteint Qadès au bout de onze jours de marche. On voit combien la distance entre les deux points extrêmes est considérable ; d'après cette tradition, l'Horeb est évidemment dans la région méridionale de la presqu'île.
Cela est confirmé par une autre donnée de D2, tout aussi précieuse, I, 19 : Nous partîmes de l'Horeb et nous traversâmes ce grand et terrible désert que vous avez vu dans la direction de la montagne des Amoréens et nous arrivâmes à Qadès Barnéa (cf. II, 7 ; VIII, 15). Dans la supposition que l'Horeb est en Arabie, ce texte est incompréhensible. Pourquoi ce grand détour par Qadès à travers l'Araba, pour atteindre les Amoréens en Palestine, alors qu'on pouvait bien plus facilement le faire en prenant la route directe vers le Nord? En outre, où trouver « œ grand et terrible désert » ? N'est-il pas, de toute évidence, le désert de Tih, le vaste plateau de sable et de cailloux, privé d'eau et brûlé de soleil, qui sépare Qadès de la région montagneuse de la presqu'île ? En tout cas, une chose demeure certaine, c'est que l'Horeb n'est pas près de Qadès et puisqu'on ne peut, au témoignage de notre texte, le placer en Arabie, il ne reste plus qu'à le localiser au Sud de la péninsule.
Il convient de remarquer maintenant que la version de D2 repose presque exclusivement sur E. Ce fait est reconnu par tous les critiques 1 et nous n'avons pas besoin d'y insister. Qu'il nous suffise de rappeler l'emploi, commun à D2 et E, du nom d'Horeb pour désigner la montagne sacrée. S'il peut encore, par l'étude que nous avons faite de l'itinéraire de E, subsister quelques doutes sur la situation respective de l'Horeb et de Qadès, les notices de D2 sont de nature à les lever définitivement : les deux localités sont à une grande distance l'une de l'autre et l'Horeb est à chercher dans la péninsule méridionale. Nous avions déjà soupçonné ce résultat lorsque nous parlions de la première manifestation de Dieu à la « Montagne d'Elohim »2 ; ces prévi-
Dill. A7 limer t., p. 609. Steuernagel, op. cit., p. XXXI.
2 Voir plus haut, p. 387.
sions se trouvent confirmées ici de la façon la plus satisfaisante.
A cette tradition éphraïmite de E, nous pourrions rattacher aussi le morceau : 1 Rois XIX, 3-8, qui raconte la fuite d'Elie à l'Horeb, la Montagne d'Elohim. Le prophète arrive à Beerscheba, fait encore une journée de marche dans le désert, puis, après un voyage de 40 jours et 40 nuits, atteint l'Horeb. On aurait tort sans doute de prendre ce chiffre de 40 au pied de la lettre ; il n'a qu'une signification toute générale et approximative. Mais comme une journée de route au Sud de Beersheba amenait Elie bien près de Qadès, cette tradition veut dire, en tout cas, que l'Horeb est très éloigné de cette localité. 1 L'appui qu'elle apporte aux données géographiques de E peut avoir sa valeur.
4° L'itinéraire de P.
Nous avons déjà tracé les grandes lignes de cet itinéraire, en ce qui concerne le trajet de l'Egypte au Sinaï.2 Nous pensions que l'écrit P, qui donne le plus de détails topographiques, pouvait nous servir de base pour établir le schéma géographique de l'Exode. Il nous reste à compléter notre exposé sur certains points. P connaît Elim, comme E ; c'est même, dans l'état actuel du document, la première station après la sortie d'Egypte ; mais la mention de l'arrivée d'Israël en cet endroit fait défaut : Ex. XVI, la ils partirent d'Elim. Si nous ne nous sommes pas trompé sar l'emplacement de cette localité, nous constatons de prime abord que l'itinéraire de P conduit aussi dans la région méridionale de la presqu'île. Le désert de Sin, qui suit Elim (Ex. XVI, lb), est difficile à identifier. L'auteur essaye une localisation en ajoutant que ce désert est entre Elim et le Sinaï. Cette remarque ne peut signifier qu'une chose, c'est que le désert de Sin s'étend d'Elim jusqu'au Sinaï, mais il faudrait d'abord savoir où est le Sinaï. En le plaçant au Djebel Moûsa, selon la tradition monacale, on a le choix entre deux quantités géographiques qui pourraient représenter le « désert de Sin » : soit la grande plaine sablonneuse El-Qâa, qui longe le golfe de Suez au pied du massif central ; soit la plaine de Ramleh,
1 Il n'est nullement nécessaire de voir dans les « 40 jours » une glose postérieure, comme le fait Winckler, Geschichte IsraPls I, p. 29.
2 P. 410-413.
entre ce même massif au Nord et les falaises du plateau de Tih.
Mais ni l'un ni l'autre de ces déserts n'est exactement entre Elim (peut-être le Gharandel) et le Sinaï ; celui d'El-Qâa ne répond pas du tout aux exigences du texte ; celui de Ramleh serait mieux en situation ; mais il ne commence pas au Gharandel et ne se termine pas au Djebel Moûsa. Une autre solution a été proposée, surtout par ceux qui placent le Sinaï au Serbal : le désert de Sin serait la région qui s'étend de l'ouady Baba à l'oasis de Fîran en passant par Maghâra, c'est-à-dire la route que nous avons suivie nous-même. Mais l'ensemble de ces vallées ne forme pas une unité géographique qu'on puisse désigner d'un seul mot ; en outre, elles ne sont pas situées « entre Elim et le Sinaï. » 1 — Du reste, cette dernière remarque est-elle bien de P ? Si le désert de Sin s'étend jusqu'au Sinaï, il est difficile de comprendre pourquoi P mentionne le départ du désert de Sin et une nouvelle station avant le Sinaï, XVII, lab. La notice en question pourrait bien être d'un rédacteur ; dans ce cas, la situation du désert de Sin est encore plus difficile à déterminer ; disons même que, dans l'état actuel de nos connaissances, ce problème est insoluble.
Même incertitude en ce qui concerne Rephiclim, dernière station avant le Sinaï, XVII, lb. On sait qu'une tradition ancienne, dont Eusèbe et Cosmas2se font l'écho, place cette localité à l'oasis de Fîran ou dans le voisinage immédiat. Les partisans de la théorie Sinaï-Serbal ont adopté cette hypothèse et ont indiqué soit la petite oasis El-Hesoueh, soit le vallon stérile qui précède et où se trouve le fameux rocher Hésy-el-Hattatin.
Dans la supposition du Sinaï traditionnel, Rephidim serait l'ouady Erfayid, petite vallée débouchant dans l'ouady Emleisah, lequel est parallèle au Nakb el Haoua. Ces identifications sont extrêmement précaires et nous ne saurions nous y arrêter plus longtemps.
Au troisième mois après la sortie d'Egypte on arrive au Sinaï : XIX, 1 et 2. Deux ans plus tard environ, a lieu le départ ; Israël séjourne dans le désert de Paran, Nomb. X, 11, 12. De là partent les espions pour explorer la Palestine, XIII, l-17a ; ils reviennent au même endroit (v. 26a), et le peuple est condamné
1 Pour les détails de la discussion, consulter Dill.-Ryssel, op. cil., pp. 183, 184.
Revue biblique, 1900, pp. 83-86.
2 Voir plus haut, pp. 80-81, 130.
à y rester 40 ans en punition de ses murmures, XIV, 34-35.
Le premier mois de la quarantième année, on est dans le désert de Tsin, qui est Qadès, XX, la. Le désert de Paran qui sépare le Sinaï de Qadès, et où toute une génération d'individus doit périr, ne peut être que le grand et terrible désert dont parle D2, c'est-à-dire le Tih. Cela étant, l'itinéraire de P est semblable à celui de E : Moïse conduit le peuple dans le Sud de la presqu'île où s'élève le Sinaï ; de là, il traverse le désert de Tih et arrive à Qadès. Mais on ne peut rien dire de plus sur la localisation précise de la montagne, d'après ce document.
Le catalogue des stations, Nomb. XXXIII, conduit à des résultats généraux tout à fait pareils. L'auteur a utilisé les renseignements du Pentateuque, spécialement ceux de P ; mais il les complète considérablement d'après des sources que nous ignorons, et il a surtout l'intention, semble-t-il, de combler les lacunes de P. Celui-ci, en effet, emploie l'expression « selon leurs stations» (Ex. XVII, lab, Nomb. X, 12) par laquelle il sous-entend qu'Israël s'est arrêté dans d'autres endroits encore que ceux dont il cite les noms. Aussi bien le catalogue est-il une liste complète, détaillée, de toutes les stations par lesquelles l'auteur suppose qu'Israël a passé entre l'Egypte et le pays de Moab. Nous ne pensons pas que ce soit un très ancien document comme on l'admet parfois en s'appuyant sur la notice du v. 2. 1 Il a quelque chose d'artificiel : il énumère 40 stations — sans compter le point de départ et le peint d'arrivée (Ramsès et Arboth Moab) — et ce chiffre correspond aux 40 années du désert ; or on sait que cette dernière donnée est purement théorique. Il ne nous paraît pas prouvé que ce schéma appartienne à un second rédacteur qui aurait arrondi à 40 un chiffre primitivement différent. On rencontre, sans doute, dans cette liste, des adjonctions postérieures tirées de l'Exode et des Nombres et qui ont pour but de fixer la position géographique de certaines localités ; ainsi v. 6c : «à l'extrémité du désert» ; 8b ils passèrent au milieu de la mer dans la direction du désert ; ils firent trois journées de marche dans le désert d'Etham ; de même vv. 9bc, 14c, etc., surtout w. 37c-40. Mais si nous nous débarrassons de ces notices explicatives, les formules employées sont
Dillmann. Nurncripp. 202-203.
toutes identiques, entièrement stéréotypées, et la série est parfaite, sans une solution de continuité ; elle ne présente aucun indice de surcharge ou d'adjonction ; une seule modification rédactionnelle se trouve au v. 37: ils partirent de Qadès au lieu de: ils partirent du désert de Tsin' (v. 36); Qadès est ici amené par la notice explicative qui précède : c'est Qadès. A part cette légère modification purement accidentelle, le schéma est d'une régularité mathématique et tout porte à croire que le nombre de 40 est voulu par le scribe qui a dressé la liste.
Ajoutons encore qu'il devait connaître les localités dont il parle ; chacune d'elles représente pour lui un endroit réel et n'est pas une quantité purement imaginaire. Ce n'est donc pas une absurdité, comme le prétend. Weill,1 que d'essayer des localisations ; l'absurdité consiste à croire qu'un palestinien n'ait rien su de la presqu'île et que, dans cette ignorance totale, il ait inscrit à la file des noms géographiques qui ne correspondent à rien. Que l'auteur se soit trompé sur la direction générale de l'itinéraire et que les localisations soient souvent malaisées, voire même impossibles, cela n'est pas contestable ; mais nous persistons à admettre que le catalogue des stations a été établi de bonne foi et sous l'empire de préoccupations géographiques.
Le fragment de la liste qui nous intéresse ici est compris dans les vv. 8-41. Après la mention de Mara et d'Elim, localités qui nous sont connues, l'auteur ajoute : ils partirent d'Elim et campèrent près de la mer des Roseaux (v. 10). Dans l'état primitif du document et avant l'insertion de la glose 8b, la mer Rouge n'était pas mentionnée parce que ce n'est pas une station, mais il est évident qu'entre Pi-Hahiroth (8a) et Mara (8c) l'auteur entend bien que les Israélites ont effectué le passage de la mer ; encore une fois, il se borne à indiquer les « stations » et néglige les autres épisodes du voyage ; il ne dira rien, par exemple, des événements si importants du Sinaï (v. 15) et pourtant on ne peut croire qu'il les ait ignorés. Il en est de même pour le miracle du passage de la mer Rouge. Il faut donc admettre que le campement au bord de la mer des Roseaux, mentionné v. 10 est une véritable « station » qui a succédé au passage et doit se
1 Op. cil., p. 111.
placer après Elim. Nous avons déjà dit que cette indication géographique est des plus précieuses. 1 Depuis l'ouady Gharandel, on perd de vue la mer qui est cachée par le Djebel Hammann Firaoum et ses prolongements ; mais, quelques kilomètres plus loin, au sortir de l'ouady Tayibeh, on se retrouve au bord de l'eau, sur la plage du Ras Abou-Zenimeh. Ce lieu ne peut-être que la station signalée par l'auteur du catalogue et, du même coup, se trouve confirmée l'identification d'Elim avec l'ouady Gharandel. Mais, en même temps, nous constatons que l'itinéraire de ce document nous engage dans la péninsule méridionale, comme le faisaient déjà E et P.
Cette donnée précise de Nomb. XXXIII embarrasse beaucoup ceux pour qui aucune des traditions bibliques ne place le Sinaï au Sud de la presqu'île. Weill fait tous ses efforts pour écarter ce texte malencontreux. 2 Il prétend que ce passage est le résultat d'une déformation dont on retrouve la première trace dans la recension des LXX de Lucien ; celle-ci aurait eu, à la fin du v. 10, la leçon naçà xà iJoala, « près des eaux ». Un correcteur inconscient et néfaste aurait interprété « les eaux » comme désignant la mer Rouge et rédigé son texte en conséquence. Cette faute aurait passé dans le texte hébreu et dans la version grecque courante. Il faudrait donc supprimer purement et simplement le verset parasite avec sa mention de la mer Rouge. — Mais, indépendamment de l'étrange supposition que le texte hébreu ait été corrigé d'après la version alexandrine, l'argumentation de Weill n'a qu'un tort, c'est de reposer sur un texte de Lucien qui n'existe pas. D'après P. de Lagarde, qui a cherché à reconstituer cette recension,3 le v. 10 est le suivant : xaï anijQav èl- AlÂÛt-t xaï jiaçevé^aAov ènl OdÀaooav ÉQvQQÛV, et le texte de la version courante des LXX est absolument identique, dans les divers manuscrits. * C'est la traduction de 'D- CT hy 'Jn', ûVnq lyon Où se trouve la déformation ? Du reste, la formule du v. 10 est la même que toutes les autres du morceau ; elle est reprise par le v. 11 (ânrjçccv àno 6aAdoor]g èQvdçàg îyiD CK3 'VD") fait partie intégrante de la série et
Voir plus haut, p. 35.
2 Op. cit., p. 112.
3 Librorum Veteris Tsstamenti canonicorum Pars prior. Gottingen, 1883, p. 162.
4 Édition H. B. Swete, I, Cambridge, 1901, p. 330. Édition Brooke and Me Lean, Vol. I, Pars III, Cambridge, 1911, p. 533.
ne peut en être détachée sans briser la structure de l'ensemble.
Si le campement au bord de la mer des Roseaux est au Ras Abou Zenimeh, les stations suivantes seront placées plus au Sud : désert de Sin, Dophka, Alousch, Rephidim et désert du Sinaï (vv. 11-15). Dophka et Alousch n'apparaissent que dans le catalogue et les identifications proposées sont bien incertaines. 1 Quoiqu'il en soit, le désert du Sinaï et par conséquent la montagne sainte elle-même, doivent être cherchés dans le massif méridional de la presqu'île.
La partie de l'itinéraire donnée par les vv. 15-41 présente une grosse difficulté, signalée depuis longtemps. Du Sinaï, par 20 stations, on arrive à Ezion-Guéber, et de là, en une seule étape, à Qadès ; or, on sait qu'Ezion-Guéber est dans le voisinage d'Akaba, au fond du golfe élanitique, et le passage direct, sans station intermédiaire, de cette localité à Qadès paraît une impossibilité. On remarquera en outre que, d'après le v. 38, Aaron meurt sur le mont Hor, (cf. Nomb. XX, 22 ss.), tandis qu'à Deut. X, 16 l'événement se passe à Mosera, localité citée du reste dans le catalogue (v. 30) sous le nom de Moseroth.
Plusieurs hypothèses ont été proposées pour faire disparaître cette anomalie et cette contradiction. La plus connue est celle d'Ewald', acceptée sans réserves par La grange 3 et accueillie favorablement par Baentsch.4 Elle consiste à transposer les vv. 36b-41a après le v. 30a, de telle sorte que les principaux points de l'itinéraire seraient les suivants : 1° du Sinaï à Haschmona (vv. 16-29) ; départ de Haschmona (v. 30a) et arrivée au désert de Tsin, qui est Qadès (v. 36b). 2° de Qadès au mont Hor (vv.. 37-41a) ; départ du mont Hor (v. 41a) et arrivée à Moseroth (v. 30b). 3° de Moseroth à Ezion-Guéber (w. 31-36a) ; départ d'Ezion-Guéber (v. 36a) et arrivée à Tsalmona (v. 41b), etc. Cette transposition a l'avantage de remplacer l'itinéraire insolite : Sinaï-Ezion-Guéber-Qadès, par un autre plus rationnel : Sinaï- Qadès-Ezion-Guéber, en conformité avec D2 (Deut.
II, 1-7). De plus, on rapproche ainsi le mont Hor de Moseroth; les deux localités étant voisines, la tradition pouvait indiffé-
1 Dill. Ryssel. Exodûs, p. 196.
2 Geschichle des Volkes Israël, IIIe édition, II, p. 283.
1 Revue biblique, 1900, pp. 273-274.
4 Op. cit., p. 674.
remment placer dans l'une ou dans l'autre la mort d'Aaron ; ainsi disparaîtrait la contradiction signalée tout à l'heure. Dillmann modifie l'hypothèse en ce sens qu'il considère les vv. 36b41a comme une interpolation de P dans le catalogue, celui-ci envisagé comme un écrit assez ancien. 1 Mais cette dernière thèse est peu solide, le morceau tout entier, Nomb. XXXIII, portant déjà les caractères de P.
La principale objection que soulève la correction d'Ewald c'est que l'on ne peut saisir la raison qui a poussé un lecteur à enlever les vv. 36L41 a de leur place naturelle pour bouleverser un itinéraire qui semblait fixé par une antique tradition. Mais y a-t-il vraiment désordre dans le texte actuel et contradiction avec D2 ? Le passage vv. 38-40 est évidemment une glose. En réalité, le catalogue ne parle pas de la mort d'Aaron sur le mont Hor ; cette donnée est de P (Nomb. XX, 22 ss.) et elle a été introduite ici. La contradiction ne subsiste qu'entre P et le petit itinéraire de Deut. X, 6-7, et le catalogue n'a rien à faire dans cette discussion. Observons en outre qu'il ne nomme pas Qadès, mais seulement le désert de Tsin. Il faut corriger les vv. 36 et 37 comme nous l'avons fait plus haut. Ainsi délesté, le morceau vv. 16-41 se présente comme un bloc sans fissure, d'une grande homogénéité, et il nous semble arbitraire d'y apporter des modifications. Nous ne voyons pas en particulier pourquoi il faudrait en retrancher la mention du mont Hor, vv. 37b, 41a, 2 qui se présente avec la même formule stéréotypée que pour toutes les autres stations.
Nous pouvons ainsi subdiviser l'itinéraire en trois trajets principaux : 1° Du Sinaï à Bené-Jaakan (vv. 16-31) ; 20 de BenéJaakan à Ezion-Guéber (vv. 32-35) ; 3° d'Ezion-Guéber au désert de Tsin (v. 36). De là on se dirige vers l'Araba, par le mont Hor (vv. 37ab, 41 ss.). Le premier trajet nous amène aux environs de Qadès. En effet, que représente Bené-Jaakan, la station terminale ? D'après 1 Chron. I, 42, Jaakan est un clan Séirite. De même, dans la liste des tribus horites, Gen. XXXVI, 27 cite un Akan C¡Py, LXX IovxafA,, Iwaxav, Icovxa/t). On cherchera donc les Bené-Jaakan (fils de Jaakan) dans le pays de Séir, qui correspond à peu près, comme nous l'avons déjà remarqué, au territoire des Azazmeh. D'autre part, le petit fragment d'itiné-
1 Numerl. pp. 206 - 207
Lagrange. Loc. alpp. hô a z/i.
raire Deut. X, 6-7, sur lequel nous reviendrons plus loin, nomme la même localité : Beêroth Bené-J aakan, « les puits des Bené-Jaakan ». Quelle région du pays des Azazmeh peut être appelée « les Puits », sinon celle de Qadès, avec ses trois grandes sources ? Si l'auteur du catalogue ne nomme pas Qadès, c'est qu'il entend que les Israélites ont occupé tout le district des Bené-Jaakan. — Le second trajet conduit à Ezion-Guéber ; ce voyage était déjà fixé par la tradition de D2 (Deut. II, 1-7) et le catalogue le fait sien, en utilisant les données du petit itinéraire Deut. X, 6-7. — Quant au troisième trajet qui nous transporte d'un seul bond d'Ezion-Guéber au désert de Tsin, il s'explique aussi pour les raisons suivantes : l'auteur sait bien qu'on ne fait pas ce voyage en une étape ; mais, ayant déjà cité les stations de l'aller, il trouve inutile de répéter ces noms pour le retour, cela d'autant moins qu'il s'en tient au schéma traditionnel des 40 stations en tout. D'autre part, le désert de Tsin est une désignation toute générale de la région de Qadès et équivaut grosso-modo au district de Bené-Jaakan. L'auteur admet donc qu'il y a eu deux séjours à Qadès. Tout porte à croire qu'il s'est laissé guider par les données mêmes du livre des Nombres. En effet, dans l'état actuel de la compilation des récits, Israël semble avoir séjourné deux fois à Qadès ; il y est déjà, d'après XIII, 26, et il y arrive encore une fois, d'après XX, 1. Si l'on ne procède pas à la séparation des documents, l'illusion est complète et il faudra nécessairement accepter le double séjour en cet endroit. L'auteur du catalogue travaillant sur les textes d'Ex. à Nomb., tout en les complétant, ne pouvait échapper à cette méprise et cela en dépit d'une tradition bien établie, représentée par nos documents isolés, d'après laquelle il n'y eut qu'un seul établissement à Qadès. Une seule difficulté subsiste encore, c'est que l'auteur du catalogue ne nomme pas Qadès ; il emploie des expressions plus vagues : Bené-Jaakan, désert de Tsin. On sait que P évite aussi le mot Qadès, et préfère le terme de désert de Tsin (Nomb. XIII, 21, XX, la). Est-ce dans la crainte de perpétuer le souvenir du fameux sanctuaire qui pouvait entrer en compétition avec celui de Jérusalem ? Dans ce cas, l'auteur du catalogue, qui s'inspire de P, aurait agi pour le même motif.
Pour le moment nous retenons que, d'après le catalogue, Israël, partant du Sinaï, se dirige vers Qadès en passant par
une quinzaine de stations, (vv. 16-31) ; c'est dire que la montagne sainte est à une grande distance de Qadès et comme, par la mention de la station au bord de la mer (v. 10), l'itinéraire s'engage dans le Sud de la péninsule, c'est là qu'il faudra chercher le Sinaï du catalogue. Quant à l'identification des 15 localités intermédiaires, la plus grande prudence est de rigueur.
L'étude que Dillmann consacre à ce sujet n'est pas concluante. 1 Le meilleur essai chorographique est celui du P. Lagrange, mais il laisse encore plusieurs points dans l'obscurité. 2
Résultat.
Deux conclusions peuvent être tirées de l'enquête à laquelle nous venons de nous livrer en ce qui concerne le premier trajet du voyage. 1° Toutes les traditions bibliques fournissent l'itinéraire Egypte-Sinaï (Horeb)-Qadès. Les documents J, E et P concordent sur ce point ; il en est de même de D2, car s'il ne s'occupe du voyage qu'à partir de l'Horeb, il sous-entend qu'Israël y est venu après la sortie d'Egypte. 2° Il existe sur la localisation du Sinaï une double tradition. L'une, représentée par J seulement, paraît placer le Sinaï dans le voisinage de Qadès. L'autre, représentée par E, D2, P et le catalogue, le situe dans la région montagneuse de la presqu'île méridionale.
Relativement à la seconde de ces conclusions, il est nécessaire de se demander laquelle de ces deux traditions est la plus conforme à la réalité. Possédons-nous, en dehors des textes qui parlent du voyage, d'autres renseignements géographiques qui pourraient déterminer notre choix ? Ces renseignements existent, et même la plupart des critiques les ont pris pour point de départ de la discussion, parce qu'il sont extrêmement précieux. Cette méthode a toutefois le défaut d'établir des à priori, car l'interprétation de ces textes isolés, toujours délicate, ne peut être fructueuse que si elle est appuyée par l'étude préalable des documents qui fournissent un itinéraire ; dans le cas contraire, elle risque de fausser l'exégèse de ces derniers. C'est pourquoi nous avons préféré suivre la méthode inverse et con-
1 Numeri. pp. 204-205.
* Revue biblique, 1900, pp. 273-280, Baentsch (op. cit., pp. 677-679) accepte la plupart des identifications proposées par Lagrange. Holzinger (Numeri, 1903, pp. 162-163) n'apporte rien de nouveau à la discussion.
sidérer les textes en question comme un criterium qui nous permette d'établir un jugement définitif et d'échapper à l'incertitude dans laquelle nous pourrions encore nous trouver.
Ces textes sont au nombre de deux : Jug. V, 4-5 et Deut.
XXXIII, 2ab. Le premier appartient au très ancien cantique de Débora et acquiert de ce fait une grande valeur. Sa forme n'est pas d'une correction absolue et la critique textuelle s'est appliquée à la restituer autant que possible dans son état primitif.
Jahvé, quand tu sortis de Séir, Quand tu t'avanças du champ 1 d'Edom, La terre frémit, les cieux s'ébranlèrent, 2 Les nuages se fondirent en eaux, Les montagnes chancelèrent devant Jahvé, Le Sinaï trembla 3 devant [ ] le Dieu d'Israël.
Jahvé habite le Sinaï et de là vient en Palestine au secours de son peuple opprimé ; cette manifestation est accompagnée d'un orage terrible et le sanctuaire de Jahvé lui-même en est ébranlé. On a interprété géographiquement ce texte en ce sens que l'auteur, par la mention de Séir et d'Edom, voudrait désigner simplement l'extrême frontière méridionale du pays, l'endroit par où Jahvé fait son entrée dans la terre israélite. Le Sinaï serait plus éloigné, et du Sinaï, Jahvé passerait par Edom, venant d'un point plus méridional encore. 4 — Mais n'est-il pas plus conforme au texte et plus naturel de donner à la préposition p « ex », « hors de », son sens ordinaire, par lequel elle marque le point de départ et non le point de passage ? L'expression : p n~ signifie « sortir de », et rien de plus. Jahvé
1 Rappelons que le mot HT5T, traduit par « champ », ne désigne pas uniquement un endroit plat, mais aussi un pays montagneux. Voir plus haut, p. 237.
2 Dans le texte : «dégouttèrent», « se fondirent en eaux », Le même verbe est employé au yb, où il est mieux en place. LXX A ieeurdolî = * � ',j, cf. Jérémie XLIX, 23.
:¡ Dans le texte ; :¡:; m « à savoir le Sinaï ». Tels quels, ces mots ont tout à fait l'air d'une glose, et plusieurs commentateurs les retranchent (Moore, Bude, Nowack, Lagrange). Mais le parallélisme exige un mot correspondant à « montagnes »; en outre, avec cette suppression, le v. 5h est bien pauvre. Nous adoptons la correction proposée par Winckler (Altorientalische Forsc/mngen, II, p. 192) : :O i[;"J « le Sinaï trembla », et retranchement du second Dirf
1 Lagrange. Le Livre, des Juges, 1903. p. 82. Von Gall. Op. cil., pp. 11-12.
sort de Séir parce qu'il est en Séir ; il s'avance du « champ » d'Edom, parce que c'est là sa demeure. En nommant le Sinaï, l'auteur veut préciser et il entend que la montagne sacrée est en Séir ou en Edom, c'est-à-dire au Sud de la Palestine. C'est, nous paraît-il, violenter le texte que de lui faire dire autre chose ou plus. 1 L'autre texte, Deut. XXXIII, 2ab 2 est très probablement inspiré de Jug. V, 4-5 ; mais il nous est cependant utile parce qu'il est d'une précision qui ne laisse rien à désirer :
Jahvé est venu du Sinaï, Il a brillé pour nous 3 de Séir, Il a fait luire du mont de Paran, Il est venu de Meribat-Qadès. 4
Nous avouons ne pas comprendre pourquoi Wellhausen J lit : à Meribat-Qadès ; sans doute, avec la correction du texte le rJ de la préposition iQ « hors de», disparaît; mais le parallélisme en exige absolument la restitution ; il se peut fort bien qu'il ait été supprimé par le fait même de la corruption du mot primitif meribat en meribeboth, « hors des myriades », où il n'a plus sa raison d'être. Cette traduction erronée a eu, du reste, une grave conséquence : puisque c'est Jahvé qui vient du Sinaï à Qadès, on en a conclu que le peuple n'est jamais allé au Sinaï et que le voyage à la montagne sainte est une invention forgée à une époque où il paraissait plus convenable de conduire le peuple au Sinaï.0 On constate ici comment une erreur d'inter-
t Budde. Das Bltch dev Richter, 1897, p. 41. Nowack. Richter., 1902, p. 43.
Winckler. Altor. Forsch. III, p. 377. Smend. Lehrbuch der alt. Religionsgeschichte, IIe édition, p. 35.
2 Habac. III, 3, Ps. LXVIII, 9 semblent à leur tour dériver de Deut. XXXIII, 2.
3 Dans le texte « pour eux ». LXX, ■huïv *Ji.
s Dans le texte unp ri:;::? « des myriades de sainteté », ce qui n'a pas de sens. 11 faut en tout cas lire 0t « Qadès » avec LXX. La meilleure correction de rt22~*2 est celle proposée par Ewald (Geschichte des Volkes Israël, III" édition 1865, II, p. 280, note) et acceptée par la plupart des exégètes : ru*~ « Meribat », qui est le nom de la source dans Ex. XVII.
1 Prolëgomena, p. 359. De même von Gall. Op. cit., p. 11. Jtontscli. Op, cit., p. 139. Ed. Meyer. Die Isracliten., p. 60.
6 Voir plus haut, p. 427 et s.
prétafion de Deut. XXXIII, 2 a poussé dans une fausse direction toute l'exégèse des récits du voyage. En réalité, l'auteur de Deut. XXXIII n'a pas l'intention de rappeler à ses compatriotes qu'autrefois Jahvé a voyagé du Sinaï à Qadès. Quel intérêt ce renseignement aurait-il pu avoir ? Le poète vivait en Palestine ; 1 il rappelle que Jahvé est venu du Sinaï en Canaan pour habiter avec son peuple et pour le protéger contre ses ennemis (vv. 2629). Par conséquent, la traduction « à Meribat-Kadès» ne se justifie en aucune manière. 2 Ainsi rétabli, le texte a une signification géographique des plus claires. Sinaï, Séir, Paran, Qadès, sont mis tous quatre sur la même ligne de l'horizon ; rien ne nous permet de croire que ces localités sont successives l'une par rapport à l'autre, en sorte que le Sinaï serait le point de départ le plus éloigné, et Qadès le plus rapproché sur la ligne Sud-Nord. S'il en était ainsi, le poète aurait employé d'autres particules que 0 « hors de », et se serait exprimé d'une manière plus explicite. Tel quel, et avec les exigences du parallélisme le texte ne peut avoir qu'un sens : les 4 localités sont situées dans la même région.
Nous savons où sont Séir, Paran, Qadès, et c'est là qu'il faudra chercher le Sinaï Eclairé par Deut. XXXIII, 2, l'important passage Jug. V, 4-5 nous semble être l'écho d'une très ancienne tradition, d'après laquelle le Sinaï est situé au Midi de la Palestine, dans le voisinage de Qadès. L'étude de l'itinéraire de J nous avait fait entrevoir déjà cette solution ; toutefois, ce document, assez fragmentaire, ne nous permettait pas encore d'atteindre la vérité ; des obscurités et des lacunes subsistaient. Mais, complétée par les données du vieux cantique de Débora, la tradition de J acquiert une autorité et une valeur incontestables. D'ailleurs, une autre considération doit entrer en ligne de compte. Le séjour à Qadès a certainement été de longue durée (Deut. I, 46) ; l'endroit était propice et tout porte à croire que les Israélites y ont fondé des établissements importants. Or, n'était-ce pas pour eux
1 Deut. XXXIII est formé de deux parties : vv. 2-5, 26-29, sorte de psaume destiné à glorifier Jahvé; il ne peut guère être antérieur à la réforme de Josias (621 j.
Dans ce morceau a été insérée une série de « bénédictions)) relatives aux tribus et qui sont plus anciennes (vv. 6-25). n-
2 Evvald. Loc. cil. Dill. Numevi., p. 417. Bertholet. Deuleronomium, p. Wl.
Steuernagel. Deitleronomiitm iind Josna, p. 123. Lagrange. fiente biblique, 1899, p. 382.
une nécessité d'avoir à leur disposition et tout près de leurs installations le dieu national sous la protection duquel ils s'étaient mis ? Dans ces temps reculés, la vie religieuse d'une tribu ou d'un peuple était intimement liée à la présence du dieu dans son sein. Il est inconcevable qu'Israël ait, pendant de longues années, vécu séparé de Jahvé, auquel il devait nécessairement offrir un culte et apporter des offrandes. La localisation du Sinaï dans le voisinage de Qadès résout la difficulté d'une façon que nous jugeons satisfaisante. Mais nous nous trouvons dans l'impossibilité de désigner une sommité bien déterminée.
Aïn-Qedeïs est entouré de montagnes plus ou moins élevées : à l'Est, les contreforts du Djebel Maqra, à l'Ouest, le Djebel Moueileh, bien nettement détaché de l'ensemble avec son sommet en pyramide. Il domine l'oasis de Qeseimeh et de loin on l'aperçoit comme une sentinelle. Est-ce le Sinaï ? Nous nous abstenons de répondre parce que les textes manquent de précision. Mais nous avons la conviction que c'est près de Qadès que Jahvé avait son sanctuaire primitif. Moïse le connaissait ; il y conduit son peuple pour que celui-ci prenne contact avec son dieu ; non loin de là s'étend l'oasis, que la divinité protège et qu'elle a créée. Israël s'y installe à demeure et Moïse commence son œuvre de législateur.
Ed. Meyer 1 a eu raison d'attirer l'attention des biblistes sur le passage important Deut. XXXIII, 8-11 et de le mettre en pleine lumière: L'Ourim et Toummim sont aux gens 2 de ton Fidèle, que tu as tenté à Massa et que tu as querellé à Meriba. etc.
Cette parole s'adresse à Jahvé (w. 10-11) et l'auteur parle des Lévites, de la caste sacerdotale de son temps. Celle-ci est rattachée à un Fidèle, à un prêtre par excellence (LXX ZOJ ooiip) que Jahvé a tenté à Massa et querellé à Meriba. Cette indication nous fait voir qu'il s'agit de Moïse. Sans doute, dans le récit JE de la « querelle » de Qadès (Ex. XVII, 1-7), c'est le peuple qui querelle Jahvé et non l'inverse. Pourtant la version
1 Die Israrlilen., pp. 51-59.
- Dans l'expression ^"pcn « homme de ton Fidèle », ï::N est collectif et désigne la totalité des descendants — fictifs ou non — de celui qui est appelé le Fidèle. Le v. 8b s'oppose à la traduction de Steuernagel (op. cil., p. 125), qui fait de "m une apposition de ¡:''N (aux gens, c'est-à-dire à tes fidèles), et à celle de Budde, qui lit -r¡"7.SIJ. « aux gens de tes bienveillances » = «à les privilégiés ». Cf. Dill.
,Nlitnip)-i pp. 422-423.
primitive de P (Nomb. XX)1 laisse supposer une lutte entre Jahvé et Moïse. En tout cas, la tradition de Deut. XXXIII, 8 est une variation sur le même thème : l'origine du nom de la source. 2 Meyer a tort d'y voir une allusion au combat divin d'Ex. IV, 24-26 qui ne se passe pas à Qadès et qui n'a pas le même sens. Quoiqu'il en soit, Moïse est récompensé de sa fidélité en recevant l'Ourim et Toummim, c'est-à-dire l'instrument par lequel on interrogeait Jahvé et on rendait des oracles. Ces décisions, ces jugements que le dieu était censé prononcer avaient force de loi et nous avons ici l'embryon de la législation israélite.
Moïse est à la fois prêtre et législateur et à ce titre l'ancêtre de la caste sacerdotale. A cette tradition, dont le fond historique ne nous paraît pas douteux, on peut rapprocher le texte Gen. XIV, 7 où Qadès est appelée 03~0 yv « la source du jugement», c'est-à-dire l'endroit où la justice est rendue.
L'autre tradition, celle de E, D2, P et catalogue — avons-nous dit — localise le Sinaï au Sud de la presqu'île. Cette divergence profonde est un fait que l'on constate sans pouvoir en donner une explication entièrement satisfaisante. Toutefois, remarquons déjà que ce système n'est pas appuyé comme celui de J par d'autres textes appartenant au vieux fonds de la tradition israélite. P et le catalogue ne représentent qu'une version relativement jeune. D2 dépend de E ; celui-ci, originaire selon toute probabilité du Royaume du Nord, paraît n'avoir conservé qu'un souvenir moins clair des événements qui se sont passés dans une région assez éloignée. Essayons de préciser certains points.
On sait que P évite le nom de Qadès, qu'il remplace par le « désert de Tsin». De plus, Israël ne fait qu'y passer, car les 40 ans de séjour dans la péninsule s'écoulent alors que le peuple est dans le désert de Paran, puisque c'est de là que part et là que revient l'expédition des espions en Canaan, à la suite de laquelle le peuple est puni (Nomb. XIII, 1-3, 26ab; XIV, 29).
Il semble ainsi que P n'est pas favorable à l'idée d'un établisse-
1 Voir plus haut, pp. 411-412.
2 Selon Meyer, les récits de JE et P seraient le résultat d'une modification intentionnelle de la version de Deut. XXXIII, 8. On trouva criminelle et inconvenante cette lutte de Jahvé contre Moïse, l'homme saint, et on y substitua un combat -du peuple contre Jahvé ou contre Moïse. Mais une lutte contre Jahvé serait-elle moins criminelle ?
ment prolongé du peuple à Qadès. Nous pouvons faire une observation semblable pour D2. La notice I, 46 ne fait pas partie intégrante de cette tradition ; au contraire, D2 nous apprend (II, 14) que le séjour au désert n'a pas eu pour théâtre un point déterminé du pays, mais a consisté en un long voyage de 38 ans depuis Qadès jusqu'en Moab. Ici encore, l'importance de Qadès est diminuée. Pouvons-nous en induire qu'il en, est de même dans E, dont D2 est l'écho? Certes, les textes élohistes parlent de Qadès, nous l'avons vu ; cette localité est le point de départ des explorateurs en Palestine ; mais, d'autre part, ils racontent les négociations avec Edom (Nomb. XX, 14 ss.), à la suite desquelles Israël sera forcé de tourner le pays par le Sud pour pénétrer dans les districts situés au delà de l'Araba. Ce voyage correspond assez bien à celui de D2, quoique sa durée ne soit pas indiquée. Il en résulterait ainsi qu'aux yeux de l'auteur de E la signification de Qadès est aussi quelque peu mise à l'arrière-plan.
D'où provient cet amoindrissement, voire même cet effacement, intentionnel, semble-t-il, de Qadès ? Ne serait-ce pas du fait que, à l'époque où fut mise par écrit la tradition dont nous discutons la valeur, le souvenir s'était déjà perdu que le Sinaï s'élevait à proximité de Qadès ? On comprendrait ainsi qu'en déplaçant le Sinaï et en donnant à ce dernier, dans le cours des siècles une importance religieuse toujours plus considérable au détriment de Qadès (dans P par exemple), on en soit venu à ne plus considérer la fameuse source que comme un lieu de passage et non plus comme un lieu de séjour prolongé.
Du reste, ce déplacement de localités bibliques est un phénomène bien connu. L'antique montagne de Séir, qui n'est autre chose que le Djébel Maqra, a été transportée à l'Est de l'Araba et identifiée avec le Djébel Schera. Pour l'historien Josèphe, Qadès est Pétra. Dans l'A. T. même, on rencontre des exemples de confusions de ce genre. Un des plus curieux est celui qui concerne les deux collines de l'Ebal et du Garizim (Deut.
XI, 30): ces montagnes ne sont-elles pas de l'autre côté du Jourdain, derrière le chemin du soleil couchant dans le pays des Cananéens qui habitent dans l'Araba, vis-à-vis du Guilgal près des térébinthes du Devin? Cette notice, ajoutée peut-être au texte primitif de D, vise sans contredit la ville de Sichem, célèbre par son arbre sacré (Gen. XII, 6 ; XXXV, 4 ; Jos. XXIV, 25 ;
Juges IX, 6, 37), entourée des deux montagnes bien connues, l'Ebal au Nord et le Garizim au Sud (Juges IX, 7 ; Jos. VIII, 30-35, Deut. XI, 29; XXVII, 11-14). Mais que vient faire ici la mention de l'Araba et de Guilgal ? L'Araba ne peut être que la vallée du Jourdain ou son prolongement au Sud de la mer Morte ; le contexte appelle la portion de la vallée du Jourdain située près de Jéricho (Jos. IV, 13 ; V, 10; Jér. XXXIX, 5 ; LU, 8). En tout cas, on ne peut songer au vallon au fond duquel est bâtie Sichem. 1 Et Guilgal ? Si l'auteur de la notice veut fournir un point de repère, il doit mentionner une ville connue ; traduire S}1?} par « tas de pierres», comme le fait Dillmann 2 ne résout pas la difficulté, car un « tas de pierres » n'est pas une indication géographique suffisante. On ne connaît pas de localité nommée Guilgal, près de Sichem. Les quelques ruines appelées Gulêgil, dans le voisinage de cette ville et que Buhl identifie avec notre Guilgal3 n'ont pas l'importance qu'on leur attribue et il faudrait d'abord prouver que ce sont bien les ruines d'une ville. Le seul Guilgal bien connu est la vieille cité située au Sud de Jéricho, dans la vallée du Jourdain (Josué 4). On constate ainsi que la notice Deut. XI, 30, combine deux données géographiques ; d'après l'une l'Ebal et le Garizim sont situés près de Sichem ; d'après l'autre, près de Guilgal dans l'Araba.
Cette dernière indication SlO nmj?n Hw'rt, « qui habite l'Araba, vis-à-vis de Guilgal») est peut-être une glose.4 Quoi qu'il en soit, il existait une tradition qui plaçait l'Ebal et le Garizim dans le voisinage de Jéricho. Remarquons qu'elle est connue d'Eusèbe et de Jérôme, qui localisent en effet les deux montagnes près de Jéricho et pensent que les Samaritains se sont trompés en les situant à Sichem. 5
LXX ènl ôvofiMv « à l'occident ». Cette leçon n'est pas satisfaisante, car elle crée une tautologie avec le va.
i Numeri. p. 290. De même Steuernagel. Deuteronomium. p. 42.
3 Geogmpltie des alten Paliistina, 1896, pp. 202-203.
4 Von Gall. Op. cit., pp. 109-110.
5 Onom. (édit. Klostermann, pp. 64-65). A Deut. XI, 29. TaifiaA. oçog lv xfi l'fi xrjg ènayysAiag, e'vdct yteAsêsi Mojvoîjç oxfjoai dvonccoxijQtov. xa, Aeysxai JiaçaKEÎodai xfj cIe(!tXW oQfj aUO. JJv xo fihv eïvai JTaçi^ecv xo ol, raifîaA.
SapaQEÏtai ol, êxsQa ôeinvvooiv xà xf] NéajioAei Tiaçauelfieva, acpaÂÀAuëvOt.
A Deut. XI, 30. FoAyùA 1; xaï FaÂyéÂ. xavxTjg eïvai nAïqaîov yçatpij ôiôdo",ici xo raQiÇeïv NAÏ xo FaifiàA jeog. ij ol, VaAyaAa xônog lad Ti¡ cIe(!txovç;. Jérôme ajoute : Errant igitur Samaritani, qui juxta Neapolim Garizim et Gebal montes ostendere volunt, cum illos j/lxta Golgal esse scriptuia teslelur.
Si l'on pouvait diverger d'opinion sur l'emplacement des deux sommités palestiniennes, à plus forte raison l'hésitation étaitelle possible quand il s'agit d'une montagne située dans la péninsule. Ajoutons que l'erreur qui consiste à placer le Sinaï dans le Sud est très excusable ; nous serions même tenté de dire qu'elle s'est produite à la suite de l'accroissement des connaissances géographiques. Les montagnes « sinaïtiques » sont très imposantes ; beaucoup plus que le Djebel Maqra et les collines de Qadès. En outre, plusieurs de leurs pics ont revêtu un caractère sacré, et une étude attentive des noms par lesquels les Bédouins les désignent présenterait à cet égard un réel intérêt.
Nous avons dit1 que, selon Antonin de Plaisance, le culte lunaire y était célébré ; le mot Serbal rappelle la divinité sémitique Baal, du moins probablement. A tous égards, les Alpes de la péninsule ont plus d'importance que les montagnes du Négeb.
Quand le Jahvé du Sinaï fut censé habiter la Palestine, et que les Israélites se désintéressèrent de son sanctuaire primitif, on n'a pas de peine à comprendre que l'écrivain chargé de conter l'histoire de l'exode ait choisi pour emplacement de la théophanie sinaïtique l'une des magnifiques sommités de la presqu'île, plus en rapport avec la scène grandiose qu'il voulait décrire.
B. DE QADÈS AU PAYS DE MOAB Nous avons à examiner surtout le morceau Nomb. XX, 13XXII, 1 ; il soulève des problèmes critiques et historiques assez compliqués, dont il nous faut essayer tout au moins d'indiquer la solution la plus probable. Le document le mieux représenté est E. On est, en effet, d'avis que les fragments suivants lui appartiennent : le récit des négociations avec Edom, XX, 14-21 ; celui des serpents brûlants, XXI, 4c-9, et celui de la victoire sur Sikhon, roi des Amoréens, XXI, 21-32.2 Ce qui reste serait à
1 Voir plus haut, p. 129.
1 Holzinger (Numerip. 90), à la suite de Wellh. (Die Composition., p.110), attribue à J les vv. 21-24, dans la pensée qu'il s'agirait ici de la conquête du pays de Moab. Mais il faut alors admettre que le mot Amoréens a été introduit par Rje à la place de celui de Moabites, ce qui n'est pas prouvé. En outre, il y a analogie entre ce récit et celui de XX, 14-21 (comp. XXI, 21 et XX, 14), qui est sûrement de E. Pour Steuernagel (Die Einivanderung der israëlitischen Stiimme in Kanaan, Berlin, 1901, p. 106) tout le morceau appartiendrait à une couche postérieure de E.
répartir entre les autres documents. — Il est évident que XX, 22-29, XXI, 4a sont de P : de Qadès au mont Hor et départ du mont Hor ; la suite est à XXI, 10 ; on retrouve ici la formule ordinaire de P : iann.u>D>i ; de même au v. lla et à XXII, 1 où nous voyons Israël camper dans la plaine de Moab, en face de Jéricho. — Le morceau XXI, 33-35, qui raconte la conquête du pays de Basan, a une allure deutéronomique ; ce peut être une notice de Rd tirée de Deut. III, 1-3 ; toutefois, n'oublions pas que D2 reproduit la tradition de E ; par conséquent, il est bien possible que E possédait un récit de ce genre, dont le texte primitif est maintenant perdu. — La principale difficulté critique consiste à savoir quels fragments il faut attribuer à J. Aucun doute n'est possible en ce qui concerne XXI, 1-3, l'attaque à Khorma ; l'épisode ne peut être ni de E, ni de P, d'après lesquels Israël se dirigea vers l'Est et non vers le Nord (XX, 14-29) ; du reste, E possède son propre récit de Khorma (XIV, 39 ss.).1 Mais que faire de XXI, 12-20 ? Nous avons là un fragment d'itinéraire qui nous transporte dans le pays de Moab, jusqu'au Pisga. Ce morceau est généralement, en tout ou en partie, attribué à E.2 Mais E, dans le récit de la guerre contre Sikhon (vv. 21-32), qui suit l'itinéraire en question, nous conduit dans une région beaucoup plus méridionale et on ne peut admettre qu'Israël soit retourné sur ses pas pour combattre le roi des Amoréens. Il faudrait en tout cas transposer les vv. 12-20 après les vv. 21-32. Mais on remarquera que l'itinéraire ne mentionne pas la localité de Jahats citée dans le récit de E (v. 23). Nous ne pouvons donc pas l'attribuer au document élohiste. — Aurions-nous à faire à un fragment de J ?
C'est l'opinion de plusieurs commentateurs,3 qui s'appuient précisément sur le fait qu'ici E doit être exclu ; comme on ne saurait songer à P, il ne reste plus que J. Mais le morceau ne porte aucun des caractères de J. Sans doute, le « livre des guerres de Jahvé » est cité au v. 14, mais il n'est point certain du tout que les lambeaux de poésie des vv. 14-15, 17-18 soient par-
1 Ces raisons n'ont pas été entrevues par Procksch, qui persiste, contre toute vraisemblance, à attribuer ce fragment à E. Das nordhebraïsche Sagenbuch.
pp. 106-107.
2 Bantsch. Op. cil., p. 577. Holzinger. Numeri, p. 90.
Lagrange. Op. cil., pp. 66-67. Dillmann (Nwneï'i., p. 120) déjà supposait que le morceau est un ancien itinéraire qu'un rédacteur a tiré peut-être de J, spécialement les vv. 18b--20.
ties constitutives du texte primitif ; ils ont, au contraire, toute l'apparence d'être des adjonctions introduites à propos de l'Arnon et de Beer ; le sens de ces pièces est du reste peu clair et on ose se demander si elles ne font pas allusion à des événements bien postérieurs à l'époque mosaïque. Si nous les détachons de l'ensemble, il reste un véritable itinéraire, d'une régularité à peu près parfaite, une sèche nomenclature de localités qui ne rappelle en rien la manière de faire de J. Celui-ci ne trace, à vrai dire, aucun itinéraire quelconque ; il mentionne un certain nombre de localités et connaît le voyage d'Israël dans ses grandes lignes ; c'est dans ce sens que nous avons parlé d'un « itinéraire » de J. Mais en réalité, les préoccupations purement géographiques sont étrangères à sa narration et spécialement l'intention de déterminer, dans une suite régulière, les stations du voyage et d'établir un itinéraire systématique. C'est pourquoi nous ne saurions admettre que le morceau w. 12-20, qui revêt si nettement la forme d'un itinéraire, puisse être attribué à J. — Signalons encore la parenté littéraire, reconnue par tous les critiques, qui existe entre ce morceau et le passage Deut. X, 6-7 ; Et les enfants d'Israël partirent du Puits des Bené-Jaakan à Moser ; là mourut Aaron et il fut enseveli là, et Eléazar son fils lui succéda dans le sacerdoce. De là ils partirent à Goudgoda, et de Goudgoda à Jotbatha, pays des courants d'eau. Cette notice n'est évidemment pas dans son contexte ; elle renferme les mêmes formules que l'itinéraire Nomb. XXI, 12-20 (1J7D3, oen).
:IT T • dont le début manque. Tout porte à croire que Deut. X, 6-7 était primitivement transcrit avant Nomb. XXI, 12 et faisait partie de cet itinéraire. Un rédacteur l'aura déplacé pour éviter la juxtaposition, dans le même péricope, de Deut. X, 6 où Aaron meurt à Moser et Nomb. XXI, 22 ss. où cet événement se passe à la montagne de Hor. Le fragment Deut. X, 6-7 ne porte pas non plus les caractères de J ; la mention d'Eléazar comme successeur d'Aaron indiquerait plutôt E (comp. Josué XXIV, 33 E).
Mais si nous en faisons un élément de l'itinéraire de Nomb.
XXI, 12-20, nous ne pouvons plus songer à E. Nous croyons donc que tout le morceau Deut. X, 6-7, Nomb. XXI, 12-20 — à part les additions postérieures — représente un itinéraire qu'on ne peut rattacher à aucune de nos sources ; il est indépendant et reproduit une tradition spéciale dont nous ne trouvons ail-
leurs aucun écho. Pour plus de commodité, nous le désignerons par la lettre X.
Examinons maintenant avec un peu d'attention les renseignements géographiques que nous fournissent les divers documets contenus dans Nomb. XX, 14-XXII, 1.
1° L'itinéraire de J.
Le texte capital est, avons-nous dit, Nomb. XXI, 1-3: 1. Et les Cananéens, [ ],1 qui habitent le Negeb, apprirent qu'Israël arrivait par le chemin d'Atharim et ils combattirent Israël, et emmenèrent des prisonniers. 2. Alors Israël fit un vœu à Jahvé et dit : Si tu livres ce peuple en ma main, je vouerai ses villes à l'anathème. 3. Jahvé entendit la voix d'Israël et livra les Cananéens en sa main. 2 Et il les voua eux et leurs villes à l'anathème et on appela ce lieu Khorma (anathème).
Il est évident que si Israël a vaincu les Cananéens du Négeb — et cette victoire paraît avoir été complète — il s'est établi définitivement dans les territoires conquis. Nous aurions ici une tradition extrêmement intéressante d'après laquelle l'occupation de la Palestine par les Israélites se serait faite par le Sud et non par l'Est, comme on l'admet communément sur la foi d'autres textes. Toutefois, une autre donnée de J est en contradiction formelle avec celle-ci ; en voici les principaux éléments tirés du passage Jug. I, 3-17 : l'auteur parle des conquêtes des tribus de Juda et Siméon, de la victoire sur AdoniTsédek (mieux que Bezek), de la prise d'Hébron et de Debir ; puis il ajoute : 16. Les fils de Hobab, le Qénite, beau-père de Moïse, montèrent de la ville des Palmiers avec les fils de Juda, au désert qui est le Négeb de Juda (?), à la descente d'Arad et allèrent habiter avec Amalek.3 17. Et Juda alla avec Siméon son frère et ils battirent les Cananéens qui habitent Tsephath et ils la vouèrent à l'anathème et on appela la ville Khorma.
Tels quels, ces textes ont un sens très clair. Le point de départ de l'expédition, c'est la « ville des Palmiers», c'est-à-dire Jéricho (Deut. XXXIV, 3, 2 Chron. XXVIII, 15, Jug. 111, 13), l'in-
1 Le roi d'Arcul : glose.
4 Avec LXX, Pescli.
3 Pour la restitution de ce v., v. plus haut, p. 384.
vasion se fait du Nord au Sud, s'étendant d'abord sur les territoires qu'occupa Juda, puis sur ceux, plus méridionaux, de Siméon ; la prise de Tsephath-Khorma est mentionnée comme un des faits d'armes les plus célèbres.
La contradiction avec le texte des Nomb. est absolue. Là, Israël part de Qadès dans la direction Sud-Nord, pour s'emparer de Khorma ; ici, il part de Jéricho, dans la direction Nord-Sud pour aboutir au même résultat. Ce qui complique le problème, c'est que ces renseignements n'appartiennent pas à deux auteurs, mais émanent du même document. Comment résoudre cette difficulté ? Faut-il essayer d'harmoniser les récits ? On l'a fait1 : la première prise de Khorma n'aurait pas été définitive ; la ville serait retombée au pouvoir des anciens habitants, et plus tard, au temps de la conquête, Israël vengea sa défaite d'autrefois en s'emparant de la cité et en la vouant à l'anathème. Cette hypothèse n'a en soi rien d'invraisemblable, mais elle n'est pas soutenue par les textes. Le récit des Nombres ne peut pas s'entendre d'une occupation provisoire de Khorma, mais d'une destruction sans retour, excluant la possibilité d'une nouvelle campagne contre cette ville. Pour que l'harmonisation soit acceptable, il faut de toute nécessité supprimer le v. 3 dans le texte des Nomb. ; ainsi procèdent entre autres Nowack et Holzinger. Le vœu d'Israël d'exterminer la ville (v. 2) se serait accompli plus tard (Jug. I, 17) ; le v. 3 serait une interpolation tirée précisément du passage des Juges. Mais peut-on, sans faire violence au texte, arrêter le récit des Nomb. au v. 2 ?
Sans le v. 3, il ne reste plus qu'un lambeau de narration sans valeur ; la conclusion manque, l'essentiel fait défaut. Le v. 3 est nécessaire si l'auteur veut nous faire savoir — et c'est son but — quel fut le résultat de la lutte contre les Cananéens. Aussi bien, Budde 2 modifie-t-il l'hypothèse de l'interpolation en restreignant celle-ci au v. 3b et on appela ce lieu Khorma. Cependant, malgré la présence du mot « Qipn », « lieu », « endroit », qui est vague, cette courte notice est aussi nécessaire que le reste ; car l'auteur, en employant deux fois, intentionnellement, le terme c"n, « vouer à l'anathème», veut faire allusion au nom propre HQin. « anathème » ; il cherche à expliquer l'éty-
1 Bentt' t>il)H<]u<>, 1900, pp. 282-283.
liichUT, p. 9.
mologie de ce vocable et, sans la mention de Khorma, son explication n'a plus de sens. Il nous paraît donc hasardé de modifier, dans sa teneur générale, le texte des Nombres ; la solution du problème doit être cherchée ailleurs.
Steuernagel1 a proposé une théorie qui ne manque pas d'originalité. En faisant abstraction de Jug. I, 17 qui n'est, selon lui, qu'une variante de Nomb. XXI, 3, il faudrait considérer Jug. I, 16 comme un fragment du récit des Nomb., lequel fragment serait égaré dans un mauvais contexte. En outre, la « ville des Palmiers» ( DHOfin ) ne désignerait pas ici Jéricho, mais la localité de Tamar (infi = le palmier), située au Sud de la Judée ; de cette manière, le dispositif du récit primitif serait le suivant : les Cananéens attaquent Israël (ou plutôt Juda) qui, de Qadès, cherche à pénétrer en Palestine, et ils ont la victoire ; mais, à la suite d'un vœu, Israël bat ses ennemis et appelle une localité du nom de Khorma (= Nomb.
XXI, 1-3) ; puis Qénites et Judéens remontent de Tamar vers le Nord et emportent Arad (= Jug. I, 16). La conquête d'Hébron et de Débir se serait faite à la suite de ces événements.
Au lieu de deux traditions relatives à Khorma, nous n'en aurions ainsi qu'une seule, qui ne connaît pas la conquête de la Palestine par Jéricho, ni par conséquent le grand détour à travers le pays de Moab. Steuernagel pense avoir trouvé dans le texte même de J les éléments d'une tradition d'après laquelle la pénétration d'Israël — ou d'une partie d'Israël — en Canaan s'est opérée exclusivement par le Négeb.
Envisagée du point de vue littéraire, cette hypothèse ne nous paraît pas soutenable. Il est tout à fait arbitraire de supprimer Jug. I, 17, qui est nécessaire à l'intelligence du récit parce qu'il répond au v. 3. En outre, on ne peut faire dire aux textes des Juges autre chose que ce qu'ils disent, à savoir que la conquête — pour autant qu'on puisse parler de conquête — de la Palestine méridionale s'est faite du Nord au Sud ; les données géographiques de l'auteur sont exactes : d'abord le territoire de Juda, puis l'occupation d'Hébron par les Calébites, ensuite la prise d'Arad par les Qénites, et enfin l'établissement de Siméon à Tséphath-Khorma. Enfin, remarquons que l'« ange de Jahvé » réside à Guilgal, non loin de Jéricho, ce qui
1 Die Ei;w'f/nrl(';'wIg., pp. 75-79.
fait supposer que le point de départ de l'expédition est bien la vallée du Jourdain. Ainsi donc la relation des Juges a son caractère propre et on ne saurait la combiner avec celle des Nombres, qui présentent la suite des événements sous un jour tout différent.
Mais si la difficulté ne peut être résolue sur le terrain littéraire, il est permis de chercher une issue ailleurs. Au fond, Steuernagel a raison et son idée maîtresse est juste : il n'y a qu'une seule prise de Khorma et les deux récits qui en parlent se rapportent à un même événement ; prétendre que la localité a été deux fois détruite de fond en comble est contraire à l'intention de l'écrivain biblique. Mais le récit de cette affaire nous est parvenu dans deux versions ; la première — celle des Juges — la rattache au cycle de la conquête de la Palestine par Jéricho ; c'est une entreprise particulière des tribus de Juda, Caleb. Qain et Siméon ; l'auteur n'a pas en vue le peuple dans son ensemble. L'autre tradition — celle des Nombres — en fait un épisode du séjour au désert de Qadès et comme un premier essai d'établissement dans la Palestine. Au lieu de tribus séparées, c'est tout Israël qui est à l'œuvre et qui bénéficie des fruits de l'expédition. — Nous pensons que ces traditions renferment l'une et l'autre des éléments de vérité. Le chap.
1er des Juges (exactement I-II, 5) a surtout une valeur géographique et n'est pas, à notre sens et quoi qu'on en ait dit, un récit de la conquête, parallèle à celui du livre de Josué. Car enfin, quelle est cette « conquête », par laquelle les tribus vont s'établir dans des districts que le sort leur a distribués préalablement (v. 3), comme si l'occupation se ferait sans aucune difficulté et que les chances de la guerre seraient fatalement favorables à Israël ? D'ailleurs, de quels faits d'armes s'agit-il ?
On sait que le texte de ce morceau fourmille d'interpolations, de l'aveu même des critiques les moins suspects d'exagération. 1 Or, parmi les épisodes guerriers, plusieurs sont racontés précisément dans des passages sujets à caution ; ainsi v. 1 (attaque générale), v. 4 (bataille de Bézek), v. 8 (prise de Jérusalem), v. 18 (conquête de Gaza et des villes voisines). Les autres récits de batailles, s'ils sont bien dans leur contexte, 2
1 Lagrange. Le Livre des Juges, pp. 1-25.
2 Le Livre de Josué a aussi une tradition relative à Adoni-Tsédek (chap, X) ; Jug. 1, 11-15 se retrouve textuellement à Josué XV, 16-19.
ne se rapportent pas nécessairement au temps de la conquête proprement dite : aussi l'affaire d'Adoni-Tsédek (v. 6 s.), celle de la prise d'Hébron (v. 10 s.) et même celle de Béthel (vv.
22 ss.). Si nous nous débarrassons des passages interpolés, il reste au fond, dans Juges I, une description sommaire de la situation géographique et politique des tribus israélites après la conquête, c'est-à-dire à l'époque qui précède l'établissement de la royauté. L'auteur nous indique, d'une part, les territoires et villes occupés par les Israélites, d'autre part, ceux qui sont restés au pouvoir des Cananéens. A cet égard, peu de documents bibliques sont aussi précieux que celui-là et nous pouvons l'attribuer à une de nos plus anciennes sources, probablement à la souche primitive du jahviste (J1). En ce qui concerne spécialement la Palestine méridionale, la description nous apprend d'abord quel était le territoire de Juda : v. 9.1 Les fils de Juda descendirent pour combattre les Cananéens qui habitent la montagne, le Négeb et la Chéphéla ; la « montagne » désigne la région des collines qui séparent Jérusalem d'Hébron ; plus au Sud commence le Négeb jusqu'aux environs de Qadès ; la Chéphéla est la plaine qui s'étend du pied des montagnes jusqu'à la Méditerranée. Juda n'occupait pas tous ces territoires ; les vv. 19 et 21 précisent : Jahvé fut avec Juda et il s'empara de la montagne ; mais il ne put chasser 2 les habitants de la vallée parce qu'ils avaient des chars de feu. Et les fils de Juda 3 ne chassèrent pas les Jébusiens qui habitent dans Jérusalem ; et les Jébusiens habitèrent avec les fils de Juda 4 [ ] jusqu'à ce jour. Ainsi la tribu de Juda n'occupait, à l'origine, que la région montagneuse au Sud de Jérusalem et peutêtre une partie du Négeb occidental ; la Chéphéla, la « vallée », restait au pouvoir des Cananéens. — Vient ensuite la mention d'Hébron et de Debir où habitent les Calébites : w. 10-15. On sait où est Hébron ; quant à Debir ou Qiriath-Sepher, on l'a identifié avec le village de ed Dâhariyeh, à l'extrémité méri-
Ce v. n'a pas un caractère rédactionnel, comme le pensent Nowack et La Grange; il n'est pas superflu et n'empiète pas sur les vv. suivants. Il marque une tentative d'occupation, qui n'a réussi qu'en partie. Uni aux vv. 19 et 21, il s'explique sans peine.
2 LXX. Dans le texte : pas chasser. ---- --
1 Dans le texte : Fils de Benjamin. La correction s'appuie sur Josué XV, 63.
qui est évidemment préférable.
* Dans Jérusalem, : glose.
dionale de la région habitée des monts de Juda. — Plus au Sud, l'auteur arrive à Arad (v. 16), occupé par les Qénites ; cette localité est en effet le Tell Arad d'aujourd'hui, à 30 kilomètres au Sud d'Hébron ; là commençait le Négeb des Qénites qui était à l'Est de celui de Juda (cf. 1 Sam. XXVII, 10). —
Enfin Tséphath ou Khorma (v. 17), ville principale des Siméonites ; elle est représentée très probablement par les ruines actuelles de es-Sbaité, à mi-chemin environ entre Beersheba et Aïn-Qedeïs.
La description est sommaire, sans doute, mais suffisante pour nous donner une idée de la situation géographique des tribus méridionales. L'auteur, dans son énumération, va du Nord au Sud et le lien par lequel cette occupation du pays est rattachée à une « conquête » partie de Jéricho est extrêmement lâche ; c'est un élément formel du récit et il n'est guère visible qu'en ce qui concerne les Qénites ; pour les autres, on ne voit pas d'où venaient les envahisseurs et l'auteur ne nous renseigne pas sur ce point. Ce qu'il faut encore souligner, c'est que Tsépath-Khorma n'a pas été « conquis » par tout Israël, mais seulement par les Siméonites, considérés ici comme alliés des Judéens.
Ici intervient le texte Nomb. XXI, 1-3. Il complète celui des Juges sur un point important : les Israélites venaient de Qadès.
La prise de Khorma est leur premier succès sur les Cananéens de la Palestine ; l'occupation de cette région a été définitive.
Mais le récit des Nombres a généralisé ; il attribue à Israël comme peuple entier ce qui, en réalité, n'a été fait que par quelques tribus. Cette tendance à la généralisation est aussi celle du livre de Josué et elle est d'une époque relativement postérieure ; c'est pourquoi il est très possible que le texte des Nombres appartienne à une couche plus jeune du jahviste (J2).
Quoi qu'il en soit, les deux traditions que nous discutons nous fournissent un double renseignement. 1° Du point de vue géographique, la Palestine méridionale était occupée, avant l'époque royale, essentiellement par les tribus de Juda, Caleb, Qaïn et Siméon. Au fond, Jug. I, dans les portions qui nous occupent, ne nous enseigne que cela. 20 Du point de vue historique, ces tribus venaient de Qadès. Poussant vers le Nord, elles s'emparent de Khorma. Nomb. XXI, 1-3, ramené à de justes proportions et en restreignant le sens du mot « Israël ne dit rien de
plus. Mais si nous rapprochons cette donnée de celle de Jug. I, nous croyons pouvoir dire que cette marche en avant des tribus s'est poursuivie et que, de Khorma, la possession du pays s'est étendue plus au Nord.
Osera-t-on tirer de ces faits la conclusion que les Israélites réunis à Qadès ne représentaient pas toute la nation qui plus tard s'appellera « Israël », et que, par conséquent, le séjour en Egypte ne concerne qu'une partie du peuple hébreu ? Ce problème sera touché plus loin. Pour le moment, et en nous attachant à Nomb. XXI, 1-3, nous arrivons au résultat que, dans l'itinéraire de J, Israël passe directement de Qadès en Palestine.
A cette thèse on objectera l'épisode de Balaam, Nomb. XXII, 2-24. La plupart des critiques, depuis Wellhausen, reconnaissent dans ce morceau des éléments jahvistes et comme la scène se passe en Moab, il en résulterait que J connaît une occupation de ce pays par les Israélites venus d'Egypte. Observons toutefois que cette opinion n'est pas partagée par tous les exégètes. Steuernagel, 1 à la suite de Kuenen, attribue toute l'histoire à E avec des compléments de E2. En outre, l'accord entre les critiques n'est pas absolu sur la question de savoir quelles portions appartiendraient à J. On a même cherché à prouver qu'aucun des oracles de Balaam ne peut être attribué à nos grandes sources, mais sont des interpolations très postérieures. 1 Le doute est par conséquent excusable en ce qui concerne l'origine littéraire de cette péricope. Admettons toutefois, pour donner toute sa force à l'objection qu'on pourrait nous faire, que le morceau contient des éléments jahvistes. Sous réserves de modifications de détails, voici quelle serait la trame de ce récit : les Israélites venus d'Egypte ont envahi le territoire de Moab ; ils sont extrêmement nombreux et menacent d'être un fléau pour le pays (XXII, 3a, 4). Après plusieurs tentatives infructueuses, Balaq, roi de Moab, parvint à décider le devin Balaam à venir maudire les envahisseurs (vv. 5ac, 6-7, 11, 17, 18, 21ab). Ici se placerait l'épisode de l'ânesse, qui forme un tout
1 Dans Theologische Sllldien und Kritiken, 1899, pp. 340 ss. Die Einwanderung, p. 72.
- Von Gall. Zusammenselzung und Herkunft da Bilean tperikope. Giessen, 1900.
(vv. 22-35). Balaq et Balaam se rendent à Qirjath-Housoth.
localité d'ailleurs inconnue, mais où il semble que se passera toute la scène subséquente (v. 39). Celle-ci est racontée dans le passage XXIV, 1-19 dont l'unité littéraire est apparemment assez ferme ; mais elle consiste essentiellement dans le fait que Balaam prononce deux « oracles » pour bénir Israël (w. 3-9 et vv. 15-19). Le récit s'arrête là ; nous ignorons ce qu'est devenu le devin et en particulier nous ne savons plus rien des rapports — militaires ou autres — qui durent s'établir entre Balaq et Israël.
II. faut reconnaître que ce récit est bien pauvre si on l'envisage comme document historique sur l'époque mosaïque ; l'intérêt réside tout entier dans les oracles eux-mêmes, qui sont comme des chants de triomphe en l'honneur d'Israël. Une simple lecture de ces pièces montre qu'elles ont été écrites dans un temps prospère de l'histoire du peuple. Faut-il voir dans XXIV, 7, 17 des allusions à David et à ses victoires sur Moab et Edom ? Peut-être, mais d'autres rois israélites ont combattu ces deux nations et les ont durement traitées (2 Rois III, 21 ss. ;
VIII, 20-21 ; XIV, 7). Quoi qu'il en soit, ces textes nous ramènent à une époque très postérieure à celle de Moïse. Mais le narrateur biblique a créé à ces pièces de poésies un milieu spécial, un cadre magnifique qui en fait ressortir toute la signification et leur donne la valeur de prophéties. Le poète parlait des tentes d'Israël (v. 5), de la sortie d'Egypte (v. 8), du roi amalécite Agag (v. 7), de victoires diverses sur les peuples voisins de la Palestine méridionale ; ces données concordent avec la situation d'Israël dans le désert lorsqu'il était en marche vers Canaan ; elles servent à l'écrivain à fournir un cadre historique approprié aux fragments de poème qu'il nous transmet.
Nous avons ainsi à faire à une construction littéraire, à une mise en scène artistique, et cette fiction, qui ne manque pas de grandeur et d'à-propos, a trouvé sa place toute naturelle dans la partie des Nombres où le Rédacteur accumule tous ses renseignements sur les exploits d'Israël avant l'entrée en Canaan.
Nous ne pouvons donc considérer ce récit comme un témoignage suffisant pour établir le fait d'une conquête de la Moabitide par Israël à l'époque mosaïque. S'il est de J, il ne peut appartenir qu'à une souche relativement jeune de ce document : la donnée de Nomb. XXI, 1-3 par laquelle Israël est entré en
Palestine par le Négeb, exclut celle de l'épisode de Balaam qui ferait passer le peuple par le pays de Moab. On remarquera en outre que, dans la tradition jahviste, il n'est pas question d'un refus d'Edom aux Israélites de traverser son territoire. 1
L'itinéraire de E.
Les Israélites ne peuvent pénétrer en Palestine par le Sud : ils sont battus à Khorma, Nomb. XIV, 39 ss. A ce texte doit être rattaché XX, 14-21. Revenu à Qadès après la défaite, Moïse décide de traverser le pays des Edomites pour pouvoir entrer en Canaan par le territoire de Moab. Mais Edom s'oppose au passage du peuple et repousse la demande de Moïse. On voit par ce récit que l'habitat d'Edom ne peut être que l'ancien pays de Séir, contigu à la région de Qadès, et non celui du Schéra qui pouvait parfaitement être évité. On se résout donc